LA
GRAMMAIRE DU PURISME
ET
L'ACADÉMIE FRANÇAISE
AU XVIII" SIÈCLE
%
LA
GRAMMAIRE DU PURISME
ET
L'ACADÉMIE FRANÇAISE
AU XVIir SIÈCLE
INTRODUCTION A L ETUDE
DES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX d'aUTÈURS CLASSIQUES
THÈSE DE DOCTORAT D'UNIVERSITÉ
PRÉSENTÉE A LA FACULTÉ DES LETTRES t)E L'UNIVERSITÉ DE PARIS
PAK
Alexis FRANÇOIS
Licencié es lettres
Ancien élève titulaire de l'École des Hautes Études
PARIS
SOCIÉTÉ NOUVELLE DE LIBRAIRIE ET D'ÉDITION
(Librairie Georges Bellais)
17, IlUE CUJAS, V«
1905
?6
105-J
^7
A LA MÉMOIRE DE MON PERE
A Messieurs
Ferdinand BRUNOT
Professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Paris
et
Bernard BOUVIER
Professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Genève
Hommage reconnaissant.
PREFACE
Le présent travail est une contribution à l'histoire de
la langue française. Au moment où nous l'avons entrepris,
il n existait pas encore d'autre étude sur la période qui
va nous occuper, que le Voltaire grammairien de M. L.
Verniet, qui commence à vieillir un peu après avoir rendu
dés services, et la belle esquisse de M. Ferdinand Brunot
dans son Histoire de la langue française. Encouragé par
ce maître, nous avons pensé qu'il était temps d examiner de
plus près cette époque de la langue et, suivant un procédé
qui lui est familier, de commencer par faire plus ample
connaissance avec les œuvres et les théories des gram-
mairiens.
Depuis lors a paru l'important ouvrage de M. F. Gohin,
Les transformations de la langue française pendant la
deuxième moitié du dix-huitième siècle, qui nous a permis
de fixer avec plus de précision les limita du nôtre. En
effet, tandis que M. Gohin s'applique surtout à montrer
Vojngine et les progrès du mouvement émancipafeur de la
langue, nous nous sommes attaché à mettre en lumière
les efforts de la réaction. Question de succès réservée, nous
pensons que ces deux entreprises sont destinées à se complé-
ter lune l'autre, en corrigeant l'impression trop exclusive
qui pourrait se dégager de chacune d'elles. Ilj^a, au dix-
X PRÉFACE
huitième siècle, des conservatears et des révolutionnaires de
la langue. Il arrive même que les deux tendances se con-
trarient dans un seul individu. Nous nous proposons de
faire mieux connaître, s'il est possible, la tendance conser-
vatrice ; mais nous prions en même temps qu'on ne perde
pas de vue sa concurrente. De cette manière seulement on
pourra se faire une idée e.xacte du mouvement grammatical
à cette époque.
Comme son titre l'indique, le présent travail n'est d'ail-
leurs qu'une introduction. Il sera suivi d'un autre qui
consistera dans un dépouillement méthodique de tous les
commentaires de l'Académie française qui nous sont par-
venus, et notamment du plus considérable d'entre eux, les
Remarques sur le (( Quinte-Curce » de Vaugelas. Nous inau-
gurerons de la sorte l'étude détaillée des ouvrages de ce
genre qui méritent de retenir l'attention des historiens de la
langue.
Qu'il nous soit permis à ce propos de remercier M. Gas-
ton Boissier, secrétaire perpétuel de V Académie française,
dont l'obligeance, jointe à celle de Gaston Paris, le maître
que nous pleurons, nous a ouvert l'accès des archives de
V Académie française. Les lumières de M. Rébelliau, le
savant bibliothécaire de l'Institut, nous ont été précieuses
pour mettre à profit ce trésor malheureusement fort mal-
traité par la Révolution. Enfin, puisqu'il sied à un débu-
tant de reconnaître les services de ceux qui ont veillé sur ses
débuts, nous ne pouvons omettre d'exprimer toute notre
reconnaissance à M. Ferdinand Brunot, professeur à la
Sorbonne, pour la sollicitude qu'il a bien voulu témoigner à
ce travail, ainsi qu'aux professeurs de l'Ecole des Hautes
Etudes et de la Faculté des Lettres de l'Université de
Genève qui ont guidé les premiers pas de l'auteur dans la
carrière.
Paris, novembre igo4-
BIBLIOGRAPHIE
DES PRINCIPAUX OUVRAGES CITÉS OU CONSULTÉS
N. B. — L'Essai d'une bibliographie ralsonnée de V Académie
française de René Kerviler, Paris, 1877, in-S" (extrait du Polybi-
blion, années 1875 à 1877), nous dispense d'énumérer les travaux
concernant l'histoire de l'Académie imprimés jusqu'à cette date.
On trouvera la liste des grammaires françaises publiées au dix-
huitième siècle dans l'ouvrage de M. E. Stengel, Chronologisches
Verzeichnis franzôsischer Grammatiken vom Ende des i4- bis
zum Ausgange des 18. Jahrhunderts, Oppeln, 1890, in-8». Nous
renvoyons aux Appendices la bibliographie complète des com-
mentaires grammaticaux d'auteurs classiques.
Académie française. — Les registres de l'Académie
française (1672-1793), Paris, Didot, 1895, 3 vol. in-8" (i).
Id. — Dictionnaire de r Académie française, v^ édition
1694, 2^ édition 1718, 3" édition 1740, 4^ édition 1762.
Alembeuï (d'). — Œuvres complètes, Paris, Belin, 1822,
5 vol. in-80.
(i) Cf. l'analyse raisonnée de M. E. Buisson, Les Registres
de V Académie française, LaChapelle-Montligeon, 1900, brochure
in-S» (extrait de La Quinzaine).
Xll BIBLIOGRAPHIE
AssE (Eugène). — L'Académie française, Paris, s. d.,
in-S».
Brunel (Lucien). — Les philosophes et l'Académie
française au dix-huitième siècle, Paris, i884, in-8o.
Brunetière (Ferdinand). — Académie française {aviicle
de la Grande Encj^ dopé die).
Brunoï (Ferdinand), — Histoire de la langue française
(dans VHistoire de la langue et de la littérature françaises
de Petit de JuUeville).
GoNDiLLAc. — Coûtas d'étude pour l'instruction du^pinnce
de Parme, Parme, 1775, i3 vol. in-80.
Dangea.u (L'abbé de). — Essais de grammaire, publiés
sur l'édition originale et selon l'orthographe de l'auteur par
les soins de B. JuWen, Paris, L. Hachette, 1849, in- 12.
Desfonïaines (L'abbé). — Le Nouvelliste du Parnasse
ou Réflexions sur les ouvrages nouveaux, Paris, Chaubert,
1731-1732, 3 vol. in-i2 et une livraison détachée.
Id. — Observations sur les écrits modernes, Paris, Chau-
bert, 1735-1743, 34 vol. in-i2.
II). — Jugemens sur quelques ouvrages nouveaux, Avi-
gnon, P. Girou, 1744 17461 II vol. in-i2 (i).
Diderot (D,). — Œuvres complètes revues sur les éditions
originales, édit. Assézat et Tourneux, Paris, 1875-1877,
20 vol. in-8°.
Diderot et d'Alembert. — Encj'clopédie ou Diction-
naire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris,
1751-1772, 28 vol. in-fo (2).
(1) Sur ces trois publications de l'abbé Desfontaines et leur
contenu, cf. L'Esprit de Vabbé Desfontaines (par l'abbé de la
Porle), Londres et Paris, 1707, 4 vol. in-i2.
(2) Jusqu'à la lettre F, le collaborateur grammatical de VEn-
cyclopédie est Duinarsais qui signe (F). A partir du tome Vil, il
est remplacé par Douchet et Beauzée qui signent (E. R. M.). Les
arlicles de ces trois grammairiens ont été recueillis par Marmontel
BIBLIOGRAPHIE Xill
DuGLOs. — Œuvres, édit. Auger, Paris, Janet et Cotelle,
1820-1821, 9 vol. in-S».
FÉRAUD (L'abbé). — Dictionnaire grammatical de la
langue française, Avignon, Girard, 1761, in-S» (i).
Id. — Dictionnaire critique de la langue française, Mar-
seille, Mossy, lySy-i^^SS, 3 vol. in-4<'.
Fréron et DE LA Porte. — Lettres sur quelques écrits
de ce tems, Genève (et Londres), 1749-1754, i3 vol. in-12.
Fréron (J.). — L'Année littéraire, Amsterdam (Paris),
1 754-1790, 8 vol. in-ia par an.
GoHiN (F.). — Les transformations de la langue fran-
çaise pendant la deuxième moitié du dix-huitième siècle,
Paris, Belin, 1908, ui-S°.
GoujET (L'abbé). — Bibliothèque françoise ou Histoire
de la littérature françoise, Paris, Mariette et Guérin, 1740
et suiv., 18 vol. in-i'i.
Granet (L'abbé). — Réflexions sur les ouvrages de litté-
rature, Paris, Briasson, 1738-1739, 10 vol. in-12.
Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc. — Correspon-
dance littéraire, philosophique et critique revue sur les
textes originaux... par Maurice Tourneux, Paris, 1877-
1882, 16 vol. in-8« (2).
GUYOT, ChAMFORT, DUCHEMIN, DE LA ChESNAYE, CtC.
Le grand vocabulaire françois, Paris, Panckouke, 1767-
1774, 3o vol. in-40.
dans les trois tomes en six parties de ï Enejyc lapé die méthodique
de Panckouke consacrés à la rubrique Grammaire et littérature,
qui furent également publiés à part sous le titre de Diction-
naire de grammaire et de littérature, Liège, 1789, 3 vol. in-4°.
(i) Le môme, nouvelle édition, Paris, Vincent, 1768, 2 vol. in-S*.
(2) Dans la suite de ce travail, nous ne mentionnons que le
nom de Grimm. On sait toutefois que Diderot prit une part
importante à la rédaction de la Correspondance et qu'Henii
Meister en a recueilli définitivement l'héritage à partir de 1775.
XIV BIBLIOGRAPHIE
Journal des Savants, in-4° (i)-
La Harpe. — Œuvres, édit. Saint-Surin, Paris, Verdière,
1 820-1 821, 16 vol. in-80.
Marmontel. — Œuvres complètes, édit. Saint-Surin,
Paris, Verdière, 1818-1819, 18 vol. in-8''.
Mémoires deTrévoux, in-12, 1701-1767 (avec leurs suites,
le Journal des Beaux-Arts et des Sciences, 1768-1774» et le
Journal des Sciences et des Beaux-Arts, 1776-1783) (2).
Olivet (L'abbé d'). — Opuscules sur la langue fran-
çoise par divers académiciens, Paris, B. Brunet, 1764, in-12.
Id. — Bemarques sur la langue françoise, Paris, Bar-
bou, 1767, in-12.
Prévost (L'abbé) et Lefèvre de Saint-Marc. — Le Pour
et Contre, 1733-1740, 20 vol. in-80.
Racine (Louis). — Œuvres complètes, Paris, Le Normant,
1808, 6 vol. in-8^
Id. — Correspondance littéraire inédite avec René
Chevqxe, de Nantes, de ip4^ à l'jô'j..., publiée par
M. Dugast-Matifeux, Paris et Nantes, i858, in-80.
Id. — Lettres inédites de Jean et de Louis Racine...,
publiées par leur petit-fils, l'abbé Adrien de la Roque,
Paris, 1862, in-8'\
RoLLiN (G.). — De la manière d'enseigner et d'étudier
les Belles-Lettres par rapport à Vesprit et au cœur, Paris,
V^^ Estienne, 1740, 2 vol. in-4°.
Rousseau (J.-B.) — Œuvres, Paris, 1818, 4 vol. in-80.
Id . — Œuvres choisies . . . suivies de sa correspondance
inédite avec l'abbé d'Olivet, Paris, Didot, 1818, 2 vol. in-8".
(i) Table analytique des 86 premières années (jusqu'en i^ôo)
par l'abbé de Claustre, 10 vol. in-4'' .
(2) Table méthodique des années 1701-17^5, par le P. Sommer-
vogel, Paris, i864-i865, 3 vol. in-12.
bîbliogbaphT
Rousseau (P.). — Journal encyclopédique par une société
de gens de lettres^ Liège, i^^Sô-i^Sg, et Bouillon, 1760-1793,
8 vol. in-i2 par an, contenant chacun trois parties, en tout
288 vol.
Thomas (A.-L.). — Œuvres complètes, Paris, Verdière,
1825, 6 vol. in-80.
Thurot (Charles). — De la prononciation française
depuis le commencement du XV P siècle^ d'après les témoi-
gnages des grammairiens, Paris, i88i-i883, 2 vol. in-8°.
Vauvenargues. — Œuvres, édit. Gilbert, Paris, Fume,
1867, 2 vol. in-8''.
Vernier (Léon), — Étude sur Voltaire grammairien et
la grammaire au XVIII^ siècle, Paris, Hachette, 1888, in-8°.
Voltaire. — Œuvres complètes, édit. Moland, Paris,
Garnier, 1877-1883, 5o vol. in-80 (i).
L Id. — Connaissance des bautez et des défauts de la
poésie et de Véloquence dans la langue française, à
Vusage des Jeunes gens et des étrangers, Londres, aux
dépens de la Société, 1749! in-12 (2).
•
(i) Cf. G. Bengesco, Voltaire, bibliographie de ses œuvres,
aris, Perrin, 1882-1890, 4 vol. in-S".
(2) Il nous paraît aussi difficile qu'à M. Vernier (Voltaire
grammairien, p. S/J, n. 3) de ne pas admettre, contre l'avis de
M. Bengesco (Bibliographie, II, p. 5i et IV, p. 336), que Voltaire
est le père de cet ouvrage. Ce sont ses idées ; c'est son style ;
c'est jusqu'à son orthographe. S'il ne l'a pas écrit, il l'a dicté ; s'il
ne l'a pas dicté, il l'a inspiré : en tout cas le livre lui a passé sous
les yeux avant d'arriver chez l'imprimeur et il y a mis son
empreinte. Quelle que soit celle de ces solutions qu'on adopte,
on aboutit toujours à Voltaire.
INTRODUCTION
L ACADEMIE FRANÇAISE
"TRIBUNAL DE LA GRAMMAIRE DU DIX-HUITIEME SIECLE.
Les grammairiens du dix-septième siècle s'étaient donné
pour tâche d'organiser et — dans la mesure du possible — de
fixer la langue française. A ce premier travail un autre vint
s'ajouter plus tard. Sur les traces des savants de Port-
Royal, ils se mirent à creuser, comme ils disaient, les fonde-
ments de la grammaire et à dégager de la masse de ses
principes particuliers les principes communs à toutes les
langues. Cette entreprise, connue sous le nom de grammaire
philosophique ou générale, a eu la brillante fortune que l'on
sait. Mais elle ne fit pas abandonner la première. Les gram-
mairiens continuèrent à les mener de front l'une et l'autre,
d'abord au dix-septième, puis au dix-huitième siècle. Notre
intention est précisément d'examiner la destinée de l'œuvre
du purisme, distinguée de celle des philosophes, au cours
de cette seconde période, — entreprise téméraire, si l'on
envisage l'étendue du domaine qu'il nous faut ainsi parcourir
et le chaos d'ouvrages de toute espèce qui l'encombre.
Comme nous ne pouvons songer à embrasser d'un coup
d'œil un espace de temps aussi considérable, notre premier
soin doit être de chercher à simplifier les termes du pro-
F.
2 INTRODUCTION
blême et de nous procurer, si possible, un guide sûr et une
orientation convenable en partant pour ce grand voyage
d'exploration .
Le dix-septième siècle avait produit surtout deux sortes
d'ouvrages sur la langue :des dictionnaires et des remarques
détachées sur le vocabulaire, la grammaire et le style. Au
moment où nous abordons l'histoire des grammairiens puris-
tes, il semble que leur œuvre de lexicographes soit achevée.
Il ne reste plus qu'à l'enti'etenir et à préserver de l'usure du
temps les importants travaux d'un Furetière, d'un Richelet
et de l'Académie. C'est ce qui fut fait. Au contraire, en ce
qui concerne la grammaire proprement dite et en particu-
lier la syntaxe, l'œuvre n'a pas revêtu une forme complète
et quasi-définitive. Le système des remarques détachées
avait pu contenter un Vaugelas, un Ménage, un Bouhours,
un Andry de Boisregard. Mais à mesure que ces remarques
se multiplient, à mesure que les grammairiens sont gagnés
par l'esprit de système, le besoin se fait sentir davantage
d'un livre où tous ces recueils, envisagés dès lors comme
autant d'études préliminaires, seraient fondus et coordon-
nés dans un ouvrage d'ensemble.
Aumomentoùil commence, le dix-huitième siècle est fort
absorbé par la préparation de cet ouvrage, soit un traité de
grammaire française, indispensable complément des grands
dictionnaires publiés à la fin du dix-septième. Ce travail ne
l'a pas retenu jusqu'au bout ; mais il n'en constitue pas moins
le trait d'union nécessaire entre ces deux grandes périodes
de l'histoire du purisme. Au début de la seconde, presque
tout l'effort des grammairiens se concentre sur lui. La ques-
tion que nous nous posion* tout à l'heure — comment les
grammairiens du dix-huitième siècle ont-ils complété l'œuvre
de leurs devanciers ? — peut donc être ramenée à celle-
ci : Qu'est il résulté au dix-huitième siècle du projet de
grammaire française qui devait couronner l'entreprise du
INTRODUCTION ô
purisme? Ainsi posé, semble-t-il, le problème est plus facile
à résoudre. De plus il nous met d'emblée en possession du
pilote dont nous avons besoin pour nous diriger dans notre
travail.
Entre tous ceux que ce traité de grammaire préoccupe en
effet, l'Académie française est au premier rang. L'ouvrage
est prévu par ses statuts qui lui font un devoir de l'entrepren-
dre ; pour tout dire, le programme dont nous venons de
retracer les grandes lignes, c'est le sien, tel qu'il est arrêté
depuis l'époque de sa fondation. Elle en a exécuté une partie
avec son Dictionnaire ; il lui reste à le compléter par une
grammaire qu'elle s'est de tout temps proposée d'offrir au
public. Nous ne pouvons donc choisir un meilleur guide,
surtout si nous considérons que nous nous trouvons en pré-
sence de l'incarnation officielle du purisme dans ce qu'il a
de durable et de continu à travers deux siècles. Comment il
faut entendre ce rôle que nous confions à l'Académie, aussi
bien pour la commodité de notre travail que pour nous
conformer à la réalité des faits, c'est ce que nous allons
commencer par exposer en quelques mots.
Ni ses démêlés avec Furetière,qui ne mirent pourtant pas
toujours les rieurs du côté du droit strict, ni les sarcasmes
qui saluèrent l'apparition du Dictionnaire de 1694, n'avaient
sérieusement compromis le prestige de l'Académie. Au com-
mencement du dix-huitième siècle, son existence est aussi
peu menacée que possible et son autorité va grandissant
ensuite jusqu'au jour où l'organisme disparaît dans la débâcle
générale des institutions de l'ancienne monarchie. Cette soli-
dité à toute épreuve, cette force de résistance d'un pouvoir si
souvent frondé, jamais renversé, s'expliquent par de bonnes
4 INTRODUCTION
raisons qui n'ont point échappé aux historiens de l'Académie.
Bornons-nous à rappeler brièvement les principales : le
patronage royal, la réputation des académiciens, enfin l'im-
portance croissante des lettres dans une société qui subit de
plus en plus la dictature de l'opinion.
Du moment où le roi revêt la charge de protecteur
devenue vacante par la mort du chancelier Séguier (1672),
l'Académie est définitivement classée parmi les grands corps
de l'Etat et les académiciens peuvent se croire l'une des frac-
tions importantes de ce monde en miniature qu'est la cour
de Versailles. L'espèce de culte qu'ils rendent par la suite au
roi Soleil et qu'on a taxé d'exagération faute de le compren-
dre, peut passer pour un juste tribut de reconnaissance payé
à la mémoire de celui qui, au propre et au figuré, remplaça
par des fauteuils les banquettes où s'asseyaient primitive-
ment les académiciens. Après Louis XIV, ses successeurs
continuent à garantir les privilèges de l'Académie et à les
accroître au besoin ; ils l'associent à la vie de cour, lui ren-
dent visite quelquefois, comme Louis XV dans sa jeunesse,
et ne manquent pas de se faire haranguer par elle dès qu'un
événement heureux ou malheureux survient dans la famille
royale. Sous l'ancien régime, de pareilles attentions ont leur
éloquence sur laquelle il est inutile d'insister.
Officiellement protégée par le roi, l'Académie l'est d'une
autre manière par ses propres membres. Petit à petit ses
portes se sont ouvertes toutes grandes aux meilleurs écri-
vains du siècle de Louis XIV. Leur gloire, en se confondant
avec la sienne, a rayonné autour d'elle. La tradition se main-
tient au dix-huitième siècle ; l'Académie y puise un prestige
que l'entrée en scène des Encyclopédistes porte à son comble.
Pour quelques absents de marque, combien d'illustres partici-
pants à cette assemblée de l'élite intellectuelle du royaume !
Un corps dont la réputation se fondait ainsi sur celle des
premiers écrivains de la France, semblait tout désigné pour
INTRODUCTION 5
assumer la direction de la république des lettres à l'aurore
de son émancipation.
Ce changement est sensible, comme on sait, surtout à
partir des premières années du dix-huitième siècle. Il con-
corde avec l'établissement dn règne de l'opinion ; la littéra-
ture, porte-parole naturel du nouveau souverain, passe alors
au premier rang des puissances avec lesquelles il faut comp-
ter. On ne lui avait longtemps reconnu d'autre droit que
celui de plaire ; désormais, elle aura ceux d'instruire et de
gouverner. Sa fonction d'art s'élargit et embrasse la direc-
tion générale des idées. Aux yeux du public français comme
des étrangers, l'Académie personnifie cette activité nouvelle
qui rehausse sa dignité et qui lui permettra plus tard de
revendiquer, par la plume de l'abbé Morellet, sa part du
rôle joué par les écrivains dans l'émancipation du peuple.
Ainsi se justifie, par des considérations d'ordre général, le
maintien d'une autorité qu'on rencontre étalée au premier
plan dans les correspondances, les mémoires et les journaux
du temps et à laquelle il n'a même pas manqué le tribut
indispensable payé par la satire à toutes les puissances éta-
blies. Les portes de l'Académie sont assiégées sans cesse
par une foule de grands seigneurs et de gens de let-
tres : preuve que le titre d'académicien sert de passe-port
dans le monde et qu'il consacre les réputations littéraires.
Mme Dacier guerroyant contre les Modernes, plus tard Vol-
taire s'attaquant à l'ombre de Shakespeare, et, d'une façon
générale, défenseurs et adversaires de l'Encyclopédie s'effor-
cent d'accaparer le patronage de la compagnie : on mesure
ainsi l'importance du secours qu'elle est en état de fournir
à ceux qu'elle protège. Enfin l'on comprend que ce prestige
évoqué dans les occasions les plus diverses, loin de nuire à
la fonction particulière de l'Académie, la surveillance de la
langue, l'a au contraire grandement facilitée.
Aussi bien, à cet égard non plus, rien n*est-il changé au
6 INTRODUCTION
dix-huitième siècle, sinon dans un sens favorable à la confir-
mation de l'autorité grammaticale de l'Académie française.
On n'aura pas trop de peine à en fournir la preuve, en s' at-
tachant d'abord aux raisons particulières de cette autorité
pour aborder ensuite les divers ordres de témoignages qui
nous renseignent sur son compte.
En premier lieu, il apparaît alors évident que les fonda-
teurs de l'Académie n'ont pas perdu leur temps. « L'Acadé-
mie française, dit Voltaire, a rendu de grands services à la
langue (i). )) Cette opinion est exprimée non seulement par
les orateurs académiques intéressés à la propager, mais
d'une façon générale par tous ceux que la destinée de la
langue française préoccupe (2). La reine, recevant un jour
les compliments du directeur, n'oublie pas de lui répondre
que « les ouvrages de l'Académie ont rendu la langue
française celle de toutes les cours de l'Europe )) (3). Peu
importe que ces services aient été rendus par les académi-
ciens en corps ou séparément : le mérite des individus
i^ejaillit sur l'ensemble. Il suffît qu'en retraçant l'histoire des
progrès de la langue, il soit pour ainsi dire impossible de
passer sous silence le rôle de l'Académie (4). On n'est pas
(i) Dictionnaire philosophique, art. Académie (O. XVII, p. 52).
(2) « Ce sont les soins et les travaux de cette illustre compa-
gnie qui ont amené notre langue au degré de politesse et de per-
fection où elle est maintenant parvenue ». Grévier, Rhétorique
française, 1770, II, p. 26. Féraud également reconnaît « les services
si importants qu'elle (l'Académie) a rendus et qu'elle rend encore
aux lètres et à la langue ». {Dictionnaire critique, I, p. m.)
(3) Registres, 5 juin 1774-
(4) Voyez le Siècle de Louis XIV de Voltaire, chap. XXXII
(O. XIV, p. 541), ou son Dictionnaire philosophique, art Français
(O. XIX, p. 184). Voyez encore le Discours pj-ononcé dans V Aca-
démie de Soissons sur les progrès de la langue française et envoyé
en lyio à V Académie française suivant la coutume, dans le
INTRODUCTION 7
loin de faire coïncider l'origine de ces progrès avec sa fon-
dation. Des propos tels que celui-ci ne sont pas rares et
méritent d'être pris en considération : « Nul style, nul goût
dans la plupart des auteurs qui sont venus avant l'Aca-
démie (i). »
Cette croyance en l'efticacité de l'entreprise académique
n'est pas seulement répandue en France : elle a des adeptes
au-delà des frontières. Le témoignage de Sprat, l'historien
de la Société royale de Londres, déjà un peu ancien (2), est
renouvelé à soixante-sept ans de distance par le traducteur
anglais Lockman (3). Voici qui parle encore plus haut : il se
Recueil de plusieurs pièces d'éloquence..., Paris, J.-B. Geignard,
1711, in-i2, p. i65 (« Cette perfection [de notre langue] qui fut
l'objet que se proposa le Cardinal de Richelieu dans l'établisse-
ment de l'Académie françoise, ne fut pas longtemps sans être
atteinte par les grands hommes dont cette compagnie illustre
s'est vue successivement composée »), et le Discours prélimi-
naire au Monde primitif de Court de Gébelin, V, p. lxvii :
« Cette Académie, l'élite de la Cour et des gens de lettres,
ramena tous les écrivains à un centre commun, maintint l'unité
dans le langage, conserva le bon goût, etc. ».
(i) D'Olivet, Discours sur Véloquence, prononcé à l'Académie
le 25 août 1735 (en tête de la traduction des Gatilinaires, 2™« édit.,
i:36, p. 16).
(2) The History qfthe Royal-Society of London for the impro-
ving of natural knowledge, by Tho. Sprat, London, 1667, in-4%
first part, sect. XIX (Modem Académies for Language), p. 39.
Le passage est reproduit de la manière suivante d'après la tra-
duction de Genève, 1669, à la suite des éditions de V Histoire de
V Académie de Pellisson : « Mais celle qui a excellé par dessus
toutes les autres et s'est le plus longtemps conservée impoUuë
des corruptions du language, c'est l'Académie françoise de
Paris, etc. ».
(3) Parlant de la réception de La Fontaine à l'Académie, dans
la Vie du poète qui précède sa traduction d'Amour et Psyché,'
8 INTRODUCTION
trouve un Swift (i) et un Frédéric le Grand (2) pour regretter
qu'il n'existe pas dans leurs langues un régulateur analogue,
sinon tout à fait identique.
Mais plus que par ses services passés, l'Académie
s'impose par ceux qu'elle parait en état de rendre à l'avenir.
Son institution répond en effet à un véritable besoin qui a sa
source dans l'idée qu'on se fait communément alors de ce
qui est avantageux pour une langue. Que rien n'y soit laissé
au hasard, mais au contraire que tout y soit réglé, pour le
Londres, Chapelle, 1734, Locknian dit entre autres choses « qu'on
ne peut disconvenir que cet établissement [l'Académie] n'ait
apporté de grands avantages à toute l'Europe sçavante, qu'elle
n'ait été amusée ou instruite par les excellens ouvrages que les
académiciens françois ont composés ou traduits en leur langue
et que, s'ils ont quelquefois été l'objet de la satyre de certains
écrivains, on peut avec justice leur appliquer le proverbe anglois
qui dit qne ceux qui sont dehors se moquent de ceux qui sont
dedans ». (Journal des savants, 174^, p- 16).
(i) A Proposai for correcting, improving and ascertaining
the Englich Tongue. . ., by Jonathan Swift, D.D., London, 1712,
in-8» (reproduit au t. IX des œuvres de Swift, édit. W. Scott,
1824, pp. 187 159). On y lit entre autres choses (p. i5i), à propos
de l'assemblée que Swift veut charger de réformer la langue
anglaise : « The persons who are to undertake this work,
will hâve the example of Ihe French before them, to imitate
where thèse hâve proceeded right, and to avoid their mislakes ».
Cf. sur ce projet les Lettres philosophiques de Voltaire, XXIV,
(O. XXII, p. i83) et les Mélanges de Morellet, 1818, I, p. 207.
(2) « 11 y a cependant une difficulté qui empêchera toujours
que nous ayons de bons livres en notre langue : elle consiste
en ce qu'on n'a pas fixé l'usage des mots; et, comme l'Allemagne
est partagée entre une infinité de souverains^ il n'y aura jamais
moyen de les faire consentir à se soumettre aux décisions d'une
académie ». Lettre du prince royal de Prusse à Voltaire, 6 juil-
let 1787, dans les Œuvres de Voltaire, XXXIV, p. 291.
INTRODUCTION 9
plus grand bien de ceux qui s'en servent, d'après un usage
général, définitif, auquel nul n'a le droit de substituer sa
propre fantaisie. Evidemment pareil résultat ne peut être
atteint qu'à une condition, c'est qu'un pouvoir souverain
fixe cet usage, ou, si l'on préfère, sanctionne ses arrêts.
L'universalité du français, cette langue soumise j)ar les
puristes de la génération précédente à une réglementation
aussi étroite que possible, n'est pas pour porter la moindre
atteinte à une semblable conception, au contraire. N'est-ce
pas depuis que l'autoritç grammaticale veille sur elle, qu'elle
s'impose à l'Europe entière comme un instrument d'une
perfection et d'une commodité sans égales ? A plus forte
raison, la môme autorité doit-elle veiller pour l'empêcher de
retourner à son état primitif caractérisé par le désordre et
l'arbitraire. « Puisse ce corps illustre, s'écrie Court de Gébe-
lin parlant de la situation privilégiée de l'Académie, se main-
tenir avec la même gloire et avec le même succès : ce sera
une digue contre les vices qui feraient déchoir insensible-
ment la langue française » (i). N'est-il pas naturel que le
principe d'autorité sur quoi se fonde toute la grammaire à
cette époque, profite en premier lieu à l'Académie et que
celle-ci retire le principal bénéfice d'un état de choses qu'elle
a contribué plus que personne à établir ? De là les appels
fréquents qui lui sont adressés par tous ceux, professionnels
ou amateurs, qui travaillent dans le champ de la grammaire.
On ne saurait trop regretter que la disparition des
archives de l'ancienne Académie nous ait privés du témoi-
gnage précieux de sa correspondance grammaticale. Ce
qu'on en peut recueillir ici et là suffit toutefois à prouver
que depuis le temps où Naudé et le P. Bouhours consultaient
la compagnie sur leurs doutes, l'usage de lui soumettre ses
(i) Monde primitif, V, p. lxvii.
10 INTRODUCTION
scrupules grammaticaux ne s'est jamais perdu (i). En dehors
de ces consultations, on relève assez fréquemment dans les
ouvrages spéciaux des marques non équivoques de la con-
fiance qu'elle inspire. Tantôt il s'agit d'une réforme de
l'orthographe qu'on la croit seule capable de faire aboutir (2) ;
tantôt on souhaite qu'elle fixe définitivement soit la pronon-
ciation (3), soit la valeur prosodique des syllabes (4). La
publication d'auteurs classiques accompagnés de notes ne
paraît pas pouvoir se passer de son concours (5). Celui-ci
(i) Les Registres ne nous fournissent qu'un seul rensei-
gnement à ce sujet (10 janvier 1729). 11 s'agit d'une question
posée par le duc de Richelieu au nom du roi qui demande à
l'Académie si le mot quidam a un féminin. C'est à cette lettre
et à une lettre de Hardion mentionnée par les Registres (2 jan-
vier 1738) que Duclos fait probablement allusion dans son
Histoire de V Académie (O. VIII, p. 38i) lorsqu'il dit : « Il y a
même des exemples de l'honneur que le roi a fait à l'Académie
de la consulter et où il a daigné concourir à la décision ». Le
même Duclos examine dans ses Remarques sur la Grammaire
de Port-Royal (O.VIII, p. 98) une question (touchant l'emploi du
pronom personnel) « sur laquelle l'Académie a souvent été con-
sultée ». Cf. encore les lettres reproduites à l'Appendice I, qui
appartiennent toutes à une époque relativement récente.
(2) Abbé de Saint-Pierre, Second Discours sur les travaux
de l'Académie, édit. de 17 17, p 69.
(3) Abbé Bouchot, Traité des deux imperfections de la langue
française (d'après le compte-rendu de l'Année littéraire, 1759,
IV,, p. 71).
(4) Domergue, Journal de la langue française, i5 mai 1785,
p. 63i, et Féraud, Dictionnaire critique, H. p. vu.
(5) Voltaire, Lettres philosophiques, XXIV (O. XXII, p. i86).
— jy \(^divq,Observations sur Boileau, p. 212. — Court de Gébelin,
Monde primitif, V, p. Lxvii. — Observations sur la littérature
à Monsieur*** (Sabalier de Castre), Amsterdam et Paris, 1774»
in-S", p. 244.
INTRODUCTION II
lui demande un traité élémentaire du style (i) ; celui-là
attend d'elle une solution radicale du grave problème de
l'accord des participes (2) ; cet autre la prie d'enrichir la
langue française des « titres restrictifs » qui lui manquent (3).
Fénelon ne voulait-il pas lui confier la mission de fabriquer
des mots nouveaux (4) ? Toutes les idées nouvelles, toutes
les imaginations saugrenues des soi-disant législateurs du
langage confluent vers elle comme les ruisseaux vers la
mer. 11 arrive même qu'au lieu de s'adresser au corps
tout entier, on se réfère à quelqu'un de ses membres, comme
s'il s'agissait d'une autorité transmissible. Le Pour et Contre
nous a laissé le récit d'un pari considérable engagé à pro-
pos de l'éternel problème de l'accord du participe et dans
lequel un académicien fut choisi comme arbitre (5).
La même autorité rejaillit encore sur les œuvres de l' Aca*
(i) Principes de style ou observations sur Vart d'écrire
recueillies des meilleurs auteurs, Paris, 1779, in-12, p, 7.
(2) Abbé Séguy, Dissertation philosophique sur une difficulté
de la langue française, Paris, 1769, 3o pp. in-12.
(3) Malherbe, La langue française expliquée dans un ordre
nouveau, Paris, 1725, in-S», pp. 24 1-242. L'auteur de cette singulière
proposition trouve en effet que les Français abusent du titre de
Madame « qui devroit être consacré aux personnes du sexe les
plus qualifiées, au lieu qu'on le voit tous les jours dégénérer,
en le taisant passer à de simples bourgeoises et même à des
femmes bien moindres que celles-là ». En conséquence, il exprime
le désir que les « véritables juges » de la langue française, les
académiciens, inventent des termes propres à distinguer les diffé-
rentes conditions.
(4) Lettre à V Académie, édit. Cahen, Paris, Hachette, 1902,
p, 19,— M™« du Deffant qui refuse à l'Académie le droit d'imposer
des sujets pour ses prix, lui reconnaît au moins celui de « traiter
de la grammaire «et d'« enseigner les règles ». (Lettre du 20 sep-
tembre 1769 à Voltaire, dans les Œuvres de celui-ci, XLVI, p. 458).
(5) Pour et contre, X, pp. 116-117.
12 INTRODUCTION
demie, notamment sur son Dictionnaire auquel, malgré ses
imperfections, tout le monde reconnaît un droit de priorité
parmi les ouvrages similaires. C'est le cas du P. Buffier
convenant que « le Dictionnaire de l'Académie française a
une grande prérogative sur les autres quand on le regarde
comme appuyé du suffrage de quarante académiciens distin-
gués par leur mérite et par leur littérature )).(i)- A l'autre
bout du siècle, c'est également le cas du grammairien
Domergue. « Recourez à l'usage, conseille-t-il ; ouvrez les
bons dictionnaires dépositaires de ses lois. Celui de l'Acadé-
mie française doit être le meilleur de tous par les lumières
réunies de nos grands hommes et l'est réellement par l'en-
tente de l'exécution » (2). En quelques mots Restant carac-
térise heureusement les services qu'on en attend ainsi que
de l'assemblée dont il émane : « C'est, dit-il, un guide sûr
que l'on ne peut abandonner sans risque de s'égarer, et il
n'appartient à aucun particulier de vouloir opposer son
autorité à celle d'une illustre compagnie uniquement préoc-
cupée de perfectionner la langue française, d'en écarter
tout ce qui pourrait en corrompre ou en altérer la pureté et
de la soutenir dans cette supériorité qu'elle s'est acquise au-
dessus de toutes les langues de l'Europe (3). » Veut-on sur
le même sujet connaître l'avis d'un homme qu'on n'a jamais
pu confondre avec les flatteurs de l'Académie ? L'abbé Des-
fontaines compare le Dictionnaire au premier méridien des
géographes et des navigateurs : « Il sert à nous fixer, dit-il,
soit pour Torthographe, soit pour la grammaire, parce qu'il
est à propos de convenir de quelque chose et qu'il est néces-
saire d'être uniforme par rapport à ces deux objets, sans
néanmoins aucune servitude (4). » On le voit, même chez
(i) Grammaire, 1709, p. 24.
(2) Grammaire, 1778, p. 61.
("3) Grammaire, 1760, p. xxin.
(4) Obs. écr. mod., XXX, p. 254 (27 octobre 1742).
INTRODUCTION l3
les critiques indépendants, l'argument autoritaire l'emporte
sur toute autre considération. Duelos n'exagère donc pas
lorsqu'il écrit dans sa petite Histoire de V Académie : « Le
Dictionnaire de l'Académie a toujours fait loi dans les ques-
tions qui s'élèvent sur la propriété d'un mot, d'un terme ou
d'une expression (i). » Il aurait pu ajouter « et sur l'ortho-
graphe )), car s'il est un domaine où l'autorité de l'Académie
se fasse sentir au dix-huitième siècle, c'est à coup sûr celui-
là. Sans parler de Restant qui, rééditant le traité du prote
Le Roy, reste fidèle à ses principes de soumission aux règles
posées par l'Académie (2), Louis Racine, par exemple,
qu'il est difficile de ranger parmi les théoriciens exaltés du
despotime grammatical, trouve qu'a il est naturel d'avoir
recours au tribunal établi pour la langue et de se conformer
à l'orthographe du Dictionnaire de V Académie française »,
car, dit-ilç « dans le doute il vaut mieux suivre le sentiment
d'un corps que celui d'un particulier » (3).
Ainsi, quelle que soit la nature de ces divers témoignages,
ils traduisent tous le besoin d'une règle uniforme dont
l'Académie se trouve être finalement la dépositaire légitime :
« En perdant l'Académie, dira plus tard Rivarol, nous avons
(1) Œuvres, Vlll, p. 398.
(2) « Peu frappé de l'orthographe des auteurs particuliers, il
s'est fait une loi de se conformer à celle de rAcadémie à laquelle
tout esprit raisonnable doit déférer avec d'autant plus de confiance
que cette savante et illuslre compagnie étant uniquement occupée
par état de la perfection et de la pureté de la langue françoise,
on ne doit pas douter que ses décisions et les règles qu'elle
adopte, ne soient fondées sur l'usage autant que sur la raison ».
Avertissement du libraire en tête de la quatrième édition du
Traité de Vorthographe françoise par Ch. Le Roy, Poitiers, ijSa,
in-8*.
(3) Discours préliminaire en tête des Remarques sur les
tragédies de J. Racine {O. V, p. 274)-
l4 INTRODUCTION
perdu un grand tribunal : les lois ont leurs perplexités quand
on en vient à l'application, et l'autorité qui termine les dis-
putes est un grand bien; car en tout, il faut de la fixité (i). »
Il est naturel après cela que les grammairiens attachent
beaucoup de prix à l'approbation de l'Académie. Pas un qui
n'ait soin d'en informer ses lecteurs, lorsqu'il l'a obtenue (2) ;
pas un qui néglige de leur faire savoir qu'il a pris conseil
d'une autoi'ité aussi compétente, lorsqu'il a pu le faire (3) ;
pas un qui ne se retranche derrière ses avis, lorsqu'il en a
l'occasion (4). Leurs ouvi'ages déposés sur le bureau de la
(i) Prospectus du Jiouveau Dictionnaire (en lête du Discours
préliminaire du nouveau dictionnaire de la langue française,
Taris, 179;?, in^"), P- xxiv.
(2) « Je dois ajouter en faveur de ceux qui voudront la
prendre pour guide dans les principes de notre langue, écrit
Buffîer dans la préface de sa Grammaire (édit. de 1714, p. vu),
qu'elle a été honorée d'une aprobalion singulière par un grand
nombre de Messieurs de l'Académie françoise, et en particulier
de ceux d'un corps si illustre qui ont le plus aprofondi ces ma-
tières, conformément aux lois de leur institution et aux fonctions
de leur état d'académicien ». Cf. de Wailly, Principes généraux
et particuliers, y""^ édit., 1^73, p. 21 : « La première édition de
cet ouvrage ne contenait pas quatre cents pages ; néanmoins
plusieurs académiciens célèbres l'honorèrent de leurs éloges... »
(3) Voyez les Principes généraux de Restant, 3'n« édit.,
p. 22, l'épître dédicatoire de la Grammaire d'Anlonini, i7o3,
etc., etc.
(4) Voyez à'OWxel, Remarques sur la langue françoise, 1767,
p. 233 : « Les peines que m'a donné cette affaire.] Tous nos
grammairiens sont d'accord sur cette phrase; ils l'approuvent, et
cependant j'oserai n'être pas de leur avis. Ou plustôl, étant,
comme je le suis, persuadé que le mien n'est d'aucun poids, je
me bornerai à dire que l'Académie, depuis si longtemps que je
suis à portée d'entendre ses leçons, m'a paru, toutes les fois que
cette question a été agitée, se décider pour le parti que j'em-
brasse ».
INTRODUCTION l5
compagnie sont un hommage rendu à sa haute compétence.
Il en est de même de leurs dédicaces, des plans d'entreprises
grammaticales ou encore des manuscrits qu'on lui soumet
dans l'espoir qu'elle passera quelques heures à les criti-
quer (i). « Mon grand objet, mon premier objet, répète
constamment Voltaire au moment où il prépare son commen-
taire sur Corneille, est que l'Académie veuille bien lire toutes
mes observations, comme elle a lu celles des Horaces ;
cela seul peut donner à l'ouvrage une autorité qui en fera un
ouvrage classique (2). » Combien l'Académie a eu de peine
à se défendre contre l'importune soumission du grand écri-
vain, c'est ce que nous aurons l'occasion de montrer plus
tard. Assurément l'abbé d'Olivet ne flatte que très peu ses
collègues lorsque, dans sa préface aux Remarques sur la
langue françoise (1767), il leur dit : « Que me reste-t-il,
Messieurs, qu'à vous représenter que ce qui s'écrit sur notre
(i) Pour les ouvrages dédiés ou offerts à l'Académie se
reporter à V Appendice II. Le plan du Grand vocabulaire français
« a été présenté à l'Académie françoise et plusieurs de ses mem-
bres ont encouragé les auteurs à l'exécuter » nous dit-on dans la
préface (p. 8). En 1783, le tribut de T Académie de Soissons fut
un projet de vocabulaire français dont l'auteur était l'abbé de
Montmignon (et non Montmigeron comme les Registres l'ont
imprimé par erreur) (Registres, 23 août 1783). En fait de manus-
crits soumis à l'Académie, outre le Commentaire sur Corneille
dont les Registres ne parlent pas, on peut mentionner celui d'un
Alphabet naturel et méthodique par le sieur d'Arlis,qui ne paraît
pas avoir jamais été publié (8 novembre 1723), celui d'un Essai
sur les mots figurés par Fauleau (29 novembre 1784) et celui de
la Grammaire françoise de S. Cherrier (2 août 1773).
(2) Lettre du 3i août 1761 à d'Argenlal (O. XLI, p. 426). Cf.
les lettres du 16 août à d'Olivet, 18 août à Mme du Deffant,
24 août à Sénac de Meilhan, 3i août à Duclos et à d'Alembert,
7 septembre à la duchesse de Saxc-Golha, etc.
l6 INTRODUCTION
langue, ne peut mériter la confiance du public à moins que
votre tribunal ne l'ait confirmé ? »
II
Ce pouvoir souverain que l'Académie possède dans le
royaume de la grammaire, quel usage en a-t-elle fait ?
11 est bien rare qu'on lui reproche d'en abuser. On lui
fait plutôt un grief de tomber dans l'excès contraire. « Le
seul souverain qu'on ait encore vu avare de ses lois )),a dit
plus tard de l'Académie Rivarol parlant au nom d'un public
« qui comptait sur elle et qui ne portait le joug de son
autorité que dans l'espoir de ses décisions » (i). Nicolas
Boindin prend un ton de bon apôtre pour expliquer que s'il
n'a pas publié ses opuscules de grammaire, ce fut pour ne
pas « paraître reprocher à cette illustre compagnie de
négliger des choses dont elle devrait faire son principal
objet » (2), manière adroite d'insinuer qu'elle ne s'en occupe
guère. Dans un passage d'une ironie aussi savante, Féraud
présume que la dignité et la prudence de l'Académie s'oppo-
sent sans doute à ce qu'elle entre dans un examen appro-
fondi des matières contenues dans son Dictionnaire (3).
(i) Rivarol, Propectus du nouveau Dictionnaire, p. vu.
(2) Œuvres, i^S'i, in-12, I, p. xvtii.
(3) Dictionnaire critique, I, p. m. Cf. Ibid., III, p. ix: « Nous
croyons très fermement, répond Féraud à ceux qui lui annoncent
que l'Académie va, elle aussi, donner un dictionnaire critique,
que M" de l'Académie Française feront un ouvrage excellent et
supérieur, s'ils veulent s'en doner la peine et en embrasser dans
l'exécution, toute l'étendue, ouvrage nécessaire aujourd'hui plus
que jamais. Ce qui seul peut paraître incertain, c'est de prévoir
jusqu'à quel point ils le voudront ».
INTRODUCTION IJ
Selon l'abbé Gedoyn, un des Quarante pourtant, cette assem-
blée aurait pleinement atteint son but qui était de perfection-
ner et de fixer la langue française autant que possible, « si
an lieu de donner la loi, elle ne l'eût pas reçue, je veux dire,
si elle n'avait pas quelquefois confondu l'abus avec l'usage et
qu'elle se fût montrée moins accessible à la nouveauté » (i).
Un ou deux griefs principaux émergent de ces divers
témoignages qu'il serait facile de multiplier au besoin. Exa-
minons-les pour en faire justice le cas échéant, tout au
moins pour mieux connaître l'esprit qui a présidé aux tra-
vaux de l'Académie.
Sa paresse tout d'abord, cause de sa stérilité relative : ce
reproche est de ceux qu'on lui adresse aussi bien du dedans
que du dehors. L'abbé d'Olivet s'efforce de l'en disculper
dans son Histoire de V Académie, mais il ne se gêne pas
pour le reprendre à son compte dans l'intimité de la corres-
pondance (2). La malveillance de Rivarol attribue cette
paresse au fait que les Immortels furent de tout temps plus
préoccupés de leur gloire personnelle que de celle de la
compagnie. Quoi qu'on pense de cette explication, injuste si
l'on songe au zèle déployé par certains académiciens, mais
qui atteint certainement un grand nombre de leurs collègues,
nous croyons qu'il faut amender le jugement porté sur l'Aca-
démie par ceux qui l'ont accusée d'inertie.
(i) Œuvres diverses, i745> in-12, p. 36.
(2) « Rien ne ressemble à la léthargie du docte Corps », écrit-il
au P' Bouhier le 28 août 1736 (Histoire de V Académie, II, p. 435);
et cinq ans plus tard, le 27 août i'jt\\ : « Si je ne vous dis rien
des travaux du docte Corps, ce n'est pas que je vous cache
quelque vérité ; mais lorsqu'il n'y a rien à dire, il faut ne rien
dire » {Ibid.,\\, p. 444)- Cf. encore la lettre du 24 juin 1737 (Ibid.,U,
p. 4^8). C'est à la fin de son article sur les Travaux de l'Acadé-
mie qu'il répond à ceux qui « se plaisent à dire que l'Académie
française ne fait rien » (Ibid., II, p. 57).
p_ 2.
l8 INTRODUCTION
Par exemple, il est évident qu'à toutes les époques une
minorité seulement d'académiciens prend part aux séances ;
encore n'y apportent-ils pas tous le même entrain. Mais la
besogne ne leur manque jamais ; le travail du Dictionnaire,
la lecture d'ouvrages manuscrits ou imprimés soumis à leur
appréciation, le talent, la vertu qu'il faut récompenser, les
élections et les réceptions des nouveaux membres, leur
créent une occupation régulière dont le profit ne correspond
malheureusement pas toujours à la somme d'efforts qu'elle
nécessite. Joignez à cela les nombreuses cérémonies aux-
quelles l'Académie est obligée d'assister en y prenant une
part active, et vous arriverez assez facilement à vous repré-
senter comment elle pouvait remplir pendant toute l'année
— elle n'a commencé à prendre des vacances qu'à partir de
l'j'jb — les trois séances qu'elle tenait par semaine (i). Le
malheur est, comme nous venons de le dire, que cette acti-
vité se dépense la plupart du temps en pure perte et que les
travaux de quelque conséquence n'en absorbent qu'une fai-
ble partie. Encore ici toutefois, ne faut-il pas juger l'Aca-
démie sur les apparences. Nous aurons l'occasion de le
montrer : le nombre des occupations proprement gramma-
ticales auxquelles elle s'est livrée, est sensiblement plus
élevé qu'on ne se l'imagine en général. Seulement, ou bien
ces travaux ne lui profitent pas directement, comme lors-
qu'elle corrige la traduction en vers du quatrième livre de
VEnéide par le président Bouhier (2) et les remarques de
Voltaire sur le théâtre de Corneille ; ou bien elle les garde
(i) Au total i53 par an, s'il faut en croire l'auteur anonyme
du Mémoire sur le Dictionnaire inséré dans le Bull, de la Soc.
de VHist. de France, février i853, p. 29. Ces séances avaient lieu
de 3 à 5 en hiver et de 4 à 6 du 1°' avril au i" septembre.
(2) Voyez la lettre de l'abbé d'Olivet au P' Bouhier, 12 mai
1730 {Histoire de V Académie, II, p. 425).
INTRODUCTION l9
pour elle, cachés au fond de ses cartons sans oser les
publier. L'une des principales causes de l'apparente stérilité
de l'Académie, c'est sa timidité.
Pour bizarre que cela semble, ce mot appliqué à la célèbre
compagnie rend parfaitement compte de son état d'âme.
Elle sait tout ce qu'on attend d'elle et craint de se montrer
au-dessous de sa tâche, « Calmer l'impatience du public »,
« payer ses dettes au public », « l'utilité du public », telle
est sa préoccupation constante, longtemps après la publi-
cation du premier Dictionnaire. Elle se reflète dans ses
procès-verbaux (i) comme dans les écrits des académiciens
les plus attentifs à veiller sur ses intérêts. Mais à cette
inquiétude s'oppose la peur de ne pas produire des ouvra-
ges dignes d'elle ou de discréditer son pouvoir par un
mauvais emploi. Telle est l'origine de ce sentiment que
d'Alembert, pour l'avoir observé de près, analyse avec tant
de précision dans son Histoire des membres de V Académie,
de cette « timidité des compagnies, qui, toujours en garde
pour ne point se compromettre, n'osent prononcer affirmati-
vement sur des questions qu'un particulier déciderait sans
hésiter. Elles craignent que le plus léger changement dans
leurs principes, leurs opinions, leurs usages, n'entraînent
des inconvénients ; elles laissent subsister les erreurs et les
abus » (2). Après l'accueil fait au Dictionnaire de 1694,
l'Académie ne pouvait douter que la foule des critiques ne la
guettât pour la surprendre en faute et lui faire payer la
considération dont elle était l'objet de la part des pouvoirs
publics et de l'opinion. De là vient qu'à plusieurs reprises,
ayant achevé des ouvrages destinés à être publiés, elle recule
au dernier moment de crainte qu'ils ne soient pas suffisam-
ment au point.
(i) Voir notamment les séances du 11 mai et du i3 juillet 1719.
(2) Histoire des membres de VAcadémie française, II,
pp. 292-293.
20 INTRODUCTION
Si maintenant, laissant de côté ses travaux inédits, on ne
songe qu'à ceux dont l'exécution l'a toujours fait recu-
ler, nous réduirons encore sa paresse à l'esprit de rou-
tine, inévitable inconvénient d'une institution préposée
comme elle à la garde d'une tradition. On sait à quel long
stage sont soumises les nouveautés avant d'être sanction-
nées par l'Académie ; la moindre réforme est enregistrée par
ses historiens officiels comme s'il s'agissait d'un événement
capital. A plus forte raison, lorsqu'elle entreprit d'exécuter
un autre ouvrage que le Dictionnaire, un Traité de la
grammaire française par exemple, ce projet s'est-il heurté
à des difficultés insurmontables. Un pareil travail boule-
versait ses habitudes, et d'ailleurs, le caractère particulier
des assemblées académiques ne s'y prêtait pas. Cette occu-
pation n'entrait pas dans les aptitudes d'une association de
beaux esprits qui n'eut jamais ni le goût, ni le génie des
grandes constructions. Se souvient-on que sans l'énergique
intervention de Yaugelas, le plan du Dictionnaire n'eût
peut-être jamais été arrêté (i) ? Pour l'excuse de l'Acadé-
mie, il convient d'observer que la passion des travaux sur
la langue avait pris naissance dans les salons et qu'elle-
même n'était après tout qu'un salon. De là le caractère un
peu frivole qu'avaient tout d'abord présenté les recherches
grammaticales. On envisageait l'étude de ces « bagatelles »
— le mot se trouve à la fois dans Chapelain (2), dans
(i) Le 16' janvier 1786, à propos de l'orlhographe du Diction-
naire, d'OJivet écrit au P' Bouhier : « Nos délibérations depuis six
mois n'ont servi qu'à faire voir qu'il était impossible que rien de
systématique partît d'une compagnie » (Histoire de l'Académie,
II, p. 43o).
(2) « Mais c'est trop de bagatelles grammaticales. » Lettre
du i'3 juin 1669 à M. de 3rieux (Correspondance, édit. Taïuizey
de Larroque, II, p. 4^)'
INTRODUCTION 21
Saint-Simon (i) et dans Bonheurs (2) — beaucoup plus
comme une distraction que comme une occupation sérieuse.
L'Académie, quoique tenue de mettre un peu de gravité
dans tout ce qu'elle faisait, ne laissait pas de prendre
à ce travail un certain plaisir dont la préparation du
Dictionnaire avait fini par lui donner le goût. L'examen
d'un mot servait de prétexte pour discuter entre gens d'es-
prit sur les matières les plus diverses (3). Le sujet de la
causerie était introduit d'une manière fort simple : tout,
dit l'abbé de Saint-Pierre, se réduisait « à une question de
fait : ce terme est-il du bon usage, nen est-ilpas ? a-t-il telle
signification ? a-t-il une signification aussi étendue, ne
V a-t-il pas ? » (4) Les académiciens trouvaient fort agréable
(i) « Les bagatelles de l'orthographe et de ce qu'on entend
par la matière des rudiments et du Despotère furent roccupation
et le travail sérieux de toute sa vie. » (Il s'agit de l'abbé de
Dangeau), S*^-Simon, Mémoires, édit. Hachette, i873,XVILp. i44-
(2) « Quand on sçait souffrir constamment et raesrae gaye-
ment les plus atroces calomnies, on reçoit sans peine des avis
sur des bagatelles de grammaire. » Bouhours, Avertissement en
tête de la Suite des Remarques nouvelles (1692).
(3) Cf. d'Olivet, Histoire de V Académie, II, pp. 35-36, et aussi
le Mémoire anonyme retrouvé dans les papiers de l'abbé Bignon
et daté du 24 janvier 1727, qui, dans un tout autre esprit, raconte
également comment se fait le travail du Dictionnaire : « On
s'assemble dix ou douze sans savoir de quoy il s'agit, on y propose
au hazard, selon l'ordre de l'alphabet, deux ou trois mots, à quoy
personne n'a pensé ; il faut faire la définition de ces mots, faire
entendre leurs significations et leur étendue, et donner des exem-
ples ou des phrases qui fassent voir les diverses manières dont
ils peuvent être employés. Ces définitions se font à la haste et sur
le champ.... » (Bull, de la Soc. de VHist. de France, février
i853, p. 27.)
(4) Premier discours sur les travaux de l'Académie françoise,
édit. de 1717, p. 9.
32 INTRODUCTION
de résoudre ces devinettes. Les doutes proposés par « un
gentilhomme de province » devinrent à leur tour le thème
d'un excellent jeu de société. Le spirituel Journal acadé-
mique de l'abbé de Choisy reproduit assez bien le ton de ces
causeries sur les confins du dix-septième et du dix-huitième
siècles. Il y avait même si bien réussi, au gré de ses col-
lègues, que ceux-ci, pour ne pas être trahis, n'autorisèrent
pas l'impression de ces singuliers procès-verbaux (i).
Evidemment la préparation d'une grammaire ne promet-
tait pas à l'Académie le genre de satisfaction auquel son
Dictionnaire et les doutes l'avaient habituée. Il y fallait
apporter le souci d'une réflexion méthodique et une attention
capable de se soutenir à travers plusieurs séances. Aux
charmes de la conversation à bâtons rompus devait succéder
l'effort d'un travail de longue haleine. C'était briser avec de
vieilles habitudes au milieu desquelles on avait fini par se
plaire et en prendre de nouvelles pour lesquelles on ne se
sentait aucune préparation. En 1718, quelques membres
(i) En voici un échantillon. La discussion est engagée à pro-
pos de la phrase si fêtais que de vous, je ferais telle chose. « Il
faut, Messieurs, a dit M. le Président Rose, que je vous fasse à ce
propos une petite histtfriette. Au voyage de la paix des Pyrénées,
un jour le maréchal de Clérambault, le duc de Gréqny, et
M. de Lionne causoient, moi présent, dans la chambre du cardi-
nal Mazarin.Lc duc de Gréquy,en parlant au maréchal de Cléram-
bault, lui dit dans la chaleur de la conversation : « Monsieur le
« Maréchal, si j'étois que de voiis, je m'irois pendre tout à
« l'heure. » — « Hé bien, répliqua le Maréchal, soyez que de moi. »
Le petit conte fut applaudi ; et puis on décida que dans le
discours familier on peut dire si f étais que de vous. Quelqu'un
dit qu'il aimeroit encore mieux si J'étois de vous. Un autre ajouta
que cette phrase étoit d'un familier très et trop familier. » Opus-
cules sur la langue française par divers académiciens, 1754,
in- 12, pp. 256-267.
INTRODUCTION 23
ayant proposé de travailler alternativement à la grammaire
et aux observations critiques sur les bons auteurs, on leur
fait la réponse suivante qui lève brutalement le voile
sur les dispositions de l'Académie : la seconde occupation,
c'est-à-dire les observations critiques, « étant plus agréable
attirerait la plus grande attention des académiciens et les
éloignerait des études et de l'application que la grammaire
demande » (i).
Telles sont les raisons psychologiques, pour ainsi dire,
par lesquelles on peut expliquer l'échec prolongé du projet
de traité de la grammaire française à l'Académie. Elles ne
sont probablement pas les seules et nous aurons l'occasion
d'insister plus tard sur les difficultés inhérentes à l'entre-
prise. Mais il en faut tenir compte, — à moins qu'on ne se
contente du prétexte invoqué par Régnier Desmarais dans
la préface de sa Grammaire et souvent réédité depuis lors :
(( Il n'est pas moins difficile que des gens de lettres tra-
vaillent de cette sorte sur un sujet de cette nature, qu'il le
serait que plusieurs architectes fissent et exécutassent en
commun le plan de quelque grand édifice ; car, dans l'exé-
cution de toutes les choses dont on peut faire divers pro-
jets réguliers et qui peuvent recevoir diverses formes, on
ne peut travailler que sur un dessein ; et il faut que ce des-
sein soit conçu et conduit par un seul et môme esprit (2) ».
Mais alors comment se fait-il que l'Académie espagnole soit
(i) Registres, 17 janvier 1718.
(2) La même raison est déjà exposée en termes à peu près
identiques dans la lettre que Régnier-Desmarais écrivit en 1700
au chancelier Pontchartrain pour lui apprendre qu'il s'était
chargé du soin de composer la grammaire académique {Registres,
23 décembre 1700). Cf. encore le Premier discours de l'abbé
de Saint-Pierre sur les travaux de l'Académie, édit de 1717, p. i4>
V Histoire de V Académie de l'abbé d'Olivet, II, p. 55, etc.
a4 INTRODUCTION
arrivée à publier coup sur coup un dictionnaire, comme
celui de l'Académie française, une grammaire et un traité
d'orthographe ?
Le second reproche que les grammairiens font à l'Aca-
démie, c'est d'être trop réservée dans ses jugements et de ne
pas se tenir assez ferme sur les principes.
Rendons justice à cette assemblée : elle n"a jamais été
tentée de transformer son autorité sur la langue en une
tyrannie capricieuse. Ses membres ne perdent aucune
occasion de proclamer bien haut leur sentiment à ce sujet.
(( L'Académie ne tend à l'uniformité que par voie d'éclair-
cissement et non par voie de contrainte », déclare La Motte à
Mme Dacier en lui rappelant un principe qui a son appli-
cation dans tous les domaines où s'exerce le contrôle de
la compagnie (i). Que penser, après cette profession de
foi, du noir dessein que d'Olivet prête à La Motte d'avoir
voulu faire admettre par ses collègues « qu'il est indigne de
l'Académie de rendre compte des raisons qu'elle a de
blâmer ceci ou cela » ? Ce propos parait invraisemblable et
nous ne retiendrons de l'anecdote que la propre déclaration
de l'abbé d'Olivet exposant à son tour la doctrine officielle :
(( Nous sommes faits pour instruire, et les décisions de l'Aca-
démie n'auront de force qu'autant qu'elles seront bien
motivées (2). » Pareillement, l'abbé de Saint-Pierre con-
seille aux académiciens de fournir les raisons de leurs
observations grammaticales, parce qu'il lui semble « qu'il
n'y a que la raison qui doive décider dans ces matières
et que l'on ne doit jamais prétendre d'autorité sur les lec-
teurs, qu'à mesure qu'on leur découvre la raison » (3). Par
(i) Réflexions sur la critique, Paris, 1716, in-12, première
partie, p. ^5.
(2) Lettre du 16 mai 1788 au P' Bouhier (Histoire de l'Aca-
démie, II, p. 440-
(3) Premier discours. . ., édit. de 1717, p. aS.
INTRODUCTION
25
La Motte, l'abbé d'Olivet et Tabbé de Saint-Pierre, nous
connaissons la façon de penser de la fraction laborieuse de
l'Académie.
Voilà pour ce qui concerne l'application de la doctrine.
Examinons maintenant la doctrine elle-même.
Le purisme de l'Académie n'est pas, comme on pour-
rait le supposer, l'expression la plus absolue du purisme
traditionnel. Non seulement il n'a rien d'autoritaire, mais
encore il ne se fonde pas sur des principes d'une rigueur
invariable. Pareil résultat n'aurait pu être atteint que
dans un corps dont tous les membres auraient été obligés
de professer les mêmes opinions en matière de langage et
par conséquent n'auraient été admis qu'après un examen de
conscience sur ce point spécial. L'Académie, d'une compo-
sition essentiellement hétérogène et flottante, ne remplit en
aucune manière cette condition. Considérez plutôt cette
assemblée de gens qui n'ont entre eux que le lien d'une
certaine renommée : voici d'abord les grands seigneurs et à
leur tète ceux qui ont du sang royal dans les veines, puis les
dignitaires de l'Église et de l'armée, les ministres et les
principaux fonctionnaires de l'Etat, puis le groupe considé-
rable de leurs créatures parmi lesquelles les précepteurs
princiers tiennent une place importante, les pédagogues, les
érudits qui ont passé par l'antichambre de l'Académie des
Inscriptions, les traducteurs, enfin les écrivains et les pen-
seurs originaux. Les titres les plus divers donnent droit à
un siège dans ce parlement de la grammaire et parmi eux les
moins prisés sont précisément ceux qui témoignent d'une
activité purement grammaticale. Au dix-huitième siècle,
Beauzée et l'abbé Girard sont peut-être les seuls grammai-
riens enrôlés comme tels par l'Académie (i) ; les autres,
(i) Encore l'auteur des Synonymes français dut-il attendre
longtemps son tour à la porte de l'Académie et, s'il faut eu croire
26 INTRODUCTION
d'Olivet, Duclos, Voltaire, Gondillac, Marmontel, tous
grammairiens d'occasion, ne le sont franchement devenus
qu'après leur réception.
A la faveur de cet éclectisme, les idées les plus diverses
en matière de langage circulent parmi les Quarante, parfois
même s'affirment hautement dans leurs réunions. Écoutez,
sur les questions qui divisent les lexicographes, retentir
successivement dans la môme enceinte les voix indépen-
dantes d'un Fénelon, d'un Paradis de Moncrif ou d'un
Marmontel, et les récriminations puristes de l'abbé d'Olivet,
de Voltaire ou de Gresset ! De là ces hésitations, ces flotte-
ments, ces variations dans la doctrine qui, à plusieurs repri-
ses, ont attiré sur l'Académie les foudres des grammairiens
orthodoxes. Elle a paru « recevoir la loi plutôt que la don-
ner )) , selon l'expression de l'abbé Gedoyn, citée plus haut, qui
fait vraisemblablement allusion aux tendances néologistes
de certains académiciens en vue pendant le premier tiers du
dix-huitième siècle.
Toutefois, de ce que l'Académie s'est montrée influen-
çable au point de vue de la doctrine, il ne faudrait pas con-
clure qu'elle s'en est passée totalement. Sa fonction lui en
imposait une, minimum de doctrine assurément, mais à
laquelle elle reste toujours fidèle en dépit des opinions con-
tradictoires qui se font jour dans son sein. L'Académie fran-
çaise est le scribe de l'usage ; sur ce point, il lui est impos-
sible de varier et elle ne varie pas. La formule de cet usage
peut se modifier, s'élargir ou se rétrécir au gré des tendances
la Correspondance littéraire de Grimm (i5 juillet 1772, X, p. 20),
Beauzée n'y serait peut-être jamais entré « sans la nécessité où
les Chapeaux se sont trouvés de faire un choix qui ne pût déplaire
à la Cour dans cette circonstance délicate, ni passer pour l'ou-
vrage des Bonnets w.Le plus illustre des grammairiens du temps,
Dumarsais n'a pas fait partie de l'Académie.
INTRODUCTION ay
actuelles, dépendre d'une évolution plus ou moins spontanée
de la langue ; il n'importe : c'est toujours lui que l'Académie
prétend servir. Son premier manifeste, la préface du Dic-
tionnaire de 1694, lui a déjà fourni l'occasion de s'expliquer
sur ce point. A ceux qui l'ont soupçonnée de vouloir intro-
duire des mots nouveaux dans la langue, elle a répondu que
« tout le pouvoir qu'elle s'est attribuée ne va qu'à expliquer
la signification des mots et à en déclarer le bon et le mau-
vais usage ». Aux termes près, c'est la formule immuable de
sa fonction, telle qu'elle est à chaque instant reproduite par
ses membres et par tous ceux qui se flattent de la connaître.
(( Les Académiciens, écrit l'abbé de Saint-Pierre, loin de se
regarder comme juges de l'usage, ne s'en regardent que com-
me simples témoins (1). » De même , dans son histoire de
V Académie, l'abbé d'Olivet pose en principe : a A l'égard de
l'orthographe comme en tout ce qui concerne la langue, jamais
l'Académie ne prétendit rien innover, rien aflecter (2). »
Un passage du Plaidoyer pour V Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres du P. Brumoy (3) fournit encore au Journal
des Savants l'occasion de préciser la nature du travail de
(i) Premier discours. . ., édit. de 1717, p. 10.
(2) Histoire de l'Académie, II, p. 5i.
(3) « L'Académie françoise travaille infatigablement à polir
et à fixer l'usage par rapport à la langue ; mais ce même usage
réclame ses droits contre la raison même. Fier de sa liberté, il ne
reconnoît point le joug qu'on veut lui imposer. Vainement pré-
tend-on déguiser l'esclavage ; dès qu'il s'apperçoit qu'on veut
l'asservir, il s'échappe et renverse en un moment les travaux de
plusieurs années. Plus indépendant et plus fort que Protée, il
brise ses chaînes et ne suit que la bizarrerie de ses caprices dans
les différentes formes qu'il donne au langage. Ne sera-ce point
là (oserai-je le dire) la destinée des soins infinis que se donne
l'Académie françoise ? » Recueil de divers ouvrages en prose et
en vers, Paris, ij4ï> in-12, II, p. 241.
28 INTRODUCTION
l'Académie dans la confection de son Dictionnaire. Son rôle
(( n'est point, explique-t-il, de fixer ni d'asservir l'usage par
rapport à la langue ; elle rend compte seulement de l'usage
actuel selon le degré où il est accrédité, donnant à chaque
mot la qualification qui caractérise le mieux le sens que ce
même usage lui donne. Elle n'est et ne veut être que témoin
de certains changements que la langue éprouve et qui peu-
vent jeter dans le doute les écrivains qui ne se croyent pas
sufïisamment instruits par l'usage » (i).
Mais encore y a-t-il manière et manière d'enregistrer les
décisions de l'usage. Celle de l'Académie est pleine de pru-
dence et de réserve. On peut même dire que sur ce point les
Quarante dépassent leur maître Vaugelas. Celui-ci ose par-
fois devancer l'usage en lui prêtant des intentions qui ne
sont pas encore généralement confirmées. L'Académie, elle,
ne le suit qu'à une respectable distance, tant elle a peur de
mal interpréter ses décisions. « L'on ne doit point, pense-t-
elle, en matière de langue, prévenir le public, mais il con-
vient de le suivre en se soumettant non pas à l'usage qui
commence, mais à l'usage généralement reçu (2). » De
pareils scrupules sont peut-être excessifs ; retarder l'enregis-
trement des arrêts de l'usage, lorsqu'on est l'Académie, ce
n'est pas lui témoigner de la soumission, mais lui faire
échec.
Quoiqu'il en soit, cette assemblée, confiante dans l'excel-
lence de ses principes, non seulement s'interdit de légiférer
à tort et à travers, mais encore n'ouvre la porte aux nou-
veautés que lorsque celles-ci ont cessé de l'être depuis long-
temps. La décision du 3 juin 1679 portant suppression de
l'accord des participes actifs est unique dans ses annales.
(i) Journal des Savants, 1^42, p- 27.
(2) Préfaces des Dictionnaires de 1740 et 1762.
INTRODUCTION 29
Jamais depuis lors elle n'a pris d'initiative semblable (i).
Envisagé dans son ensemble, le rôle de ce tribunal supé-
rieur de la grammaire consiste beaucoup moins à rendre
qu'à sanctionner des arrêts. Il a pratiqué l'art difficile de
ménager le pouvoir que les circonstances et les gens lui
octroyaient généreusement.
Il semblerait, d'après les lignes qui précèdent, que les
Quarante se soient condamnés à jouer un rôle effacé dans
l'histoire de la langue. Tel est-il en effet si on le compare à
ce que les grammairiens rêvaient qu'il fût. Mais nous qui le
jugeons à distance, nous sommes portés à lui attribuer, mal-
gré tout, une certaine importance. Ce n'est pas, si l'on veut,
une action énergique et directe que l'Académie exerce dans
ce domaine ; fait non moins considérable, c'est une action
continue et quasi-souterraine, celle dont parle l'abbé d'Oli-
vet lorsqu'il fait observer d'une façon générale que « le
véritable fruit des assemblées de l'Académie ne consiste
point dans les travaux qui s'y font en commun. Il consiste
bien plutôt dans les lumières que les écrivains qui sont du
Corps, se trouvent à portée d'y puiser mutuellement » (2).
p]n d'autres termes, l'Académie crée une atmosphère propice
à l'éclosion des œuvres et à l'éveil des vocations. Pour ce
qui est de la grammaire, les vocations sont celles d'un abbé
de Saint-Pierre, d'un abbé d'Olivet, d'un Duclos, d'un Vol-
taire, d'un d'Alembert, d'un Marmonlel. Les œuvres s'appel-
lent le Traité de Régnier Desmarais, les opuscules de l'abbé
de Dangeau, la Prosodie, les Remarques sur Racine et les
Essais de grammaire de l'abbé d'Olivet, ou encore la lettre
T du Dictionnaire philosophique et le commentaire de Vol-
taire sur Corneille. Au centre de ces hommes et de ces
(i) Encore, dans ce cas unique, pouvait elle se réclamer de
l'enseignement de la Grammaire de Port-Royal.
(2) Histoire de V Académie, II, p. 58.
30 INTRODUCTION
œuvres, au croisement des routes qui sillonnent à cette
époque l'histoire de la grammaire, armée d'une autorité dont
elle use très peu, mais vers laquelle tous les regards sont
tournés, l'Académie apparaît, sinon comme un atelier
grammatical très actif, du moins comme un excellent poste
d'observation d'où l'on peut contempler fort loin la région
environnante.
CHAPITRE PREMIER
LA DISCUSSION DU PROGRAMME DU PURISME :
LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'ACADÉMIE.
Observations sur les bons auteurs ou traité de grammaire? — Pro-
jets de l'abbé de Saint-Pierre, Valincour, l'abbé Genest, Fénelon.—
Les opuscules de l'abbé de Dangeau. — Premiers commentaires
grammaticaux d'auteurs classiques: remarques sur le Quinte-Ciirce
de Vaugelas et l'Athaliede Racine. — Le programme en dehors de
l'Académie.
On ne voit pas que l'Académie française se soit occupée
de la grammaire prévue par ses statuts (i), avant la publi-
(i) Il n'est pas inutile de rappeler ici en quels termes était
prévu le travail de l'Académie :
Art. 24. — La principale fonction de l'Académie sera de
travailler avec tout le soin et toute la diligence possible à donner
des règles certaines à noire langue et à la rendre pure, éloquente
et capable de traiter les arts et les sciences.
Art. 25. — Les meilleurs auteurs de la langue françoise seront
distribués aux académiciens pour observer tant les dictions que
les phrases qui peuvent servir de règles générales, et en faire rap-
port à la Compagnie qui jugera de leur travail et s'en servira
aux occasions.
Art. 26. — Il sera composé un Dictionnaire, une Grammaire,
une Rhétorique et une Poétique sur les observations de l'Aca-
démie.
32 LA DISCUSSION DU PROGRAMME
cation de son premier Dictionnaire (1694). Encore, à partir
de ce moment, s'écoule-t-il un espace de cinq années avant
qu'elle y songe sérieusement. Ce temps fut employé à
revoir le Dictionnaire et à discuter les doutes sur la langue
qui lui étaient proposés de divers côtés. Déjà l'Académie ne
se montrait que médiocrement pressée d'entreprendre son
nouveau travail. En 1700 néanmoins, la première révision
du Dictionnaire étant à peu près achevée, elle sentit que le
moment était venu de tenir sa parole. Mais presqu'aussitôt,
elle trouva moyen de se décharger sur autrui d'un labeur
qui ne la tentait guère. Son secrétaire perpétuel, Régnier
Desmarais, accepta de composer à lui seul la grammaire
académique. Toutefois, il était convenu qu'il soumettrait à
la sanction de ses collègues les divers fragments de l'œuvre
au fur et à mesure de leur préparation. Pendant ce temps,
l'Académie examinerait, conformément à l'article aS de ses
statuts, la langue et le style de quelques-uns des meilleurs
écrivains français.
Par malheur, quel que fût le dévouement de Régnier-Des-
marais à la chose académique, il n'allait pas jusqu'à pouvoir
lui sacrifier entièrement le fruit d'un pareil labeur. On aurait
dû prévoir, connaissant l'obstination de l'abbé Pertinax,
qu'il serait très difficile, pour ne pas dire impossible, de lui
faire prendre en considération les critiques de ses collègues.
Aussi qu'arriva-t-il ? Dès que l'Académie fit mine de vouloir
exercer son droit de surveillance, Régnier-Desmarais lui
opposa un refus catégorique qui remit tout en question, et
la nécessité de composer une grammaire académique, et
l'obligation pour l'Académie de s'y employer elle-même
(novembre 1700). Les choses allèrent ainsi quelque temps,
Régnier-Desmarais s'occupant seul de sa grammaire, l'Aca-
démie s'efîorçant, mais en vain, d'établir le plan de la sienne.
Cette épreuve dont l'abbé Tallemant fit en grande partie
les frais, fut décisive et convainquit les Quarante de la
LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l' ACADÉMIE 33
vanité de leur tentative. De guerre lasse, ils décidèrent
d'abandonner à leur têtu secrétaire l'entière responsabilité
de l'entreprise et d'en passer par où il voudrait. Ces trac-
tations avaient fait assez de bruit pour qu'il fût néces-
saire d'informer le roi de la solution qu'on leur avait
donnée. Le protecteur de l'Académie approuva d'ailleurs
l'arrangement conclu par elle (décembre 1700).
De part et d'autre on se remit à l'ouvrage. Tandis que
Régnier-Desmarais continuait sa grammaire qui vit le jour
en 1706 munie d'une dédicace aux Quarante, l'Académie
poursuivait l'examen des bons auteurs français. Elle en avait
de la sorte abordé plusieurs, Malherbe, Racan, Ralzac, les
traducteurs Vaugelas et Perrot d'Ablancourt, sans jamais
achever la critique d'une œuvre un peu considérable, lors-
qu'elle entreprit de rajeunir les Remarques de Vaugelas.
Cette fois, grâce à la persévérance de Thomas Corneille, le
travail fut poussé jusqu'au bout. Cela permit à l'Académie
de publier en 1704 un ouvrage qui témoignait de son zèle,
sinon pour rédiger un traité de grammaire en forme, du
moins pour rendre compte de l'usage présent, « règle plus
forte, disait-elle dans son Avertissement, que tous les rai-
sonnements de la grammaire ».
Tels étaient en 1706 les résultats acquis de ce qu'on
peut appeler le débat sur les occupations de l'Académie,
débat qui, à partir de 1694, se circonscrit autour de la ques-
tion de savoir si l'Académie donnera ou ne donnera pas son
Traité de la grammaire française. Les discussions qui rem-
plirent alors les séances de cette assemblée, nous ne les
connaissons pas, si ce n'est par les notes succinctes des
Registres et par les ouvrages conservés ou disparus qui en
sont résultés. Mais la quantité même de ces ouvrages (Déci-
sions de Tallemant, Journal de l'abbé de Choisy, notes sur
VAristippe de Balzac, sur le Quinte-Curce de Vaugelas et
sur diverses traductions de Perrot d'Ablancourt.examen des
F. - 3.
34 LA DISCUSSION DU PROGRAMME
observations de l'abbé Tallemant sur les plus belles pièces
de Malherbe et de Racan, observations sur les Remarques
de Vaugelas, Traité de Régnier-Desmarais) semble indiquer
que cette période fut plutôt une période d'action que de
délibération (i). Ce qu'on en peut retenir déjà pour l'intelli-
gence de ce qui va suivre, c'est la rivalité naissante des deux
genres d'occupations, la critique des bons auteurs et la
préparation d'une grammaire, entre lesquelles l'Académie
oscillera de longues années.
La période suivante du débat, qui s'ouvre en 1712, —
entre i^oS et cette date en effet les renseignements font
défaut — présente un intérêt beaucoup plus grand grâce aux
documents que nous possédons sur elle. Ils nous font péné-
trer au sein même des délibérations de l'Académie et nous
y observons les débuts d'une entreprise qui, bien plus que
la Grammaire française, absorbera l'attention des puristes
au dix-huitième siècle.
Gomme on était à la veille de livrer à l'impression la
seconde édition du Dictionnaire (2), il était temps de songer
à ce qu'on ferait ensuite. L'abbé de Saint-Pierre, l'auteur de
tant de projets inspirés par l'utilité de l'Etat, n'attendit pas
d'y être invité pour attacher le grelot de la discussion. En
(i) On sait pourtant qu'un Discours sur le sujet des confé-
rences futures de V Académie françoise fut prononcé par F. Char-
pentier. Il est cité par Barbier d'après un catalogue manuscrit de
l'abbé Goujet. Mais, pas plus que M. Kerviler {Bibliographie,
n° 228), nous n'en avons pu prendre connaissance.
(2) Les Registres signalent, à la date du 11 juillet 1712,
l'examen du mot venir et, à la date du 3 septembre, celui du mot
vice-amiraj..
LE DÉBAT SLR LES OCCUPATIONS DE l'aCADÉMIE 35
octobre 171 2, il communique à ses collègues un premier
Discours sur les travaux de V Académie franc oise {i).
Après avoir exposé que l'Académie ne peut pas toujours
se borner à revoir son Dictionnaire pour le perfectionner, et
que le public attend autre chose de son zèle, il écarte le
projet d'une Grammaire française. Les raisons qu'il invoque
sont les raisons ordinaires : l'impossibilité de composer à
plusieurs un ouvrage de ce genre, l'interminable durée de
son exécution, les dimensions du travail qu'on ne résistera
pas à la tentation de rendre aussi complet que possible,
finalement le peu de profit que le grand public en retire-
rait. Les Académiciens ont à leur portée une occupation
plus utile et mieux proportionnée à leurs moyens. Le
modèle existe sous la l'orme d'un ouvrage célèbre de leurs
devanciers, les Observations critiques de la fameuse tra-
gédie du Cid, un chef-d'œuvre, s'il faut en croire l'abbé de
Saint-Pierre. A considérer les services rendus par ce pre-
mier petit essai d'observations, on peut se faire une idée de
l'utilité que ne manqueraient pas d'avoir d'autres travaux du
même genre « soit pour bien penser, soit pour bien écrire ce
que l'on a bien pensé ».
On ne se bornerait pas en effet à la critique grammati-
cale des textes. Le but de l'Académie serait en même temps
de (( perfectionner l'esprit et le goût ». On découvrirait ainsi
aux regards du public le mécanisme complet d'un ouvrage
de littérature, de telle sorte qu'il pût servir d'enseignement
(i) Premier discours de M. l'abbé de Saint-Pierre sur les
travaux de l'Académie française, in -4°, sans imprimeur ni date
(Bibl. Nat. X, 3819). L'édition originale, tirée à quarante exem-
plaires à la fln de 1 713, n'existe plus nulle part, que nous sachions.
Nous nous servons de la réimpression de 1717, en tête do
l'Histoire de l'Académie française, Amsterdam, Fréd. Bernard,
in-12, en tous points contorme à l'exemplaire in- 4" de la Bibliolhè-
que Nationale.
36 LA DISCUSSION DU PROGRAMME
à ceux qui se consacrent à la carrière des lettres. (( Quand
je songe que les conférences académiques pouvaient pro-
duire au moins chaque année, depuis soixante et quinze ans,
un recueil d'observations de la valeur de la Critique du Cid,
quand je songe combien ces recueils auraient perfectionné
la langue, le goût et l'esprit, que je pense que ces soixante et
quinze recueils auraient servi eux-mêmes de grammaire, de
poétique et de rhétorique, peu s'en faut que je ne regrette le
temps employé au Dictionnaire. »
Ayant introduit son idée de la sorte, l'abbé de Saint-
Pierre divise son discours en quatorze articles dont les huit
premiers exposent le fonctionnement du projet qu'il soumet
à ses collègues. « Je voudrais, dit-il, de simples Ohserça-
tions critiques de grammaire, de poétique, de rhétorique
faites par différents académiciens, toutes mêlées les unes
avec les autres et faites à l'occasion des plus beaux endroits
des plus belles pièces de nos meilleurs auteurs en chaque
genre parmi ceux qui sont morts ». Surtout, pas d'ouvrage
systématique, mais des remarques au jour le jour dont
l'ensemble formera une sorte de Journal de V Académie fr an-
çoise analogue aux Mémoires de V Académie des Sciences.
Les académiciens, par groupes successifs, prépareront la
besogne des conférences plénières. Comme d'ailleurs celles-
ci ne réunissent jamais qu'un petit nombre de membres, on
aura soin de les désigner par leur nom en tête du procès-
verbal des décisions prises dans chaque séance : cela afin
d'éviter qu'on ne confonde l'autorité de l'Académie avec
celle de ses représentants. Sur un sujet aussi grave, il
importe de prévenir toute équivoque. Aussi inscrira-t-on de
même, à la suite de chaque remarque, le détail du scrutin
auquel elle aura donné lieu. Au public de savoir ensuite
à quoi il doit se fier, si c'est à la majorité ou à l'autorité
personnelle de ceux qui ont pris part au vote. Bien loin que
les arrêts de l'Académie lui soient imposés, il est invité à
LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'ACADÉMIE 87
les discuter en se servant des lumières des académiciens.
Deux volumes in-12 par an, à raison d'un numéro par
semaine, tel serait le fruit d'une occupation dont la matière se
renouvellerait sans cesse et pourrait durer aussi longtemps
que l'Académie. En ce qui concerne les œuvres à examiner,
on choisira de préférence celles des académiciens morts, de
manière à éviter qu'on ne suspecte les intentions de l'Aca-
démie et qu'on n'attribue ses critiques à des jalousies de
métier; et on nommera les auteurs critiqués parce que « les
lecteurs ont de l'attention ou aux modèles qu'on leur présente,
ou.aux fautes dont on les avertit, à proportion de la réputa-
tion de l'auteur qu'on leur cite )).D'ailleurs,on ne s'appliquera
pas seulement à relever les défauts des ouvrages examinés,
mais on signalera en même temps leurs qualités, critique à
la fois négative et positive qui rendra justice aux mérites de
l'auteur, tout en éclairant le public sur ses taches. Enfin on
fera beaucoup moins attention au fond qu'à la forme des
ouvrages, abandonnant aux philosophes, aux théologiens,
aux historiens, le soin de (( désabuser le public des erreurs
qui regardent leur profession ». L'expression seule relève
du tribunal académique ; la chose exprimée n'est de son
ressort qu'autant qu'elle le renseigne sur les intentions de
l'écrivain. « L'Académie se renfermera uniquement dans ce
qui regarde non les sciences, mais dans ce qui regarde l'art
de persuader et de persuader la vérité et la vertu ; telle est
la critique qui doit être, ce me semble, le sujet des confé-
rences de l'Académie )).
A cet exposé détaillé du fonctionnement de l'entreprise
projetée, l'abbé de Saint-Pierre joignait quelques proposi-
tions destinées à compléter le programme de l'activité aca-
démique : enregistrement méthodique des mots et des locu-
tions en train de vieillir ou qui font leur apparition dans la
langue, — introduction des termes d'art et de science dans
le Dictionnaire, — composition, de préférence au diction-
38 LA DISCUSSION DU PROGRAMME
naire polyglotte conseillé par Régnier-Desmarais, d'un dic-
tionnaire étymologique qui permettrait de débarrasser
l'orthographe française de toutes ses lettres superflues, utiles
seulement pour rappeler l'origine des mots. L'abbé de*Saint-
Pierre convenait d'ailleurs que ce dernier projet concernait
plutôt l'Académie des Inscriptions. Il demandait enfin qu'un
académicien fût désigné pour continuer l'histoire de la com-
pagnie commencée par Pellisson et faisait appel à la bonne
volonté de ses confrères pour varier le programme des
séances par la lecture de quelques mémoires sur des points
particuliers de grammaire, de rhétorique ou de poétique.
Tout ce premier discours de l'abbé de Saint-Pierre,
un peu embarrassé et un peu diffus dans la forme, était
rempli de vues ingénieuses et propres à faire réfléchir
les académiciens. Quelques-unes ont reçu par la suite
l'approbation de l'Académie, par exemple l'introduction
de termes d'art et de science dans le Dictionnaire (édi-
tion de 1762) et la continuation de V Histoire de Pellisson
(par l'abbé d'Olivet en 1729), sans parler de la suppres-
sion des lettres étymologiques longtemps réclamée par les
réformateurs de l'orthographe (en 1740)- L'idée d'un Jour-
nal d'observations même qui n'a jamais été mise en prati-
que, a été reprise par le législateur de i8o3 (i), et Sainte-
(i) [La seconde classe de l'Institut] « est particulièrement
chargée de la confection du Dictionnaire de la langue française ;
elle fera, sous le rapport de la langue, l'examen des ouvrages
importants de littérature, d'histoire et de sciences. Le recueil de
ses observations critiques sera publié au moins quatre fois l'an.»
Arrêté contenant une nouvelle organisation de l'Institut national,
3 pluviôse, an 11 (23 janvier i8o3) (Coll. Duvergier, XIV, p. 92,
col. i). Cf. sur la destinée de ce projet le Rapport lu à la classe
de la langue et de la littérature françaises, dans la séance publi-
que du i5 ventôse, an XIII (6 mars i8o5) par M. Arnault, organe
d'une commission spéciale (liecueil des Discours..., Paris,
LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l' ACADÉMIE 89
Beuve regrettait encore qu'elle n'eût pas été réalisée (i).
En terminant son discours, l'abbé de Saint-Pierre insistait
sur l'alternative à laquelle, selon lui, l'Académie se trouvait
réduite. Se déciderait-elle en faveur du traité de grammaire
ou des observations sur la langue ? La question ne s'était
pas différemment posée, nous l'avons vu, dans les années qui
suivirent immédiatement la publication du premier Diction-
naire. Il semblait qu'elle dût être ainsi plus commode à
débattre.
La discussion ne s'égare pas en effet, mais elle traîne.
Convoqués en janvier i^iS « pour délibérer sur le travail
commun » (2), les Académiciens en prennent à leur aise
et répondent à cet appel avec si peu d'empressement que
neuf mois plus tard, il devient nécessaire d'employer la
contrainte. L'Académie ordonne que « chacun de Messieurs
envoie son projet : les présents là, pour le premier de janvier
1714, et les absents pour le premier d'avril » (3). Quelques
membres se décident alors à donner leur opinion. C'est le
cas notamment de Trousset de Valincour, l'ancien élève du
P. Bouhours, dont VAvis mérite de notre part une attention
toute spéciale (4).
F. Didot, 1847, in-4'*, PP-879 et sq.).Une note ajoutée à ce rapport
dans les Œuvres d'Arnault, volume des Mélanges, Paris et
Leipzig, 1827, in-8*, p. 18, laisse entendre que ce projet, voté
pourtant par l'Académie, ne fut pas exécuté grâce à l'inerlic
calculée du secrétaire perpétuel (Suard).
(i) Nouveaux lundis, XII, p. 427.
(2) Registres, 12 janvier 171 3.
(3) Registres, 23 novembre 1713.
(4) Avis sur les occupations de l' Académie imprimé par ordre
de la Compagnie, Paris, J.-B. Coignard, 8 pp. ia-4° (Bibl. Maza-
rine, Rés. A, 16260). Ce mémoire a été longtemps attribué à
Fénelon sur la foi de Querbœuf, éditeur de ses Œuvres (1787, in-
4°, III, pp. 449 et sq.).Ce n'est que tout récemment que M. l'abbé
4o LA DISCUSSION DU PROGRAMME
Divisant son mémoire en deux parties, l'une consacrée
aux « occupations de l'Académie pendant qu'elle travaille
an Dictionnaire », l'autre aux « occupations de l'Académie
après que le Dictionnaire sera achevé », il proposait dans la
Urbain, dont l'attention fut éveillée par sa découverte des brouil-
lons de la lettre à Dacier, s'avisa de contredire cette opinion (Cf.
Les premières rédactions de la Lettre à l'Académie dans la Rev.
d'hist. litt. de la France, VI, pp. 36^ et sq.). On s'étonne que les
différences profondes, parfois même les contradictions entre r.4pis
et la. Lettre, n'aient pas plus tôt sauté aux yeux des historiens de
notre littérature et qu'ils n'aient pas été ainsi amenés à se poser
la même question que l'abbé Urbain. Les arguments de celui-ci
sont de valeur inégale, mais, dans leur ensemble, ils résistent à
une critique méticuleuse, comme celle de M. Albert Gahen dans
son édition de la Lettre à l'Académie (Paris, 1902, in-i6, p. x,
n* i). L'objection la plus sérieuse qu'on puisse faire au système
de l'abbé Urbain, est toujours l'autorité deQuerbœuf. Mais il faut
supposer que Querbœuf a trop facilement conclu de l'identité des
sujets traités dans les deux mémoires à celle des auteurs. Au
moins faudrait-il savoir comment l'Avis lui est tombé entre les
mains : est-ce à l'état de manuscrit ou bien imprimé avec une
addition manuscrite ? est-ce au milieu des papiers de Fénelon
ou d'une autre manière ? Ce doute autorise bien des explications
de son erreur. Ce qui est certain en tout cas, c'est que VAvis et
la Lettre ne sont pas de la même plume. Il est non moins
impossible de ne pas reconnaître dans l'Avis le projet de Valin-
cour imprimé sur l'ordre de l'Académie (Registres, 22 février
1714). En guise de complément aux preuves de l'abbé Urbain
(témoignage des Registres, témoignage de l'abbé de Saint-Pierre
au commencement de son Second discours, rôle actif joué par
Valincour dans les assemblées académiques opposé à l'éloigne-
ment de Fénelon) nous ferons observer que c'est sous le directo-
rat de Valincour et à la suite d'une intervention énergique de sa
part, que l'Académie se rallie plus tard à un projet qui présente
l'analogie la plus frappante avec celui de l'Avis (éditions annotées
des meilleurs écrivains). Cf. Registres, i3 juillet 1719.
LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE LACADÉMIE ^l
première de grouper, sous le titre d'un périodique officiel, des
observations et des remarques dont on pourrait par la suite
(( former le plan d'une nouvelle grammaire française ». Tout
académicien serait tenu d'en fournir un certain nombre dont
la lecture des bons livres lui procurerait aisément la matière.
A entendre Valincour, une publication de ce genre serait
particulièrement bien vue des étrangers avides de se rendre
maître des finesses de la langue française. L'anglais Prior
notamment, au temps de son ambassade à Paris, lui avait
(( parlé cent fois » de la nécessité d'une pareille publication.
Cette première partie, comme on le voit, essayait de
concilier les diverses opinions qui se partageaient l'Acadé-
mie, savoir : de ceux qui ne voulaient pas perdre de vue le
Dictionnaire, de ceux qui tenaient à la grammaire, enfin de
ceux qui, comme l'abbé de Saint-Pierre, réclamaient un jour-
nal d'observations. La seconde développait une proposition
plus hardie et plus originale.
Jusqu'à présent les bons auteurs n'ont été que l'occa-
sion du travail des académiciens. On y cherche des doutes,
c'est-à-dire la matière de remarques et d'observations qu'on
ne trouve plus ailleurs, dans l'usage courant de l'écriture et
de la conversation. Ces remarques et ces observations ont
leur intérêt indépendant des passages qui les ont fait naître.
Avec la seconde partie du mémoire de Valincour, l'attitude
des grammairiens change : les bons auteurs ne sont plus
seulement le prétexte, mais la raison même de l'examen
auquel ils sont soumis ; le texte critiqué passant au pre-
mier plan, la critique n'existe désormais que par rapport à
lui. Il y a dans cette nuance une petite révolution dont on
sentira mieux l'importance par la suite.
Quelques années auparavant, Boileau avait eu l'occasion
d'exprimer un avis tout à fait analogue à propos des occupa-
tions de l'Académie. Parlant un jour avec Tourreil des tra-
ductions françaises d'auteurs anciens, genre auquel cet
42 LA DISCUSSION DU PROGRAMME
académicien devait sa réputation, il s'était plaint que la
France n'eût pas, comme l'Italie, sa collection d'auteurs clas-
siques. Rien n'aurait été, selon lui, plus digne d'occuper
l'Académie que la publication d'un certain nombre d'ou-
vrages (( exempts de fautes quant au style ». Grâce à l'auto-
rité dont elle était revêtue, elle était en mesure de se pro-
noncer sur (( tout ce qu'elle y trouverait d'équivoque, de
hasardé, de négligé ». L'ensemble de ces corrections devait
former au bas des pages une sorte de « commentaire qui ne
fût que grammatical ». Touchant les livres appelés à figurer
dans cette collection, Boileau manifestait une préférence qui
semble bizarre à première vue, en conseillant de commencer
par (( le peu que nous avons de bonnes traductions ». Ce
projet pieusement recueilli par l'abbé d'Olivet (i) fit vrai-
semblablement le tour des amis de Boileau. Valincour, un
des intimes du maître, en eut-il connaissance ? C'est possible.
En tout cas, il eut le temps d'y apporter de sérieuses modifi-
cations.S'est-il inspiré d'autre part des éditions de Malherbe
annotées par Ménage ? Elles étaient fort recherchées et
quelques années plus tard, en 1722 et 1728, les libraires en
donnèrent deux nouvelles coup sur coup. Enfin eut-il
connaissance des intentions de Brossette, un autre intime
de Boileau, qui préparait à cette époque une édition clas-
sique annotée des œuvres de leur ami commun? Autant
d'hypothèses vraisemblables, mais qu'il est également difficile
de contrôler (2). Quoi qu'il en soit, le projet de Valincour
(i) Histoire de V Académie, II, pp. 108-109. Cf. les Remarques
sur Racine, 1788, pp. 3 et sq.
(2) Comme Valincour, Ménage invoque l'exemple des commen-
tateurs anciens qu'il énumère dans son Épître dédicatoire. A
part ce détail, son point de vue, plus voisin de celui de Brossette,
diffère sensiblement de celui de Valincour. Ménage et Brossette
sont avant tout des érudits : ils « expliquent » leur auteur.
Valincour, au contraire, ne parle que de « critique » dans sou
projet. Nous reviendrons sur ce point dans un autre chapitre.
LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'aCADÉMIE 4^
s'écarte résolument de celui de Boileau sur deux points
essentiels : les différentes espèces de notes du commentaire,
purement grammatical chez Boileau, et le choix des auteurs
classiques, traducteurs chez l'un, originaux chez l'autre :
« Mon avis est que l'Académie entreprenne d'examiner
les ouvrages de tous les bons auteurs qui ont écrit en notre
langue, et qu'elle en donne au public une édition accom-
pagnée de trois sortes de notes :
1° Sur le style et le langage ;
2° Sur les pensées et les sentiments ;
3° Sur le fond et sur les règles de l'art de chacun de
ces ouvrages ».
Ainsi s'exprime Valincour dans la seconde partie de ÏAçis,
où cette proposition se trouve développée. Les i^emarques de
l'Académie sur le Cid — toujours elles ! — et ses observa-
tions sur quelques odes de Malherbe serviront de modèles à
ce triple commentaire dont l'utilité est amplement démon-
trée par les travaux analogues des philosophes et des gram-
mairiens anciens, Aristote, Denys d'Halicarnasse, Démétrius
de Phalère, Hermogène, Quintilien, Longin, etc. On sera ainsi
tout naturellement amené à donner au public ce qu'on lui
promet depuis si longtemps, une Rhétorique et une Poétique
fondées sur l'examen des chefs-d'œuvre de la littérature
française. Seule une pareille méthode, d'ailleurs renouvelée
des anciens eux-mêmes, est capable de rajeunir une matière
où l'on s'est contenté jusqu'ici de reproduire fidèlement
leurs travaux. « Ce n'est en effet que par la lecture de nos
bons auteurs et par un examen sérieux de leurs ouvrages
que nous pouvons connaître nous-mêmes et faire ensuite
sentir aux autres ce que peut notre langue et ce qu'elle ne
peut pas, et comment elle veut être maniée pour produire les
miracles qui sont les effets ordinaires de l'éloquence et de la
poésie ». Les chefs-d'œuvre ne manqueront pas. Sans en
faire l'énumération complète, voici Bourdaloue qui, dans
44 LA DISCUSSION DU PROGRAMME
l'éloquence de la chaire, « est peut-être arrivé à la perfection
dont notre langue est capable dans ce genre », et voici, pour
le style épistolaire, Balzac et Voiture chez qui l'on découvre
encore « de véritables beautés » en dépit des infidélités de
la mode.
Valtncour bornait pour le moment à ces indications som-
maires l'exposé de son projet, annonçant qu'il y reviendrait
avec plus de détails au cas où l'Académie l'approuverait. Il
se rendait compte en effet que^ pas plus que d'autres, une
pareille entreprise ne pouvait aboutir si les Quarante per-
sistaient .dans leurs habitudes de travail décousu. En consé-
quence, il réclamait des mesures énergiques propres à réta-
blir parmi eux une exacte discipline. Remplacer les anciens
statuts par de nouveaux, tel devait être, selon lui, leur pre-
mier souci, après quoi seulement ils seraient en mesure de
faire une besogne utile (i).
L'Académie reconnut lïntérêt des propositions de Valin-
cour en ordonnant qu'elles fussent imprimées et en décré-
tant la refonte de ses statuts (22 février 171 4). Mais elle ne
crut pas devoir se prononcer plus nettement en faveur du
projet d'éditions annotées. Elle était obligée de compter
avec les partisans du traité de grammaire dont l'abbé
Genest se faisait presqu'en même temps le porte-parole. Son
mémoire ne nous est pas parvenu, mais vraisemblablement
il ne laissa pas l'Académie indifférente, car, le 26 mai, l'abbé
de Saint-Pierre reparaît en scène avec un second Discours (2)
(i) Ce paragraphe sur la révision des statuts académiques,
auquel correspond si évidemment la décision prise par l'Aca-
démie dans la même séance où elle vole l'impression du projet
Valincour (preuve importante à l'appui de la thèse de l'abbé
Urbain), ne se trouve que dans la rédaction de l'Avis publiée
par Querbœuf.
(2) Second discours de M. l'abbé de Saint-Pierre, donné le
•16 mai iyi4i sm^ les travaux de V Académie, réum au précédent
LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'AGADÉMIE 4^
dans lequel il abandonne son attitude intransigeante à l'égard
de la Grammaire et lui réserve une place dans les occupa-
tions futures de l'assemblée.
Cette alternative entre la Grammaire et les Observations
qu'il imposait à l'Académie à la fin de son premier discours,
pourquoi ne la résoudrait-on pas en consacrant un certain
nombre de séances à chacune de ses occupations ? Les
observations, dont on publierait toutes les années un petit
recueil, serviraient à calmer l'impatience du public et à le
tenir au courant de ce qui se fait à l'Académie ; pendant ce
temps, le traité de grammaire s'achèverait à la longue et
sans qu'il fût nécessaire d'en précipiter la publication.
Restaient, il est vrai, les objections formulées contre cet
ouvrage par l'abbé de Saint-Pierre lui-même dans son pre-
mier Discours, ssiYoir son utilité contestable et l'impossibilité
d'en venir à bout pour les académiciens travaillant en corps.
L'orateur les écarte « heureux, dit- il, d'avoir assez de doci-
lité pour se corriger souvent soi-même ». Ainsi que le Dic-
tionnaire, la Grammaire doit être envisagée non comme un
livre à lire d'affilée, mais comme un ouvrage consultatif.
Elle servira à distinguer ce qui dans la langue est arbitraire
ou régulier, l'arbitraire s'expliquant à son tour par des rai-
sons supérieures aux règles. Elle contribuera à ralentir la
fuite rapide du langage qui porte un si grand préjudice aux
chefs-d'œuvre atteints par l'usure des mots. Elle est indis-
pensable au perfectionnement d'une langue appelée à de
hautes fonctions depuis qu'on la parle dans l'Europe entière;
et, pour ne considérer qu'une de ses parties, celle qui a trait
dans l'exemplaire unique de la Bibliothèque Nationale. Ensemble
98 pp. in-4°, sans imprimeur ni date, mais postérieur à la mort de
Fénelon (feu M. l'archevêque de Cambrai, p. 97), c'est-à-dire au
7 janvier 1715. Réimprimé sans changement en tête de l'édition
de 1717 de VHistoire de Pellissou (avec le précédent 76 pp. in-12).
46 LA DISCUSSION DU PROGRAMME
à l'orthographe, ceux qui réclament une simplification du
système en usage, ne savent -ils pas que l'autorité d'une gram-
maire académique est seule capable d'accomplir ce miracle ?
Touchant l'exécution du projet, l'abbé de Saint-Pierre la
croit maintenant possible. Pour parer à l'inconvénient des
contradictions inévitables dans un travail où tout dépendrait
d'une majorité nécessairement flottante, on pourrait s'enten-
dre sur le programme suivant : prendre pour point de départ
le Traité de Régnier-Desmarais qu'on ne modifiera que sur
les points déclarés suffisamment importants pour faire l'objet
d'un vote de l'Académie. On procédera comme lorsqu'il
s'est agi de changer le plan du Dictionnaire et qu'on a
décidé soit de ne plus grouper les mots par racines, soit de
conserver l'orthographe traditionnelle.
Entré dans cette voie conciliatrice, l'abbé de Saint-Pierre
espérait gagner à son projet de journal académique les par-
tisans du traité de grammaire. Mais il avait affaire à des
gens dont il était particulièrement difficile d'obtenir une
décision ferme. Dans la même séance où ce nouveau « dis-
cours )) fut déposé, les avis de tous les académiciens, à la
suite d'un nouveau délai qui leur avait été imparti le 5 mai
précédent, se trouvèrent enfin réunis. Ils étaient, au témoi-
gnage des Registres (26 mai 1714)» « pvesqu'uniformes sur la
nécessité de tenir les engagements que nos fondateurs ont
pris )). Entendez par là qu'ils se ralliaient tous plus ou moins
au projet de Grammaire, impression d'ensemble à laquelle
le second mémoire de l'abbé de Saint-Pierre contribuait
pour sa part et qui rejetait forcément dans l'ombre son pro-
jet de journal. Dans le nombre de ces « avis », l'attention
des académiciens fut d'ailleurs plus particulièrement solli-
citée par l'un d'eux « plus détaillé que les autres )) et signé
d un nom illustre, Fénelon.
Dans son mémoire, l'archevêque de Cambrai s'inspirait
visiblement des dispositions statutaires qu'il développait
LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'aCADÉMIE 4^
l'une après l'autre en les prenant pour points de départ
d'ingénieuses dissertations (i). Il rendait hommage à l'uti-
lité du Dictionnawe qui, selon lui, méritait d'être achevé ;
il se déclarait partisan de la Grammaire, à condition qu'elle
se réduisît à « une méthode simple et facile » ; puis, payant
d'audace, il chargeait l'Académie « d'enrichir notre langue
d'un grand nombre de mots et de phrases qui lui man-
quent ». De là, il passait aux projets de Rhétorique et de
Poétique et s'y attardait avec complaisance, ayant nombre
de vues originales à communiquer dans chacun de ces
domaines. Il appuyait également d'observations très per-
sonnelles l'idée qu'il suggérait à ses collègues « de tra-
vailler pour perfectionner les poèmes dramatiques )) ; il
abordait de la même façon l'histoire, genre qui lui paraissait
aussi réclamer des règles. En ce qui concerne la manière de
les exécuter, ces divers travaux pourraient être répartis
entre plusieurs académiciens, chaque auteur étant laissé
libre de composer son ouvrage à sa guise, mais ayant soin
de consulter l'Académie sur toutes les questions propres à
fournir la matière d'une délibération. L'ensemble de ces
consultations avec les « disputes )) auxquelles elles donne-
(i) Nous suivons dans celte analyse la première et la plus
complète des deux versions manuscrites de la Lettre à V Aca-
démie retrouvées par l'abbé Urbain dans les archives de Saint-
Sulpice et publiées par lui dans la Rev. d'hist. litt. de la France,
VI, pp. 374*397. C'est une copie de deux mains différentes et
portant la trace de corrections laites par l'auteur. N'est-il pas
probable que nous avons là le texte même de 1' « avis » présenté
par Fénelon dans la séance académique du 29 mai 1714» sur
lequel il aura ensuite exécuté ses retouches ? En tout cas, c'en
est une (orme très voisine. La seconde version, d'ailleurs incom-
plète, représente manifestement une étape du travail de Fénelon
plus rapprochée de la Lettre à l'Académie. Cf. l'article de l'abbé
Urbain, p. 374.
48 LA DISCUSSION DU PROGHAMME
raient lieu, formerait une « espèce de journal » rédigé par
le secrétaire perpétuel et qui, ayant pour but d'améliorer la
critique et le goût, serait accueilli favorablement par les
lettrés de toute l'Europe. Le mémoire s'achevait par l'expo-
sition des idées de l'auteur sur la « guerre civile » qui
mettait alors aux prises, dans le sein de l'Académie, partisans
et adversaires des Anciens.
Cet (( avis » de l'archevêque de Cambray eut une destinée
singulière. Conformément à une délibération prise le 5 mai
et qui visait d'une façon générale tous les projets présen-
tés par ses membres, l'Académie pria l'auteur d'en auto-
riser l'impression. Fénelon, qui ne s'attendait pas à cet
honneur compromettant, demanda du temps pour revoir son
ouvrage (i4 juin), ne le renvoya que l'automne suivant
(aS octobre) et finalement mourut avant sa publication
retardée jusqu'en 1716 par la faute du libraire Coignard.
Celui-ci, craignant de ne pas faire ses frais en ne tirant du
mémoire que quarante exemplaires, avait sollicité de l'Aca-
démie, au commencement de 1716, l'autorisation de l'imprimer
pour le grand public (i). Elle lui fut accordée ; ainsi vint au
jour, sous sa forme définitive, dont on avait retranché
notamment les appels trop directs à l'intervention de l'Aca-
démie (2), l'ouvrage célèbre connu sous le nom de Lettre à
V Académie (3).
Au point de vue où nous nous plaçons qui est celui des
(1) Registres, 5 janvier lyiS.
(2) Cf. l'article de l'abbé Urbain, p. 3;74. Encore une preuve
de la réserve instinctive ou calculée de l'Académie.
(3) Titre primitif : Réflexions sur la grammaire, la rhéto-
rique, la poétique et f histoire, ou Mémoire sur les travaux de
l'Académie françoise, à M. Dacier, secrétaire perpétuel et garde
des livres du cabinet du roi, par feu M. de Fénelon, archevêque-
duc de Cambrai, l'un des quarante de V Académie^ Paris, J.-B.
Geignard, 1716, in-12.
LE DÉBAT SUR LKS OCCUPATIONS DE l'aCADÉMIE 49
puristes, on est obligé de convenir qu'il était moins fait
pour plaire que pour scandaliser. Sans doute, sur quelques
points il flattait les préjugés en cours, par exemple en attri-
buant une valeur absolue aux qualités de précision et de
clarté que la langue française s'efforçait alors d'acquérir ; ou
encore en reconnaissant la nécessité de la « perfectionner »
sans cesse et en exagérant l'importance du rôle dévolu aux
grammairiens dans cette oeuvre. Mais qu'était-ce que ces
vagues concessions auprès de toutes les idées subversives
répandues dans la Lettre : les avantages du grec et du latin
sur le français rais en lumière avec intention, la « richesse »
de la langue maternelle méconnue, l'emprunt aux langues
étrangères déclaré légitime, les procédés de composition
chers à Ronsard restaurés dans le lexique, l'ordre naturel
dans la construction représenté comme une cause d'infério-
rité pour une langue, la contrainte imposée au langage par
les règles de la versification quantitative et notamment la
rime, condamnée au nom de la poésie, etc., etc. Il y avait là
matière à de nombreuses contestations dont quelques-unes
ont eu en effet un prolongement dans le dix-huitième siècle ;
preuve en soit celles qui ont trait à la versification (i).
Quant à l'objet propre du débat dans lequel Fénelon
était censé intervenir, c'est-à-dire les occupations de l'Aca-
démie, il est évident que l'auteur de la Lettre, retiré dans
son évêché de Cambrai d'où il ne sortait plus, était par-
ticulièrement mal placé pour donner son opinion. Il l'avait
bien senti lui-même : « Je ne connais, disait-il en com-
mençant sa lettre, ni les dispositions de MM. les académi-
(i) Parmi les contradicteurs immédiats de Fénelon, on peut
citer le P. Du Cerceau et l'abbé de Pons. Le premier lui reprocha
d'avoir médit de la rime et de la cadence du vers (Nouveau
Mercure, février 17 17, p- 18) ; le second entreprit de défendre
contre lui l'ordre naturel dans la construction fibid., mars 17 17,
pp. 22-25).
F. — 4.
5o LA DISCUSSION DU PROGRAMME
ciens, ni leurs engagements. Ainsi je vais parler de loin, au
hasard ». Avec son cadre élargi, l'aavis» de Fénelon semblait
perdre de vue sa destination primitive. Gomme ne manqua
pas de le faire observer l'abbé de Saint-Pierre, l'auteur four-
nissait des renseignements circonstanciés sur les nioxens
d'exécuter une foule de projets, mais ne décidait nullement
la question principale, savoir par lequel il fallait commen-
cer, car de les mener tous de front il ne pouvait être ques-
tion. « Pour peu que feu M. de Cambrai eût été dans le train
et dans l'usage de nos assemblées, il eût vu comme nous que
tous ces ouvrages ne peuvent s'exécuter en même temps ; il
eût vu de même que si l'on se détermine à en faire un des
trois [grammaire, poétique, rhétorique], il faut nécessaire-
ment commencer par la grammaire : ainsi ce beau discours
que j'ai entendu avec tant de plaisir, ne me fait rien changer
à mon dernier avis. »
On avait donc beaucoup discuté sans aboutir à aucun
résultat pratique. Ce n'était pas faute de lumières ni d'élo-
quence ; mais nos orateurs se heurtaient aux obstacles invi-
sibles que nous avons eu déjà plusieurs fois l'occasion de
signaler. Quelqu'un cependant donnait alors à l'Académie
autre chose que des conseils et s'eiïorçait pour sa part de
remplacer les paroles par des actes.
Dès son entrée dans la compagnie, l'abbé de Dangeau
s'était révélé comme un zélé pourvoyeur des séances acadé-
miques. Il avait débuté vers 1694 par y donner lecture de
ses deux Discours sur les voyelles et les consonnes aux-
quels il ajouta longtemps après un supplément réclamé par
ses confrères. En 1700, on le voit parmi les plus empressés
à fournir des doutes sur la langue (i). Il propose notam-
ment des « remarques sur les noms et. sur les corapara-
(1) Cf. les Registres, i4 août, 6, 18, 23, 25, 27, 3o septembre
et i3 novembre 1700.
LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'aCADÉMIE 5I
tifs )) (3o août) et parle pendant deux séances (i3 et i6 sep-
tembre) sur (( les pronoms moi et je, tu et toi, il et se ».
De la sorle, il habituait peu à peu ses collègues à compter
sur lui pour traiter des questions de grammaire dans leurs
assemblées. Dans son premier Discours (i), l'abbé de Saint-
Pierre fait un appel direct à sa bonne volonté en le signalant
comme un des académiciens « qui ont déjà fait ou qui
peuvent faire plusieurs excellents discours séparés sur cer-
tains points de grammaire, de poétique et de rhétorique ».
Il était donc tout désigné pour collaborer d'une manière
prépondérante à la Grammaire académique du jour où l'on se
déciderait à l'entreprendre ; et en effet, ses Opuscules, sur-
tout ceux qui sont réunis dans le recueil de 1717, peuvent
être envisagés comme autant d'études préliminaires de ce
grand travail (2).
(1) Edit. de 1717, pp. 5i-52.
(2) Rien n'est plus difficile que de fixer exactement la chro-
nologie de ces opuscules. L'auteur les faisait imprimer séparé-
ment à mesure qu'il les avait rédigés et il les réunissait en volume
dès qu'il en avait un certain nombre. Nous connaissons, pour
notre part, quatre de ces recueils formés de son vivant :
1" Essais de granmaire contenus en trois discours. A Paris,
chez Jcan-Baptisle Coignard imprimeur, etc., MDGG, avec privi-
lège de Sa Majesté, i vol. in-12. L'exemplaire incomplet que nous
avons pu voir chez M. F. Brunot, ne contient que le Premier
discours, qui traite des voyèles. Les deux autres sont probable-
ment le Second discours qui traite des consones et la Lètre sur
l'ortog-rafe écrite en 1 6g4-
2" Essais de granmaire qui contiennent : I Un discours sur
les voyèles, Il Un discours sur les consones, III Une lètre sur
Cortografe, 1 V Suptémant à la Lètre sur l'ortografe. A Paris,
elles Grégoire Dupuis, rue Saint-Jâques, à la Fontaine d'Or.
Avec aprobation et privilège du Roi, 1711. i vol, in-8° (Bibl. Nat.
X, 9844).
3» Réflexions sur la granmaire fransoise. A Paris, chez
52 LA DISCUSSION DU PROGRAMME
Gomme ses collègues lui réclament « une comparaison
entre notre langue et la plupart de celles que nous connais-
sons )), il leur répond : « Gela demande une connaissance assez
exacte du génie et des diverses parties de chaque langue.
Tout cela est au-dessus de mes forces. Gependant, puisque
vous le voulez, je vas (sic) écrire quelque chose sur cette
matière ; un autre fera sans doute mieux ». Et il indique en
quelques mots la marche à suivre : (( Je crois qu'il faut
prendre ce dessein par parties, examiner d'abord les langues
par rapport à la grammaire, ensuite par rapport au dic-
tionnaire, et pousser la recherche jusqu'à la rhétorique et
à la poétique ; dans la grammaire examiner les diverses
parties l'une après l'autre, les verbes, les noms, les autres
parties du discours qu'on appelle les parties d'oraison, et
la construction des mots qu'on nomme syntaxe ; dans le
dictionnaire, examiner les mots qui sont racines, ceux
qui sont dérivés, ceux qui sont composés, dans la rhéto-
rique et dans la poétique, la nature et le style des divers
Jean-Baptiste Geignard, imprimeur ordinaire du Roy, MDGG
XVII. Avec privilège de Sa Majesté, i vol. in-8' (Bibl. Nat. Rés.
X, 1931).
4° Idées nouvèles sur diférantes matières de granmaire, par
fauteur de la Géografie historique. A Paris, chez Jean Desaint
et Gabriel-François Quillau, etc., M.DGG.XXII. i vol. in-8» (Bibl.
Nat. Rés. X, 1931, reUé avec le précédent). Ne contient, de plus
que le second recueil, que l'opuscule intitulé Sur Vortografe
fransoise.
Ges quatre recueils, surtout les trois premiers, permettent de
fixer approximativement l'époque où chaque opuscule fut rédigé.
En faisant le calcul le plus large, on peut ainsi supposer que les
Réflexions sur la granmaire fransoise ont vu le jour entre 1711
et 1717. Pour plus de détails, voyez l'édition de B. Jullien que
nous suivons dans notre exposé.
LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE L'aCADÉMIE 53
discours ou autres ouvrages de prose ou de vers (i). »
De cet important programme, l'abbé de Dangcau n'a lui-
même exécuté qu'une faible partie, se bornant à pousser sa
comparaison dans le domaine du verbe (2). Son attention
se porte ensuite ailleurs : il trace les grandes lignes d'un
traité de grammaire. Passant en revue les (( principales par-
ties du discours », il s'attarde notamment à l'examen des
« parties du verbe » et jette les fondements d'une classifica-
tion remarquable sur laquelle nous aurons l'occasion de
revenir. Il ne craint pas non plus d'aborder le détail de
certains chapitres, ceux qui doivent traiter des « préposi-
tions )) et des « particules )). Des notes éparses, c Sur le mot
quelque », « Sur le mot quelqu'un », « Sur la préposition
après )), complétaient ce matériel dont l'Académie, rendant
hommage au zèle et aux capacités de Dangeau, réclamait
(( instamment » la publication dès 1716 « afin de n'être pas
seule à profiter de ses découvertes » (3). Conformément à
ce souhait, deux ans plus tard — Coignard n'est jamais
pressé — paraissaient les Réflexions sur la granmaire
fransoise ; l'accueil que la compagnie leur faisait, prouve
qu'elle n'avait pas perdu de vue la portée de cet ouvrage
(( qui pourra, disait-elle, être d'une grande utilité pour la
composition d'une grammaire » (4).
(i) Sur la comparaison de la langue fransoise avec les autres
langues.
(2) Considérations sur les diverses manières de conjuguer
des Grecs, des Latins, des Fransois, des Italiens, des Espagnols,
des Alemans, etc.
(3) Registres, 3i oclobre 1715.
(4) Registres, 16 décembre 17 17.
54 LA DISCUSSION DU PROGRAMME
II
Au terme de cette nouvelle période du débat sur les
occupations de l'Académie, la période des « projets », la
publication du travail de l'abbé Dangeau semble en ouvrir
une autre, celle des actes. Le 'Dictionnaire dont on avait
revu les dernières épreuves, allait paraître. L'Académie
déclarait sa résolution de « prendre des mesures pour satis-
faire à ses autres obligations et pour travailler à fixer la
langue autant que cela sera possible dans l'état de perfec-
tion où elle se trouve » (i). N'était-elle pas en possession de
toutes les pièces du grand procès qu'elle instruisait depuis
si longtemps contre elle-même, les deux Discours de l'abbé
de Saint-Pierre (2), Y Avis de Valincour, celui de l'abbé
Genest, la Lettre de Fénelon, etc., etc. ? 11 n'en fallait pas
davantage pour éclairer sa religion. Aussi, dès la première
séance où elle délibère sur le travail commun (i^ janvier
17 18), l'unanimité des voix est-elle franchement acquise
au projet qui avait Rni par grouper tous les suffrages des
académiciens dans la séance du 26 mai 17 14, le projet de
grammaire. Les statuts, fait-on remarquer à ce propos.n'auto-
risent pas la moindre hésitation. C'est à peine si quelques
membres demandent qu'on joigne à ce travail « sec, épineux
et sans aucun agrément » une occupation « plus agréable »,
par exemple la critique de quelques bons auteurs à laquelle on
(i) Registres, 29 décembre 1717.
(2) Après son exclusion, l'abbé de Saint- Pierre écrivit encore
un troisième mémoire ou Projet pour rendre V Académie fran-
çaise plus utile qu'elle n'est (inséré au t. III de ses Oeuvres politi-
ques, Rotterdam, 1733, 4 vol. in-12). Il y expose le plan d'une
réorganisation complète de l'Académie à laquelle il veut donner
le nom d'Académie des bons écrivains.
LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'aCADÉMIE 55
pourrait consacrer une séance sur deux. Cette proposition
est repoussée comme étant de nature à retarder la publica-
tion de la grammaire « qui doit être présentement notre
unique objet ». Touchant la manière de travailler, on décide
« à la pluralité des voix qu'on lira d'abord la grammaire
raisonnée de Port-Royal, qu'on lira ensuite celle de Robert
Estienne, qu'on prendra celle de M. l'abbé Régnier, qu'enfin
on lira celle du P. Bufïier, et que de toutes les observations
qui auront été faites sur ces ouvrages, on composera une
nouvelle grammaire, en conservant tout ce qu'il y a de bon
et de vrai dans celle de M. labbé Régnier et dans les autres,
et en réformant tout ce qui se trouvera contraire aux prin-
cipes dont on sera convenu ».
Un peu plus d'une année se passe à poursuivre l'exé-
cution de ce plan par lequel on espérait donner satisfaction
aux exigences du règlement. Dans la préface remaniée de
son Dictionnaire, l'Académie venait de prendre de nouveau
l'engagement public de compléter son grand ouvrage par
une grammaire (i). Mais il y avait loin de la coupe aux
lèvres. Le ii mai 1719, le secrétaire perpétuel en était réduit
à constater devant ses collègues assemblés que « depuis sept
ou huit mois l'Académie avait travaillé à obéir à la déli-
bération qui avait été prise au mois de janvier de l'année
dernière, qui était de donner une grammaire pour acquitter
la dette que ses fondateurs lui ont laissée ; qu'on avait lu les
meilleurs grammairiens selon le règlement qui avait été fait,
et qu'on y avait fait plusieurs remarques, mais que quand
on avait voulu mettre la main à l'œuvre, l'expérience avait
fait voir qu'il était très dillicile que la compagnie fît un
ouvrage de système qui ne peut partir que de la tête d'un
seul ».
(i) « Dans le traité de la Grammaire, on examinera les
raisons des grammairiens modernes ...»
56 LA DISCUSSION DU PROGRAMME
L'épreuve de 1700 renouvelée à une vingtaine d'années
de distance, donnait les mêmes résultats. Tout était remis
en question et dans des termes à peu près pareils à ceux
dont on s'était alors servi. Les uns demandent que toute
l'attention de l'Académie se concentre sur le Dictionnaire
qui, dans un cadre élargi où figureront des exemples des
meilleurs auteurs, accueillera « les règles les plus néces-
saires et les i)réceptes les plus importants » de la grammaire,
de la rhétorique et de la poétique. On leur objecte que dans
une nation (( inconstante et avide de nouveautés », pareille
résolution couvrirait l'Académie de ridicule en laissant croire
qu'elle n'est pas capable de confectionner un autre ouvrage
qu'un dictionnaire. Il faut à tout prix servir au public quel-
que chose de neuf qui puisse « l'instruire et l'amuser ». En
conséquence, d'aucuns persistent à réclamer une grammaire
dont la préparation serait confiée à « quelqu'un de MM. les
académiciens » qui ferait ensuite sanctionner son travail par
l'assemblée (on avait oublié l'expérience faite avec Régnier-
Desmarais). « Cela serait d'autant plus aisé, font-ils observer,
que nous avons déjà le travail de M. l'abbé de Dangeau qui
a fort médité sur cet art, qui y a fait des réflexions très judi-
cieuses qu'il a communiquées à la Compagnie et qui, si ses
autres occupations ne lui permettent pas de se charger du
travail entier, ne refusera pas de lui faire part de ce qu'il a
encore et qu'il n'a pas imprimé. » — Enfin l'examen des bons
auteurs semble toujours à certains académiciens l'occupation
la plus propre à concilier les diverses exigences du règle-
ment et à fournir au public « quelqu'ouvrage qui satisferait
sa curiosité et remplirait son attente ».
Partagée de nouveau entre ces trois conseils, l'Académie
se trouvait dans cet état d'indécision pénible à force de se
prolonger au cours duquel la moindre parole énergique
entraîne les volontés hésitantes. Valincour, depuis peu
nommé directeur, osa prononcer cette parole. Dans la séance
LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'aCADÉMIE 67
du i3 juillet suivant, il s'exprime « avec beaucoup de force »
sur la nécessité de (( prendre une résolution qui pût être
exécutée, afin qu'une compagnie aussi célèbre que l'Acadé-
mie française et qui a reçu de Louis le Grand des distinc-
tions si glorieuses, ne devienne pas un membre inutile dans
l'État ». A la faveur de l'impression produite par son dis-
cours et après un long débat où les trois avis qui se parta-
geaient l'assemblée, furent (( repris et débattus avec beaucoup
de zèle », Valincour réussissait à faire accepter par ses
confrères le projet qui lui tenait particulièrement à cœur
depuis qu'il en avait jadis exposé les grandes lignes dans
son Açis. L'Académie se décidait enfin à « entreprendre
l'examen des auteurs ». Le secrétaire perpétuel, auquel les
académiciens auraient à communiquer leurs observations
par écrit, devait former du tout (( un ouvrage suivi et com-
plet qui puisse être donné au public avec les textes quand
la compagnie le jugera à propos ». Cette occupation ne
devait porter préjudice ni au Dictionnoire qui « serait
toujours sur le bureau comme le travail ordinaire », ni aux
doutes que les particuliers pourraient soumettre au juge-
ment de l'Académie. Deux ouvrages étaient en même temps
désignés pour inaugurer ce nouveau programme : en pre-
mier lieu la traduction de Qninte-Curce par Vaugelas,
(( parce que comme cet auteur a fort bien écrit sur la lan-
gue, il a encore aujourd'hui beaucoup d'autorité, quoique
beaucoup de ses expressions et de ses tours de phrases
aient vieilli, et qu'il est très important de faire connaître
en quoi il doit ou ne doit pas être suivi » ; en second lieu
XAthalie de Racine, « parce que c'est une des plus parfaites
tragédies que nous ayons et que l'examen de cette pièce
peut fournir beaucoup de réflexions curieuses et de remar-
ques très utiles pour la langue, pour la rhétorique et pour
la poétique ».
La tâche accomplie par l'Académie dans ce nouveau
58 LA DISCUSSION DU PROGRAMME
champ d'activité n'a pas d'ailleurs excédé la critique de ces
deux ouvrages. Du moins furent-ils examinés complètement
l'un et l'autre. Le commentaire sur le Qainte-Gurce peut
être considéré comme terminé au mois de septembre 1720,
Celui d'Athalie paraît avoir pris beaucoup plus de temps.
Aucun n'a été publié par l'Académie avec ou sans le texte
annoté. N'avons-nous pas dit que le courage de cette assem-
blée n'était pas toujours à la hauteur de son zèle ?
III
Ainsi prenait fin, tout à l'avantage du second, l'antago-
nisme des deux grands projets qui se disputaient depuis
vingt ans la faveur de l'Académie, le traité de grammaire et
la critique des bons auteurs. Encore, des formes diftérentes
que celle-ci pouvait revêtir, journal d'observations ou clas-
siques annotés, il n'y avait réellement que la seconde qui
restât maîtresse du terrain. Quel fut au dix-huitième siècle
le sort du programme dont nous venons de suivre la dis-
cussion au sein même de l'Académie ? La question n'est pas
indifl'érente en elle-même ; elle acquiert une grande impor-
tance du fait qu'à ce programme est liée, comme nous le
verrons, la destinée du purisme pendant un siècle. Nous
allons donc tâcher d'y répondre ; mais auparavant, une obser-
vation s'impose.
A ne tenir compte que de la difl'usion des pièces princi-
pales du débat sur les occupations de l'Académie, celui-ci n'a
certainement pas exercé une action directe appréciable sur
le travail des grammairiens. Seule la Lettre de Fénelon.
à nos yeux le moins significatif de ces documents, franchit
les limites d'un petit cercle d'initiés, et cela pour des raisons
étrangères à notre sujet (notamment la querelle des Anciens
et des Modernes). C'est à peine si les deux « discours )) de
LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE L ACADEMIE 00
labbé de Saint-Pierre insérés en tête de l'édition de i [717 de
YHistoire de V Académie, obtiennent de loin en loin une
mention des bibliographes (i) : le projet d'un journal
d'observations fut enterré pour ainsi dire dès sa nais-
sance (2). Enfin si les idées de Valincour se sont révélées
particulièrement fécondes au dix-huitième siècle, il n'y est
personnellement pour rien, puisque son Apîs reste caché
parmi les papiers de l'Académie jusqu'à l'époque tardive où
Querbœuf l'ayant découvert on ne sait où, le fit entrer par
erreur dans son édition des œuvres de Fénelon.
C'est à un autre titre que le débat sollicite notre intérêt,
comme une sorte de miroir où se reflètent distinctement les
préoccupations dominantes de la grammaii'e au début de la
période que nous avons entrepris de parcourir. Les divers
projets mentionnés plus haut répondent à ces préoccupations.
L'Académie les centralise, mais entré elle et l'extérieur, ils
circulent à l'état de formules plus ou moins précises qui, en
se propageant plus tard dans les milieux cultivés, feront des
conquêtes de plus en plus étendues. En ce qui concerne
notamment les classiques annotés, nous avons déjà men-
tionné les réimpressions successives àw. Malherbe de Ménage.
Il faut y joindre l'apparition, en 1716, des premiers La Fon-
taine accompagnés de petites notes et la publication, en 1716,
du Boileau de Brossette. Voici en outre, à titre de curiosité,
(1) Cf. la Bibliothèque française de Goujet, I, p. 187, ou
encore les Obs. écr. mod. de l'abbé Desfonlaines, III, p. 271.
Dans son Eloge de l'abbé de Saint-Pierre, note XII, d'Alembert
ne parait connaître que le Projet pour rendre l'Académie fran-
çaise plus utile qu'elle n'est.
(2) Nous ne parions pas, bien entendu, du projet de journal
mentionné dans les règlements de Tlnstitut national et dont il a
été question plus haut. Il a été conçu indépendamment de l'autre
et n'a pas eu d'ailleurs plus de succès.
6o LA DISCUSSION DU PROGRAMME
quelques unes des idées qui s'agitent alors confusément dans
le cerveau d'un grammairien de second ordre, de Vallange,
auteur d'un Nouveau système ou noui>eau plan d'une gram-
maire françoise publié en 1719. Elles se justifient de la
manière suivante :
1° Difficulté de n'offrir à la jeunesse que des livres «écrits
dans la dernière exactitude pour le langage, aussi bien que
pour la pureté des mœurs ». De Vallange annonce qu'il don-
nera à la fin de sa grammaire la liste des ouvrages qu'il est
(( à propos de lire pour acquérir la pureté du langage », liste
à laquelle il ajoutera « quelques observations sur le style de
l'auteur et sur quelques termes qui paraissent moins
propres » (i).
2° Danger de l'archaïsme dans les ouvrages réputés clas-
siques. On l'écarterait « si l'on avait quelqu'un assez versé
dans la langue française pour avertir le lecteur des termes
qui ne sont plus du bel usage ». Qui sera ce quelqu'un? De
Vallange ne le dit pas expressément. « Cela ne se peut,
observe-t-il, qu'avec beaucoup de peine et de dépense, puis-
qu'il faudrait faire de nouvelles impressions ; mais ce qui
pourrait se faire plus commodément, ce serait de marquer
tous les termes usés de ces auteurs excellents » ; et de Vallange
cite comme exemple Vaugelas dont la traduction de Quinte-
Curce « peut se lire sans courir le risque de tomber dans
quelques termes usés, quand on aura averti que tels et tels
termes dont il s'est servi ne sont plus du bel usage » (a).
3° Inévitable obscurité d'une œuvre pour le lecteur peu
(i) Nouveau système au nouveau plan d'une grammaire
françoise..., Paris, 1719, in 8% pp. 398-401 (sous la rubrique :
Choix des livres françois propres pour la lecture de ceux qui
désirent acquérir la pureté du langage).
(2) Ibid., pp. 423-424 (sous la rubrique : Termes usés dans les
bons auteurs françois).
LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'aCADÉMIE 6î
familiarisé avec l'époque et le lieu où elle a vu le jour.
« Boileau, par exemple, fait une satire contre le tintamarre
qui se fait dans les rues de Paris. Les Parisiens sont au fait
de ce qu'il dit pendant que les provinces cherchent ce que
veut dire cet auteur dans mille endroits de ses ouvrages .
Gomme nous sommes à Paris, que nous sommes ses contem-
porains et que nous avons connu ses habitudes, nous lisons
ses écrits sans aucune difficulté. Les étrangers et les per-
sonnes de province n'ont pas le même plaisir : nos neveux,
dans quelques années d'ici, seront dans le même embarras
que les étrangers. Ce que je dis de Boileau peut se dire de
presque tous les auteurs ». En conséquence, « afin que l'on
puisse lire tous les auteurs français avec plus de plaisir et
que l'on entende toutes leurs pensées », de Vallange annonce
qu'il donnera (( un (sic) espèce de commentaire sur chaque
auteur » dans lequel il expliquera ce qui est obscur. « Je
suivrai l'ouvrage de page en page en faisant les remarques
nécessaires sur chaque endroit diflicile ; j'appelle ces com-
mentaires la clef des auteurs ». Passant au détail de son
projet, de Vallange ajoute : « Ces éclaircissements seront
séparés pour chaque auteur et seront réunis en un seul
volume pour ceux qui voudront les avoir de cette sorte.
Par le moyen de ces notes, on pourra se servir des ouvrages
imprimés tels qu'ils sont ; par conséquent moins de dépense.
J'y joindrai les mots qui ne sont plus du bel usage et la cri-
tique de chaque ouvrage, si j'en ai le loisir, ou je prierai
quelques-uns de mes amis de le faire » (i).
De Vallange n'a donné suite à aucun de ces projets qu'il
distingue du reste assez mal. Le dernier s'inspire probable-
ment de Brossette et de son grand ouvrage sur Boileau ; les
deux autres peuvent être rapprochés des projets académiques.
(i) Ibid., pp. 485-487 (sous la rubrique : La clé des auteurs
français).
62 LA DISCUSSION DU PROGRAMME
Seraient-ils un écho du débat? (i) Direct, c'est douteux;
indirect, c'est très possible, en admettant, comme nous le
disions tout-à-lheure, que celui-ci a des prolongements hors
de l'enceinte académique.
(i) Il est au moins remarquable que de Vallange désigne la
Quinte-Curce de Vaugelas au moment même où l'Académie se
décide à commenter cet ouvrage. A plusieurs reprises, il fait
allusion à ses relations personnelles avec un académicien.
CHAPITRE II
L EXECUTION DU PROGRAMME :
1° LA GRAMMAIRE FRANÇAISE.
Tentative académique de 1740. — Principes généraux et principes
particuliers ; dillicultés dans les deux sens. — Influence de la
grammaire latine : les déclinaisons. — Excès et succès des
novatevirs. — La tradition grammaticale. — Compilation des règles.
— Critique constitutive et critique préservative : leurs principes.
— Sort des principes particuliers : la grammaire dans les diction-
naires.
Une dernière fois, l'Académie tenta de réaliser son projet
de grammaire française après l'achèvement du Dictionnaire
de 174O' Tout se borna du reste à examiner pendant quelque
temps Vaugelas, Bouhours et Régnier-Desmarais. La com-
pagnie, bientôt lasse de ce travail, renonça de nouveau à
confectionner elle-même un ouvrage a dont il ne s'est fait,
écrivait en 1744 1 abbé d'Olivet à son ami le président
Bouhier, ni ne se fera une panse d'à » (i). Toutefois, tandis
qu'elle passait à d'autres occupations (2), elle remettait à
(i) Lettre du i3 février 17^4. Bibl. Nat. Ms., /./r., 24421, f» 149.
(Cette lettre n'a pas été reproduite par Livet dans son Histoire
de V Académie.)
(2) Notamment, toujours d'après la même lettre, la composi-
tion d'une Rhétorique. Elle se mit à lire pour cela le Quintilien
traduit par l'abbé Gcdoyn. Mais ce fut tout : elle ne poussa pas
plus loin dans cette voie.
64 l'exécution du programme
trois de ses membres « que l'on supposait avoir le plus de
loisir ou le plus de bonne volonté », le soin d'élaborer « une
espèce de code grammatical où se trouveraient les notions
et les principes qu'un dictionnaire ne peut débrouiller, ni
répéter à chaque mot » (i). L'abbé de Rothelin devait s'occu-
per des (( particules » auxquelles il était question de joindre
des recherches sur les gallicismes, l'abbé Gédoyn du verbe,
l'abbé d'Olivet à la fois du nom, de l'article et du pronom.
Cette répartition du travail correspondait à une division
générale de la grammaire imaginée par l'Académie et sui-
vant laquelle « tout le jeu de notre langue se renferme dans
trois sortes de mots, les uns qui se déclinent, d'autres qui se
conjuguent et d'autres enfin qui ne se déclinent ni ne se
conjuguent ». Par une ironie du sort, le seul fragment de
l'ouvrage qui ait vu le jour, celui de l'abbé d'Olivet, tendit
précisément à éliminer de la grammaire française cette
notion de « déclinaison » que l'auteur avait pour tâche de
mettre en lumière. L'abbé de Rothelin et l'abbé Gédoyn
moururent tous deux avant d'avoir pu livrer leur tribut
(1744)- Ce que l'abbé d'Olivet avait écrit sur les « deux pre-
mières parties de l'oraison » fut tiré à quarante exemplaires
destinés aux académiciens en 174^ (2). Plus tard, l'ensemble
de son travail prit place dans ses Remarques sur la langue
française sous le titre d'Essais de grammaire (3).
(i) D'Olivet, Remarques sur la langue française, 1767, pp. 5
et sq.
(2) Lettre au P' Bouhier, 23 oclobre 1^43 (Histoire de l'Aca-
mie, II, pp. 448-449)« Dans sa lettre du 6 août 1743 (Ibid., p. 447)
d'Olivet annonce à son ami qu'ayant terminé son Ciceron ad
usum delphini, il a « entamé deux autres petits ouvrages sur
notre langue ». Leur signalement répond à celui des Essais de
grammaire.
(3) Quérard mentionne une édition des Essais de grammaire
datée de 1^32 (Paris, in-12). Mais cet ouvrage n'a pas pu paraître
LA GRAMiMÂlRE FRANÇAISE 65
Cette nouvelle tentative académique est intéressante
parce qu'on y retrouve la trace des mêmes préoccupations
auxquelles nous avons vu précédemment la compagnie s'atta-
cher : soit élaboration d'un plan rationnel de la grammaire
et inspection des matériaux dont on dispose pour fixer la
langue. Telles étaient en effet les deux termes du problème
qu'elle avait à résoudre : d'une part, il s'agissait pour elle
d'établir l'appareil complet des « principes généraux » de la
grammaire française, c'est-à-dire ses divisions, ses défini-
tions et sa nomenclature ; de l'autre, elle avait à rassembler
et à critiquer la foule de ses règles de détail ou de ses
(( principes particuliers ». Soit que, selon la recommanda-
tion de Valincour, elle multiplie les remarques afin d'en
« former le plan d'une grammaire française », soit qu'elle
désigne l'abbé Régnier-Desmarais, l'abbé ïallemant ou
labbé de Dangeau pour confectionner ce plan, soit qu'elle
examine les Remarques de Vaugelas et du P. Bouhours, la
Grammaire de Port-Royal, les traités de Robert Estienne,
de Régnier-Desmarais ou du P. Buffier, soit enfin qu'elle
(( épluche » les bons auteurs, c'est toujours ce double
objet qu'elle a en vue. De là deux directions distinctes
dans son activité. 11 n'y avait pas moins à faire dans l'une
que dans Tautre.
L'eflbrt accompli par les logiciens de Port Royal pour
établir la grammaire sur de nouvelles bases, n'avait
avant les circonstances que nous retraçons et qui lui ont donné
naissance. Nous ne croyons pas d'autre part qu'on en puisse
relever aucune trace entre 1742 et 1767, sinon dans les passages
de la correspondance de l'abbé d'Olivet cités plus haut. Seul le
traité des participes a été publié par l'auteur en 1754 dans ses
Opuscules sur la langue françoise.
. F. — 5.
66 l'exécution du programme
abouti qu'à la pose des premiers jalons de l'entreprise, et
notamment, le bénéfice qu'en a retiré par la suite la gi'am-
maire française, enfin dégagée des entraves de la grammaire
latine, est encore à peine appréciable chez eux. Leur petit
traité éclaire la notion de grammaire générale d'une vive
lumière, mais sans que la notion de grammaire particulière,
son juste complément, en profite d'une manière très sensible,
Sur ce point en effet, les progrès ont été fort lents. Pendant
la plus grande partie du dix-huitième siècle, la grammaire
française est tiraillée, si l'on peut dire, entre deux partis
extrêmes, l'un cramponné à la tradition, l'autre emporté par
son zèle réformateur. Le premier recule, mais pas à pas ; le
second avance, mais non sans donner dans quelques excès.
Tout « philosophe » qu'il se proclame, Régnier-Desmarais
en est encore à professer que, comme la langue française « est
presque toute formée de la langue latine, elle a pris de la
grammaire latine la plupart des préceptes qui composent sa
grammaire et la plupart des termes qui servent à les expri-
mer )) (i). Cette explication ne satisfait pas le P. Buffier :
« Est-ce là, répond-il dans son Préservatif, donner une idée
assez exacte de la grammaire française, et ne serait-il pas
plus vrai de dire que la grammaire française s'éloigne de la
plupart des règles les plus essentielles de la grammaire latine?
Celle-ci décline les noms et leur fait changer d'inflexion en
ses divers cas ou emplois : celle-là ne le fait point ; l'une
n'emploie point d'articles ; le latin a trois genres de noms, le
français n'en a que deux ; le latin conjugue presque tous ses
verbes par la seule terminaison des mots et n'a presque point
de verbes auxiliaires dans les conjugaisons : le français con-
jugue la plupart des temps de ses verbes par les deux verbes
auxiliaires je suis etfai, le second desquels n'a nul rapport
à la conjugaison des Latins ; le latin met presque toujours le
(i) Grammaire, 1706, 10-4", p. a.
LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 6^
verbe à la fin de la phrase : le français ne le met presque
jamais » (i). Dans les premières éditions de sa grammaire, le
P. Buffier soutient déjà le même principe et critique l'habi-
tude qu'on a d'appliquer ainsi à une langue la grammaire
d'une autre langue. « C'est en particulier, dit-il, un défaut
essentiel dans les grammaires françaises qu'on a voulu faire
sur le plan des grammaires latines sous prétexte que le fran-
çais venait du latin » (2). Toutefois, le P. Buflier se montre
beaucoup moins hardi dans la pratique que dans la théorie
et verse encore, plus qu'il n'en aurait le droit, dans le travers
qu'il reproche à Régnier-Desmarais : telle est alors la puis-
sance des liens traditionnels qui tiennent attachées l'une à
l'autre la grammaire française et la grammaire latine !
Ce n'est que beaucoup plus tard qu'elles se séparent com-
plètement.
Il y avait déjà de longues années que l'abbé d'Olivet
soutenait « en pleine Académie que les grammaires grecques
et latines qui, jusqu'à présent, ont servi de base et de modèle
pour nos grammaires françaises, sont totalement opposées au
génie de notre langue », lorsqu'à la prière de ses confrères, il
se décida à développer cette idée dans ses Essais de gram-
maire (3). Cet ouvrage, comme nous l'avons dit, n'ayant été
porté primitivement qu'à la connaissance des seuls acadé-
miciens, l'abbé Girard se charge, dans un bruyant réquisi-
toire, de lever aux yeux du grand public ce qu'il appelle « le
voile de la latinité » derrière lequel les vrais principes de la
langue française sont longtemps restés cachés (4). Il le fait
(1) Préservatif contre Régnier- Desmurais (Grammaire, édit.
de 1723, p. 534).
(2) Grammaire, édit. de 1714. P- 8.
(3) Lettre au P* Bouhier, aS octobre 1743 (Histoire de l'Aca-
démie, II, p. 448).
(4) Vrais principes de la langue françoise, 1747, I? P- v.
68 l'exécution du programme
longuement, trop longuement et dans un langage pompeux et
fleuri qui risque fort de compromettre le succès de sa cause.
La juste réputation qu'il s'est acquise par ses Sj'norvymes
français, comme aussi l'entrée en ligne des principaux gram-
mairiens « philosophes )),ne sont pas de trop pour sauver cette
cause du ridicule où de tels excès menacent de la plonger. A
défaut de l'abbé Girard, la voix de Dumarsais se fait enten-
dre : (( On ne doit pas régler la grammaire d'une langue par
les formules de la grammaire d'une autre langue, pose-t-il en
principe. Les règles d'une langue ne doivent se tirer que de
cette langue même ». Il croit devoir rappeler cette vérité aux
grammairiens qui, « voulant donner à nos verbes des temps
qui répondissent comme en un seul mot aux temps simples
des Latins, ont inventé le mot de verhe auxiliaire. C'est ainsi,
continue-t-il, qu'en voulant assujettir les langues modernes
à la méthode latine, ils les ont embarrassées d'un grand
nombre de préceptes inutiles, de cas, de déclinaisons et
autres termes qui ne conviennent point à ces langues et qui
n'y auraient jamais été reçus si les grammairiens n'avaient
pas commencé par l'étude de la langue latine » (i).
C'est en effet sur le terrain des déclinaisons que la lutte
est la plus vive. Lancelot et Arnauld n'avaient pas été sans
remarquer déjà que « de toutes les langues, il n'y a peut-être
que la grecque et la latine qui aient à proprement parler des
cas dans les noms )) (2). Mais, absorbés par l'analyse des
idées plutôt qu'attentif? à la forme des mots, ils n'avaient pas
déduit les conséquences nécessaires de ce principe et s'étaient
contentés de transporter les noms des cas, des flexions aux
rapports exprimés par ces flexions. De là un malentendu à
la faveur duquel les déclinaisons se maintinrent longtemps
après dans la grammaire française. L'article y prenait tout
(1) Principes de grammaire, i^jGj), p. 637.
(2) Grammaire générale, édit. de 1676, in-12, p. 43.
LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 69
simplement le rôle de la flexion. Régnier-Desmarais décline
et, entraîné par son système, s'interroge longuement pour
savoir a s'il y a des ablatifs absolus dans la langue fran-
<;aise » (i). Le P. Buftier, dûment averti pourtant que les cas
et les déclinaisons « n'ont point de lieu parmi les noms fran-
çais puisqu'ils ne reçoivent presque nulle terminaison diffé-
rente », le P. Buffier décline. Il lui suffît que l'article « dis-
tingue, divers emplois que l'usage fait des noms ». Par
cet endroit, dit-il, il répond et supplée « à ce qui s'appelle
dans la grammaire latine les cas des noms, qui sont diver-
ses inflexions ou terminaisons d'un même nom » (2). De
Vallange, auquel un « très habile académicien » a cherché à
prouver « qu'il n'y a point de déclinaisons dans le français »,
lui oppose un raisonnement identique. II a été longtemps du
même avis que son contradicteur, « parce que, dit-il, j'avais
attaché mon idée de la déclinaison aux variations qui se font
dans les terminaisons des noms... Mais faisant réflexion aux
variations des articles, que nous avons appelés prénoms,
comme le, du, au, etc., la, de la, à la, etc., je suis revenu de
mon erreur. Qu'importe que les changements des cas se
fassent dans les terminaisons du nom ou dans les prénoms ;
il est sûr qu'il y a du changement et un changement analo-
gique et uniforme selon la qualité des noms ; ainsi nous
admettrons la déclinaison française avec les cas qui lui con-
viennent » (3).
Le « très habile académicien » dont parle de Vallange,
n'est probablement pas alors le seul ennemi des décli-
naisons. Celles-ci, à ne considérer que les traités de gram-
maire, ne s'en portent d'ailleurs pas plus mal. En 1744»
(i) Grammaire, 170O, in-4'', pp. 210 etsq.
(2) Grammaire, édit. de 1714. P- 58.
(3) Nouveau système ou nouveau plan d'une grammaire
française, 1719, p. 262.
•JO L EXECUTION DU PROGRAMME
l'abbé Valart ne craint pas de reprendre à son compte le
système des cinq déclinaisons françaises imaginées par La
Touche selon l'espèce d'article, défini, indéfini partitif,
partitif adjectif, indéfini numéral, qui sert à décliner le nom,
ou encore selon la présence ou l'absence de l'article (i).
Mais presqu'à la même époque, l'abbé d'Olivet met pour la
première fois la grammaire française d'accord avec (( le génie
de la langue » en écartant les déclinaisons de ses Essais de
grammaire, et l'abbé Girard, suivant sa trace, fait « main
basse sur ces nominatif, génitif, datif, accusatif, vocatif,
ablatif comme sur des barbares intrus pour renverser les
lois fondamentales de notre grammaire et pour être les
instruments odieux de son esclavage » (2).
Au ton de l'abbé Girard, on peut mesurer la puissance du
préjugé qu'il s'acharne à détruire. Pour l'avant-garde des
grammairiens « philosophes », Duclos^ Fromant, Dumarsais,
Beauzée, d'Alembert, etc., pour de Wailly dont la gram-
maire ignore les déclinaisons, pour l'Académie enfin qui,
dans la quatrième édition de son Dictionnaire, note à deux
reprises « qu'il n'y a point de cas proprement dits dans la
langue française » (3), ce préjugé n'a plus de force, qu'un
certain nombre de pédagogues, Antonini, dans ses Principes
de grammaire française (i753) parus six ans après le réqui-
sitoire de l'abbé Girard, Mauvillon, dans ses Remarques sur
les germanismes. Restant jusque dans les dernières éditions
de sa grammaire, l'abbé Bouchot, dans son Rudiment franc ois,
s'y cramponnent, moins peut-être par conviction que par
(i) La Touche, L'art de bien parler français, édit. de i73o,
pp. 94 et sq. Cf. Valarl, Grammaire, ly^^, in-12, pp. 100 et sq.
(2) Vrais principes de la langue française, 1747» I, P- 166.
(3) Art. Cas et art. Déclinaison. A signaler encore parmi les
adversaires déterminés des déclinaisons, outre le journaliste des
Jug. auvr. nouv. (II, p. i55), ceux de Y Année littéraire (ijoô, II,
pp. 12 et 3oi; 1759, IV, p. 69; 1761, V, p. 120; 1776, VIII, p. 33, etc.).
LA GRAMMAIRE FRANÇAISE Jl
routine. L'abbé Bouchot, prenant même l'offensive, dirige
sur ce point une attaque assez sérieuse contre les Principes
généraux et particuliers de de Wailly pour que celui-ci se
croie tenu de le réfuter longuement dans Y Année littéraire (i).
Sans doute, l'équivoque entretenue par la méthode de
Port-Royal est pour quelque chose dans cette résistance
prolongée. Mais elle n'a duré peut-être si longtemps que
grâce à la complicité de l'Ecole. Qui peut dire en effet
quelle force cette puissance anonyme est capable de commu-
niquer à l'esprit de routine! C'est elle qui, en subordonnant
l'enseignement du français à celui du latin, maintient la
grammaire française dans l'étroite dépendance de la gram-
maire latine. Le jésuite Tournemine, confirmé par l'abbé de
Saint-Pierre (a), l'universitaire Rollin (3) n'envisagent la
(i) Réflexions sur une question de grammaire par M. de Wailly
(Année littéraire, 1765, III, pp. 342 et sq.).
(2) « Avant que d'enseigner les langues ou mortes ou vivan-
tes, il est à propos d'enseigner à l'écolier sa langue naturelle par
règles de grammaire, les genres, le masculin, le féminin, le sub-
stantif, l'adjectif, le verbe, le tems, l'adverbe; parcequ'il apren-
dra facilement les observations de grammaire de sa langue, et
quand il y sera accoutumé, il aprendra beaucoup plus facilement
la grammaire du latin à cauze de l'analogie et de la ressemblance
qu'il y a entre les grammaires. Je liens ces deux dernières obser-
vations du R. P. Tournemine, Jésuite, qui est du nombre de ceux
qui désirent fort dans l'Etat un conseil autorizé à perfectionner
l'éducation publique. » Abbé de Saint- Pierre, Projet pour perfec-
tionner l'éducation, observation XVII (Œuvres diverses, Paris,
i73o,in-i2, I, p i38).
(3) « Voilà à peu près ce que je eroi qui doit occuper les
enfans jusqu'à l'âge de six ans : auquel tems on pourra commencer
à les mettre au latin dont l'intelligence leur deviendra bien plus
facile par l'étude qu'ils auront taite de la grammaire françoise :
car les principes de ces deux langues sont communs en bien des
choses ». Manière d'enseigner et d'étudier les Belles-Lettres,
livre I, ch. I, § VI (I, p. 20 de l'édit. de 1740, in-4'>).
72 L EXÉCUTION DU PROGRAMME
première que comme une introduction commode à la seconde,
et encore sont-ils en progrès sur les pédagogues qui la lui
lont suivre comme une ombre. De là vient la coutume de
les combiner autant que possible l'une avec l'autre. Le Traité
de Régnier-Desmarais, celui du P. Bufïier, par exemple,
pourraient à certains égards passer pour des grammaires
latines aussi bien que pour des grammaires françaises*
Lorsqu'il s'attaque aux vieilles méthodes, l'abbé Girard ne
néglige pas de dénoncer leur principal auxiliaire : « En étu-
diant au collège, observe-t-il, on a vu que les mots latins
variaient leur tei'minaison par rapport aux diversités du
régime dans lequel on les plaçait, que ces diverses termi-
naisons étaient nommées cas ; et comme dans les écoles, on
n'est occupé que de la langue latine, les régents s'appliquant
uniquement à la rendre intelligible à la jeunesse par des
traductions convenables, sans songer à former des principes
sur celle qu'ils parlent naturellement, il est arrivé qu'ils ont
également nommé génitif, datif en français ce qui répon-
dait à ces cas latins dans leurs traductions, sans faire atten-
tion que notre langue marque par des prépositions le régime
que la latine marque par des cas » (i).
Mais l'École n'a pas été non plus la seule à retarder les
progrès de la science grammaticale à cette époque. La faute
en est aussi, il faut bien le dire, au zèle excessif et désor-
donné des novateurs. Le désir de rompre toute attache avec
le passé les pousse à bouleverser la grammaire de fond en
comble. Aux anciennes façades, aux vieilles charpentes, il
leur en faut à tout prix substituer d'autres, et les nouveaux
architectes ne laissent pas de tâtonner beaucoup en cherchant
celles qui conviennent le mieux à l'édiQce qu'ils restaurent.
Leurs multiples essais témoignent d'une activité considérable
en même temps que trop souvent d'une imagination sans
(i) Vrais principes de la langue française ^ i747i I> P- ^1^'
LA GRAMMAIUE FRANÇAISE 'j3
borne que leur méthode favorisait au lieu de contenir. Leur
parti pris de ne considérer dans les mots que les idées qu'ils
représentent, les conduit soit à des simplifications arbi-
traires, soit à ces complications inutiles. Leur amour des
définitions n'a d'égal que leur passion de créer de nouvelles
divisions ramifiées à l'infini et de nouveaux termes pour les
désigner. Grâce à ce régime, le petit livre de Lancelot finit
par acquérir un embonpoint ridicule.
Considérant « la confusion qui règne encore dans la
manière de définir les termes les plus familiers de cet
art (la grammaire) et peut-être le mot même de gram-
maire » (i), le P. Bufïïer se met en quête de nouvelles
définitions qui, venant après celles des Sanctius, des Vos-
sius, des Lancelot, des Régnier-Desmarais, sont bientôt
obligées de céder la place à celles des d'Olivet, des Dumar-
sais, des Girard, des Duclos, des Beauzée, des Condillac,
etc. De même, parmi les défauts qu'on retrouve dans toutes
les grammaires, de Vallange signale comme « le plus com-
mun et le plus essentiel » l'obscurité des termes de cet art.
« Voilà, dit-il, le plus grand obstacle à l'avancement des
écoliers » (2). En conséquence, il imagine « une réforme des
termes de grammaire » en vertu de laquelle, par exemple,
les substantifs se distinguent en abstraits, substantifiés, pro-
pres, appellatifs, etc., les articles ou « prénoms » en univer-
sels, démonstratifs, démonstratifs composés, indéfinis, défi-
nis, génériques, les genres en masculin, féminin, double,
double arbitraire, double raisonné, et ainsi de suite (3).
Cette nomenclature, bien entendu, lui reste pour compte ;
mais ses intentions lui survivent et l'abbé Girard à son tour,
(i) Grammaire, édit. de 17 14, P- 2.
(2) Nouveau système ou nouveau plan d'une grammaire fran-
çoise, 1719, p. 2o5.
(3) Ibid., pp. 226 et sq.
74 l'exécution du programme
sous prétexte de ne point « altérer la beauté naturelle » de
son système, n'hésite pas, lorsqu'il est nécessaire, à « subs-
tituer un autre terme à celui qu'on avait pris dans le col-
lège )) (i). Son vocabulaire, à demi inintelligible en dépit de
ses explications, distingue les fonctions subjectives, attribu-
tives, objectives, terminatives, circonstantielles, conjonc-
tives, adjonctives des mots, deux classes de substantifs, les
génériques et les individuels, les premiers pouvant être à
leur tour appellatifs, abstractifs ou actionnels et les seconds
personnifiques, topographiques ou chorographiques, etc.,
etc. (2).
Sans doute, de Vallange et l'abbé Girard comptent parmi
les excentriques de l'école, mais loin qu'ils en défigurent les
tendances, ils ne font, en les exagérant, que les présenter
dans un relief plus saisissant. Avec des termes moins bar-
bares peut-être, l'abbé d'Olivet prend soin de noter les mêmes
nuances ou des nuances du même genre dont le plus grand
nombre n'intéressent que la logique pure.
Il ne faut donc pas s'étonner si des plaintes se sont fait
entendre à ce sujet. De Wailly trouve, non sans raison, que
(( dans nos grammaires françaises, on a trop multiplié les ter-
mes de l'art, qu'on s'est trop arrêté à les définir, qu'enfin on a
traité trop au long ce qui est purement élémentaire et connu
par conséquent du plus grand nombre de lecteurs. Les termes,
les définitions et les explications qu'on en donne, les déclinai-
sons et les conjugaisons, etc., forment la plus grande partie
de nos ouvrages de grammaire » (3). Pareillement, Thomas
approuvera Domergue de chercher à simplifier son système
de grammaire a en le débarrassant d'une nomenclature diffi-
cile et abstraite qui s'y était introduite. On doit s'étonner
(1) Vrais principes de la lang'ue française, 1747» ï» P» v.
(2) Ibid., I, pp. 92, 219, 221, 224.
(3) Grammaire, 8' édil., 1777, préface, p. i3.
LA GRAMMAIRE FRANÇAISE ^5
peut-être, dit il, que dans la plupart des sciences et des arts,
la nomenclature soit souvent une partie très difficile et
qui retarde la science au lieu de l'avancer. L'esprit humain
a la fureur de choisir et de classer ; il croit multiplier ses
richesses en les séparant. Ce prétendu ordre n'est souvent
que du désordre : outre qu'il embarrasse les idées au lieu de
les éclairer, il consume du temps et une peine inutile ; la
nomenclature qui ne doit être qu'une méthode pour arriver
à la science, devient quelquefois la science même » (i).
Soit qu'il en résulte une réaction (2), soit qu'ils aug-
mentent la confusion au lieu de la dissiper, de semblables
excès nuisent évidemment beaucoup à la science grammati-
cale. On se rend compte que celle-ci n'avance pas propor-
tionnellement au nombre des travaux qui lui sont consacrés.
Là même où les innovations sont d'un avantage réel, elles
mettent un temps considérable à s'imposer et non sans avoir
surmonté auparavant une foule d'obstacles. L'histoire de la
classification du verbe en fournit un exemple frappant. Sur
ce point, les grammairiens ont commencé par brouiller les
notions les plus diverses, l'actif, le passif, le neutre, le réci-
proque, l'impersonnel, etc. Lancelot se contente de remar-
quer que dans les langues vulgaires européennes le passif
est rendu par une périphrase, mais, contre l'avis de Sanctius,
comme plus tard Régnier-Desmarais et Beauzée, il maintient
l'idée du neutre, c'est-à-dire d'un état du sujet intermédiaire
(i) Traité de la langue poétique (O. IV, pp. 269-270).
(2) « Pour nous, déclare Féraud, nous avons pensé qu'il
était toujours dangereux de changer les termes d'art auxquels on
est acoutumé, et qu'il vaut mieux conserver les anciens, quoique
moins conformes à la précision métaphysique, que d'en introduire
de plus justes et de plus précis auxquels on n'est pas fait et pour
lesquels il faudrait établir de nouveaux dictionnaires. » Diction-
naire critique, 11, p xi.
76 l'exécution du programme
entre l'action et la passion (i). Il suffit ensuite de quelques
dissertations d'académiciens (2) pour dégager du chaos de la
classification traditionnelle la notion des çoix et pour établir
la nouvelle classification sur une base unique, le rôle syn-
taxique du verbe. Sauf les termes — celui de pronominal
a fait fortune cependant — sauf la suppression d'une ou deux
divisions trop étroites, celles des \erhes p/'onominaux rm-
/>/'oyttes (s'entrebattre) et passwés (9,e vendre = être vendu),
nos meilleurs et nos plus récents traités de grammaire (3)
n'ont rien changé à la classification de l'abbé de Dangeau.
Dans l'opuscule intitulé Considérations sur les diverses
manières de conjuguer des Grecs, des Latins, des Fransois,
des Italiens, des Espagnols, des Alemans, etc., l'auteur des
Réflexions sur la granmaire fransoise traite successive-
ment des voix (actif et passif) et des différentes natures du
verbe (transitif et intransitif). Dans le discours Des parties
du çerbe,oii il approfondit la matière, parmi les verbes tran-
sitifs, qu'il appelle encore neutres, outre ceux qui se con-
juguent avec l'auxiliaire avoir (ç. neutres actifs) et ceux qui
se conjuguent avec l'auxiliaire être (v. neutres passifs), il
note encore ceux qui sont employés absolument (v. neutres
absolus) et ceux qui sont accompagnés d'un régime (v. neutj^es
régissants). Touchant les pronominaux, il ne s'arrête pas
comme certains de ses collègues à la distinction tout artifi-
(i) Grammaire générale, édit. de 1676, p. 122. Cf. Régnier-
Desmarais, Grammaire, 1706, in-4'', pp. 343-344, et Beauzée,
Grammaire générale, 1767, I, pp. 4^6 et sq.
(2) Cf. l'abbé de Choisy, Journal de V Académie française
(Opuscules sur la langue française, i7o4,in-i2), §§ XXV et XXVI,
ïallemant. Remarques et décisions de l'Académie française,
1698, pp. 43 et 80, et l'abbé de Dangeau, Essais de grammaire,
édit. B. JuUien, 1849, Discours VIII et X.
(3) Voir notamment celui de M. Sudre, en tête du Diction-
naire général.
LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 77
cielle des pronominaux qui le sont essentiellement ou acci-
dentellement, mais il fonde sa division en verbes pronomi-
naux identiques (réfléchis) et \erhes pronominaux nentrisés
(subjectifs) sur l'observation exacte du régime. Pourquoi
faut-il que parmi les émules de l'abbé de Dangeau, un grand
nombre aient ignoré son système et que les autres, soit
timidité, soit inintelligence, n'en aient retenu qu'une faible
partie ? (i) Pourquoi faut-il notamment que, dans son
Dictionnaire de i^jiS, l'Académie lui préfère ouvertement
le système de Régnier-Desmarais ? (2) Il est vrai que la
terminologie de Dangeau est encore un peu en retard sur
son analyse, et que, pour cette cause, sa classification parais-
sait plus singulière qu'elle n'était en réalité.
(1) D'Alembert exposant ce système dans son Éloge de
Dangeau (note III), se contente d'ajouter: « Quelqu'ingénieuse
que soit cette division, elle seroit susceptible de plusieurs remar-
ques qui nous mèneroient trop loin. » {Histoire des membres de
l'Académie, lil, pp. ôog-Sio.) *
(2) « En général, il y a plusieurs sortes de verbes, le verbe
aclit, le verbe passif, le verbe neutre et le verbe neutre-passif...
Il y a une autre nature de verbes que le Dictionnaire de l'Aca-
démie a compris dans le nombre des verbes neutres-passifs, parce
qu'ils se construisent de mesme avec le pronom personnel, avec
celte différence que le pronom personnel est régi par le verbe :
se promener, s'establir, s'appliquer, etc. Dans ces verbes, le
pronom se est un véritable accusatif régi par le verbe. L'Aca-
démie ne les a pourtant pas distinguez des véritables neutres-
passifs, parce qu'ils ont la mesme construction et qu'on ne peut
pas dire -.je promène moy, festablis moy, j'applique mq^. Dans
le traité de la grammaire, on examinera les raisons des gram-
mairiens modernes qui veulent les distinguer et qui prétendent
donner des verbes neutres-passifs une idée différente de celle
qu'en donne l'Académie ». Dictionnaire de 1718, préface.
^8 l'exécution du programme
II
Non moins que les a principes généraux », les « principes
particuliers » de la grammaire française imposent un travail
considérable aux grammairiens. En effet, les ouvrages où
s'effectue leur cristallisation, deviennent toujours plus nom-
breux.
Le dix-septième siècle en a fourni son contingent respec-
table. Il faut en effet considérer Vaugelas comme le point de
départ de la tradition (i). A lui s'applique la parole de
Pline : Primus condidit st)di nasum. On peut bien prétendre,
avec Desfontaines, que ses Remarques sont « presqu'en tout
un livre suranné » (2), ou encore, avec le journaliste du Pour
el Contre, que parmi les difficultés qu'il a résolues, « en n'en
trouve guère qui puisse arrêter aujourd'hui un Français, du
moins s'il parle médiocrement sa langue » (3), ce n'est qu'une
preuve de plus que son enseignement a porté des fruits. C'est
principalement à lui, « le premier de nos grammairiens, que
nous devons le plus bel attribut de notre langue, une clarté
infinie » (4). Boileau ne l'a pas en vain appelé « le plus sage
des écrivains de notre langue » ; d'Olivet s'en souvient et,
(i) Les grammairiens du dix-huitième siècle ne consultent
ceux du seizième que sur les questions d'orthographe et de pro-
nonciation.
(2) Obs. écr. mod., XIII, p. aS (à propos de la réimpression de
I7'38). Cf. Ibid. XXXIII, p. 33o : « La plupart sont surannées »
(en parlant des Remarques.')
(3) Pour et contre, XIV, p. 235 (toujours à propos de la
réimpression de 1738).
(4) H'OXiyQX., Remarques sur la langue française, 1767, p. 334»
Le contexte indique que celte observation s'appUque tout spéciale-
ment à la syntaxe, « qui ne varie plus », dit à ce propos d'Olivet.
LA GRAMMAIRfc; FRANÇAISE 79
pour cette raison, le cite fréquemment (i). Pour le commen-
tateur de Racine, « qui voudra dans sa jeunesse apprendre
les principes de notre langue, étudiera Vaugelas, et qui
voudra, même après une longue habitude d'écrire, pénétrer
encore plus avant dans les mystères de notre langue, étu-
diera Vaugelas » (2). Selon l'abbé Granet, les Remarques
« seront estimées tant qu'il y aura de bons écrivains ou des
personnes qui voudront parler avec autant de pureté que
d'exactitude » (3) ; et l'abbé Girard, tout en reprochant à
l'auteur de manquer de philosophie, le tient pour « l'écrivain
le plus poli et le plus habile puriste de son temps, un véri-
table oracle lorsqu'il parle usage « (4) .
Le P. Bouhours, celui qui, dans le Temple du ffoût, note
sur des tablettes les fautes de langage échappées à Bourda-
loue et à Pascal, conserve une situation à peu près équiva-
lente à celle de Vaugelas. Tous deux sont reconnus, « avec
justice )) selon Beauzée, « pour les plus sûrs appréciateurs
de l'usage » (5). Puis viennent, jouissant encore d'un cré-
dit respectable, les commentateurs du maître, Thomas
Corneille et Patru, et, quoique « un peu trop familier avec
Jodelle, Rabelais et Coquillart » (6), Ménage, le bonhomme
Ménage des Obserçations sur la langue françoise. C est Ik
(i) Cf. Ibid., p. 260.
(2) Remarques de grammaire sur Racine, ijSS, p. 4? (passage
maintenu en 1767).
(3) Réfl. ouvr. litt., 1^38, V, p. 195.
(4) Vrais principes de la langue françoise, 1747» I» P- i^^-
Cf. Palissot, Mémoires, édit. de i8o3, II, pp. 447-44^ : « L'un des
grammairiens, dil-il en parlant de Vaugelas, qui a le plus contri-
bué à polir notre langue et dont les remarques subsistent encore
et ont servi de base à ceux qui ont eu sur la grammaire des idées
bien plus profondes, depuis le docteur Arnauld jusqu'au célèbre
Dumarsais ».
(5) Grammaire générale, 1767, II, p. 369.
(6) Abbé Goujet, Bibliothèque françoise, I, p. i55.
8o l'exécution du proguamme
l'essentiel de la tradition grammaticale constituée au dix-
septième siècle. Les lexicographes, Richelet, Furetière et
l'Académie, les « philosophes » Lancelot et Arnauld, vantés
par leurs nombreux émules et successeurs, complètent ce
premier fond auquel viennent s'ajouter quelques ^rammaitci
minores « presque oubliés », prononce sommairement l'abbé
Desfontaines (i), mais dont les noms continuent pourtant à
être cités de temps à autre : Alemand et sa Guerre civile des
François sur la langue, ouvrage « utile et amusant », dit
l'abbé Goujct (2), « dont le titre promettait quelque chose
d'assez curieux, selon l'abbé d'Olivet, mais qui demandait
que l'auteur eût plus de savoir et plus de sagacité qu'il n'en
a montré » (3) ; — Andry de Boisregard qu'a il ne sera pas
inutile d'ajouter à la lecture des remarques de M. de Vau-
gelas et du P. Bouhours » (4) ; — l'abbé de Bellegarde et
ses (( remarques judicieuses et modestes sur les meilleurs
écrivains français » (5) ; — de Caliières, trop flatté par Gou-
jet au gré de l'abbé Desfontaines (6), mais dont VAnnée
littéraire cite avec éloge le (( petit mais excellent ouvrage
intitulé Des mots à la mode » (7), tandis que le traité
Du bon et du mauvais usage du même auteur est estimé
par d'Alembert un livre « vraiment académique » (8) ;
etc., etc.
(i) Obs. écr. mod., XXI, p. 257.
(2) Bibliothèque française, \, p. i63.
(3) Remarques sur la langue française , 1767, p. 370.
(4) Goujat, Bibliothèque française, I, p. iSg.
(5) Froniant, Réflexions sur les fondements de Vart de parler
(^Grammaire générale de Port-Royal, édit. de 1780, p. 295).
(6) Obs. écr. mod., XXI, p. 267. Cf. Goujet, Bibliothèque
française, 1, pp. 164 et sq.
(7) Année littéraire, 1764, VII, p. 225.
(8) Éloge de Fr. de Caliières {Histoire des membres de V Aca-
démie, m, p. 385).
LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 8l
Cette liste ne cesse de s'allonger par la suite. Nous n'en-
treprendrons pas de mentionner tous les travaux qui sont
venus la grossir peu à peu : ce serait passer en revue l'œuvre
grammaticale entière du dix-huitième siècle. On peut s'en
faire une idée par l'énumération des sources de Féraud
reproduite en tête de son Dictionnaire critique (1787). Elle
comprend « les remarques de MM. de l'Académie française,
de MM. de Port-Royal, de Régnier-Desmarais, Vaugelas,
Th. Corneille, Ménage, Bpuhours, Andry de Boisregard,
Dangeau, La Touche, des abbés Girard et Desfontaines, du
P. Buflier, de Brosselte et Saint-Marc, commentateurs de
Boileau, de Voltaire et Bret, l'un commentateur de Corneille
et l'aulre de Molière, de Duclos, Fromant, Dumarsais, de
l'illustre abbé d'Olivet, à qui la langue a tant d'obligations,
à qui j'en ai moi-même de si essentielles et dont je dois ché-
rir et respecter toute ma vie le souvenir, de Restant, de
MM. Beauzée, de Wailly, Harduin, d'Açarq, de Fréron, de
MM. les abbés Grozier et Boyou, de M. Geod'roy et des
autres auteurs de ï Année littéraire, de M. l'abbé Roubaud,
auteur des Nouveaux synonymes françois, des auteurs du
Mercure et de ceux du Journal de Paris, etc., etc. » (i)
Une tradition grammaticale ainsi éparse dans les ouvrages
d'une foule de grammairiens n'apparaît pas d'un emploi très
commode. Outre que les remarques et les observations ne
sont jamais assez nombreuses, elles seraient plus utiles,
constate le même Féraud, (( si plusieurs n'avaient pas
vieilli avec les expressions qu'elles critiquent ou qu'elles
approuvent, si elles n'étaient pas quelquefois opposées les
unes aux autres, si elles étaient toujours fondées en principe,
si elles n'étaient pas souvent arbitraires et le fruit du caprice
(i) Dictionnaire critique, 1787, I, p. 11 (note). Cf. la liste des
auteurs utilisés par Beauzée dans sa Grammaire générale, 1767,
II, pp. 6*38-641
F. - 6.
82
L EXECUTION DU PROGRAMME
OU du goût particulier des auteurs. Les juges, dans cet
empire grammatical, ont besoin d'être jugés eux-mêmes.
D'ailleurs ces remarques ont l'inconvénient des règles : elles
sont éparses dans différents livres et y sont entassées sans
méthode » (i).
Réunir, confronter, critiquer, compléter au besoin ces
matériaux de toutes provenances, telle est en conséquence
une partie importante du travail qui s'impose alors aux
grammairiens. D'Olivet rêve d'un « Recueil des grammai-
riens français, Vaugelas, Ménage, Bouhours, Régnier, etc.,
etc. », accompagné de notes « tantôt pour les éclaircir,
tantôt pour les contredire ou enfin pour les concilier » (2).
Un pareil livre n'aurait pas seulement armé les grammai-
riens d'un instrument de travail indispensable ; il aurait
également rendu des services dans l'enseignement. Dans
son fameux plan d'éducation, La Ghalotais fait observer
(( qu'un livre classique nécessaire serait un recueil relatif à
l'état actuel de notre langue, extrait des remarques de
Vaugelas, de Bouhours, de Corneille, de Patru, Saint-
Evremond et tous ceux qui ont écrit sur la langue, avec les
raisons de leurs décisions » (3).
La Touche avait déjà réalisé à sa manière quelque chose
de semblable. Son Art de parler dut à cette circonstance
d'être réimprimé trois ou quatre fois dans le courant du dix-
huitième siècle et de mériter le souvenir reconnaissant de
Féraud. Le besoin auquel répondait cet ouvrage et qu'il était
loin de satisfaire complètement, donne ensuite naissance à
d'importants travaux. Tantôt un de Wailly livre au public,
sous forme de dépouillement systématique, « une sorte
(1) Dictionnaire critique^ I, p. 11.
(2) Lettre au P' Bouhier, n juillet 1729 {Histoire de l'Aca-
démie, II, p. 4^1 )
(3) Essais d'éducation nationale, 1^63, in-12, p. 72.
LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 83
d'extrait des Remarques de Vaugelas, de celles de l'Acadé-
mie et de Corneille sur Vaug-elas ; de celles de Bouhours,
Ménage, Andry de Boisregard, Bellegarde, Gamache,
etc. » (i), se posant ainsi en précurseur de la Grammaire
des grammaires. Tantôt un Demandre (2) et surtout un
Féraud (3) se bornent à disposer leurs compilations raison-
nées dans l'ordre alphabétique.
Mais ce n'est là qu'un des aspects de la critique gramma-
ticale. L'opération qui consiste à dégager des matériaux
accumulés depuis le dix-septième siècle les éléments d'une
tradition constante, en appelle une autre : il s'agit d'empê-
cher qu'il ne se glisse des erreurs dans cette tradition par la
faute des grammairiens qui s'en font les porte-paroles. La
critique a constitutive » se complète d'une critique « préser-
vative ». Celle-ci s'exerce notamment dans les ouvrages
spéciaux, grammaires ou autres, dont les auteurs ont, bien
entendu, tout intérêt à démontrer que leur propre travail
marque un progrès sur les précédents. La Touche insère dans
l'avertissement à son édition de 17 10 le début d'un examen
de ce genre pratiqué sur le Traité de Régnier-Desmarais.
Depuis 1723, le P. Bufïier fait suivre sa grammaire de quatre
(( préservatifs » contre le P. Chilïlet, La Touche, Laurent
Manger et Régnier-Desmarais. Gomme celles de La Touche,
(ï) Grammaire, 8* édit., 1777, préface, p. 8.
(2) Dictionnaire de Véloçution française..., Paris, Lacombe,
1769 (ou Dictionnaire portatif des règles de la langue fran-
çaise..., Paris, Coslard, 1770), 2 vol. 10-8" de Liv-5oo et 699 pp.
(3) Dictionnaire grammatical de la langue française.,.,
Avignon, V^e Girard, 1761, in 8" de xv-676 pp. N"^ édition en
2 vol. in-8° (le ler en deux parties de xui-3i2 et 280 pp., le 2* en
une seule de 693 pp.), Paris, Vincent, 1768. Complètement trans-
formé et considérablement augmenté dans le Dictionnaire cri-
tique de la langue française du. même auteur, Marseille, J.Mossy,
1787-8, 3 vol. in^" de xx-84o, xi-755 et xn-852 pp.
84 l'exécution du programme
ses remarques ne portent du reste que sur la prononciation.
Elles sont données à titre d'échantillon, celles que le P.Bufïier
a réunies sur toutes les parties de la grammaire devant faire la
matière d'un volume entier dont il annonce la publication,
mais qui n'a jamais vu le jour. A son tour, la Grammaire fran-
çoise sur un nouveau plan du savant jésuite est passée au
crible par Nicolas Boindin dans des Préservatifs contre la
grammaire du P. Buffier où il s'amuse à relever des
« expressions suspectes », des « erreurs sur les sons, la pro-
nonciation et la quantité », des (( erreurs sur la pratique des
articles, des pronoms et des participes » (i), Boindin n'épar-
gne pas non plus les Vrais principes de l'abbé Girard ; il y
relève des « manières de parler vicieuses », des « expressions
affectées et précieuses », des « exemples trop libres et indé-
cents », de « nouvelles dénominations plus propres à con-
fondre les idées qu'à les distinguer », des a erreurs de pronon-
ciation » et de « faux principes d'orthographe » (2). Plus
tard, les Principes généraux ei particuliers de de Wailly
servent de plastron aux brochures de deux professeurs de
grammaire. Dans l'une, l'abbé Bouchot, auteur d'un Rudiment
français qu'il ne parvient pas à écouler, décharge sa mau-
vaise humeur sur son rival plus heureux (3) ; dans l'autre,
le (( philosophe » d'Açarq n'épargne rien de la célèbre gram-
(i) Œuvres, i;53, II, pp. 38-67.
(2) Observations sur la nouvelle grammaire de M. l'abbé G*
{Ibid., II, pp. 70 et sq). Parmi les manuscrits de la Bibliothèque
Nationale, se trouve (Nouv. acq.fr., 1170), une Lettre d'une Jeune
Demoiselle à l'auteur des Vrais principes de la langue françoise
dans laquelle l'auteur, qui n'est autre que Dumarsais, reproche
à l'abbé Girard l'extrême liberté de ses exemples, son pédan-
tisme, son affectation et la valeur contestable de certains de ses
principes.
(3) Cf. l'Année littéraire, 1765, 111, p. 34a.
LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 85
maire parvenue à sa dixième édition, pas même l'épître
dédicatoire et la préface (i).
Moins partiale à certains égards, mais aussi souvent plus
superficielle se révèle, dans cet ordre d'idées, la critique des
périodiques littéraires. La plupart d'entre eux en effet, les
Mémoires de Trévoux, le Journal des Savants, le Pour et
Contre, \ Année littéraire, le Journal encyclopédique, etc ,
signalant à leurs lecteurs les nouveautés grammaticales, les
soumettent à un examen détaillé où leurs collaborateurs
font preuve d'une compétence plus ou moins étendue. Aux
Mémoires de Trévoux, nous retrouvons le P. Buffier dont
deux comptes-rendus, ceux du Traité de Régnier-Desma-
rais (octobre 1706) et de la Nouvelle grammaire réduite
en table de Grimarest fils (juillet I7i9),lui attirent une riposte
des auteurs critiqués (2). A VAnnée littéraire, d'Açarq
partage pendant quelque temps avec Fréron la collabora-
tion grammaticale qui lui est retirée lorsque sa science
prétentieuse est enfin percée à jour. Mais le plus célèbre
de ces journalistes grammairiens, c'est l'abbé Desfontaines
qui, dans le Journal des Savants, pendant le court séjour
qu'il y fait (1724-172;;), puis successivement dans le Nouvel-
liste du Parnasse (i 731-1732), dans les Observations sur les
écrits modernes (1735-1743) et dans les Jugemens sur
(1) Remarques aurla grammaire française de M. de Wailly,
dixième édition, suivies de quelques vers tant latins que français.
Saint-Omer, inip. Boubers, M.DGG.LXXXVII, in-8" de 44 pp.
(2) et. 1° Régnier-Desmarais, Remarques sur l'article
C XXXVII des Mémoires de Trévoux touchant le traité de la
grammaire françoise de M. l'abbé Régnier, Paris, J.-B. Coignard,
M.DCG.VI, in-4° de 14 pp. (à la suite de quelques exemplaires
derédit. de 1706, in-4'', du Traité de la grammaire française).
— 2° De Grimarest, Répanse au jugement du journal de Trévoux
sur la nouvelle grammaire réduite en tables, avec des remarques
critiques sur la grammaire du P. Buffier, Paris, 172 1, in-8*.
86 l'exkcution du programme
quelques ouvrages nouveaux (i 744-1745), ne laisse passer
aucun ouvrage de grammaire de quelque importance sans
le juger en véritable connaisseur (i).
Cette critique à double face, constitutive et préservative,
fort inégale d'ailleurs, comme on en peut juger par les
échantillons que nous venons d'énumérer, ne saurait se
passer de principes directeurs. Aussi bien n'en manque-
t-elle pas ; peut-être même en a-t-elle trop. Lorsque le jour-
naliste àeV Année littéraire, par exemple, réfutant la Disser-
tation sur les prétérits composés de Pontbriand, déclare
qu'il a pour lui « la raison, l'analogie, l'usage » (2), ce
déploiement de forces ne laisse pas d'inquiéter. On se
demande si, au cas où l'une de ces autorités viendrait à
manquer, les autres ou une seule même ne suffirait pas, ou
encore laquelle doit l'emporter lorsqu'elles se contrarient, à
moins qu'il ne faille à tout prix les concilier. Nous revien-
drons, dans un chapitre spécial, sur cette question de la doc-
trine, qui mérite d'être traitée à fond pour elle-même. Qu'il
nous suffise pour le moment de faire connaître par un exemple
les procédés de discussion auxquels la critique grammati-
cale a recours à cette époque.
Dans un de ses opuscules, l'abbé de Dangeau avait écrit :
(( La préposition ne se met que devant un second substantif
pour marquer le rapport qu'il a au nominatif et au verbe,
qui sont les parties essentielles de la phrase dans laquelle la
préposition est employée ». V Année littéraire commente ce
passage de la manière suivante : « Les prépositions qui se
mettent devant les verbes et devant les adverbes ne détrui-
(i) Cf. entre autres ses comptes-rendus des Principes géné-
raux de Restant (Nouvelliste du Parnasse, I, p. 243, Obs. écr. mod.
VI, p. ao8, Jug: ouvr. nouv., IX, p. ^3) et de la grammaire de
l'abbé Valart (Jug. ouvr. nouv. II, p. i45 et III, p. 110).
(2) Année littéraire, 1765, 1, p. 162.
LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 87
sent point ce principe ; les verbes et les adverbes précédés
de prépositions sont pris substantivement : par où, c'est-à-
dire par quel endroit ; depuis quand, c'est-à-dire depuis quel
temps ; faime à voir, c'est-à-dire j'aime la vue ; j'ai appris
en lisant, c'est-à-dire dans la lecture ; il est temps de sortir,
c'est-à-dire de la sortie. Je conclus du principe de M. l'abbé
de Dangeau que les prépositions ne se mettent point non
plus les unes devant les autres : c'est donc une faute d'écrire
avant de, avant de finir par exemple. L'analogie demande
avant que, antequam ; l'usage veut qu'on mette avant que de,
et je dois remarquer en passant que l'autorité de M. l'abbé de
Dangeau, de M. l'abbé de Ghoisy et de M. l'abbé d'Olivet est
en faveur d'avant que de » (i).
Certes, tous les grammairiens ne sont pas capables alors
de raisonnements de cette force. Mais on peut voir, par cet
échantillon, jusqu'où parfois ils . s'égarent. Outre que leur
doctrine est loin d'être aussi ferme et aussi simple que précé-
demment, leur façon de l'appliquer témoigne de plus d'un
vice de forme.
III
Ce qui précède, c'est-à-dire l'exposé des conditions dans
lesquelles s'accomplit le travail des grammairiens au dix-
huitième siècle, permet de se rendre compte des obstacles
auxquels l'Académie s'est heurtée lorsqu'elle a voulu réaliser
son projet de traité de la grammaire française. A côté des
raisons tirées du caractère de cette assemblée que nous
avons rapportées dans notre introdution, il en existe d'autres
par conséquent, inhérentes à son entreprise et qui achèvent
(i) Année littéraire, i^SS, 1, p. 80. Cf. d'Olivet, Remarques
sur la langue franco îse, 1767, pp. 269-260.
0.0 L EXECUTION DU PROGRAMME
d'en expliquer l'échec. Il n'était pas inutile de le constater,
d'autant que par là nous élargissons considérablement le
cadre de notre travail. Ce n'est pas seulement à l'Acadé-
mie que le projet de grammaire française est remplacé par
d'autres au premier rang des préoccupations des grammai-
riens. Mais le phénomène sur lequel on vient d'insister,
l'espèce de bifurcation du tronc primitif en deux rameaux
d'égale importance, principes généraux et principes parti-
culiers, se produit d'une manière générale également en
dehors de cette assemblée. Nous ne suivrons pas davantage
le premier rameau à travers les Essais de grammaire de
l'abbé d'Olivet et les Vrais principes de l'abbé Girard jus-
qu'à son complet épanouissement dans la grammaire géné-
rale des Beauzée, des Dumarsais et des Condillac. Mais nous
nous attacherons désormais à étudier de plus près le sort du
second, les principes particuliers.
On se souvient qu'entre autres moyens de remédier à
l'avortement du projet de grammaire, il avait été proposé à
l'Académie, en 17 19, d'élargir le plan du Dictionnaire de façon
qu'il pût « tenir lieu d'une grammaire, d'une rhétorique et
d'une poétique ». On y aurait inséré « les règles les plus
nécessaires et les préceptes les plus importants sur tout ce
qui concerne ces trois arts » (i). Ce conseil n'a jamais été
suivi, pas plus dans la suite que sur le moment même ; non que
la part de la grammaire proprement dite n'augmente pas
légèrement dans les éditions postérieures du Dictionnaire
et que, par exemple, dans celle de 174O' on n'ajoute aux verbes
irréguliers « les temps de leurs conjugaisons qui sont en
usage ». Mais l'Académie n'a pas persévéré dans cette voie
malgré l'encourageant exemple des Académies de la Crusca et
de Madrid et les reproches qu'on adressait de divers côtés à
son grand ouvrage. A propos de la troisième édition du
(i) Registres, II, p. 76.
LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 89
Dictionnaire, Voltaire écrivait : « Les étrangers se plaignent
qu'il est sec et décharné et qu'aucun des doutes qui embar-
rassent tous ceux qui veulent écrire, n'y est éclairci » (i). Les
auteurs du Grand vocabulaire françois précisent : « Le Dic-
tionnaire de l'Académie française, font-ils observer, digne à
tous égards de la réputation des hommes célèbres qui y ont
travaillé, n'est point un dictionnaire universel... On n'y
expose point les significations relatives et les nuances de
certains mots appelés synonymes ; on njy trouve point de
règles détaillées sur la grammaire, sur la prononciation et.
sur la quantité prosodique des syllabes » (2). Dans la préface
de son Dictionnaire critique, Féraud fait la même remarque
et, sans blâmer ouvertement une méthode qui consiste à
(( s'abstenir de toute critique » et à « renvoyer aux gram-
maires le détail des instructions », il trouve qu'elle est assez
peu utile à ceux qui ne sont pas savants, « parce qu'elle sup-
pose une parfaite connaissance de la grammaire précédem-
ment acquise » (3). Plus tard encore, si Rivarol, dans le
Prospectus de son nouveau dictionnaire, reproche à l'Aca-
démie de n'avoir pas donné au public la grammaire qu'il
en attendait, c'est moins parce qu'elle a renoncé à cette
entreprise que parce qu'en rédigeant son Dictionnaire, elle a
(( éludé si souvent les diflicultés dans les phrases douteuses
sous prétexte qu'elle ne faisait pas une grammaire » (4)-
Aussi bien, les vues exposées par d'Alembert dans Y Ency-
clopédie à propos du plan dun dictionnaire sont-elles parta-
(i) Lettre à Damilaville, 28 mai 1762 (O. XLII, p. 121). Cf. la
lettre au cardinal de Bernis, 26 mai 1762 : « On n'est pas content
de notre Dictionnaire ; on le trouve sec, décharné, incomplet en
comparaison de ceux de Madrid et de Florence. » (O. XLII, p. 120.)
(2) Grand vocabulaire françois, 1767, préface, I, p. 8.
(3) Dictionnaire critique, 1787, I, p. in.
(4) Prospectus en tôle du Discours préliminaire du nouveau
dictionnaire de la langue française, 1797, 111-4° , pp.x-xi.
90 L EXECUTION DU PROGRAMME
gées par les principaux lexicographes de cette époque. Ils
s'accordent à reconnaître comme lui que, « pour rendre un
ouvrage de cette espèce le plus complet qu'il est possible,
il est bon que les règles les plus difficiles de la syntaxe y
soient expliquées, surtout celles qui regardent les articles,
les participes, les prépositions, les conjugaisons de certains
verbes » (i). En conséquence, ils cherchent à étendre le
champ grammatical du dictionnaire. C'est visiblement la
préoccupation de Voltaire dans son travail sur la lettre T du
Dictionnaire de l'Académie, inséré plus tard dans son Dic-
tionnaire philosophique (2). De même, en 1778, le soi-disant
« dictionnaire historique » dont il soumet le plan à ses
confrères, doit être, selon la formule employée déjà en 1719,
<( à la fois une grammaire, une rhétorique et une poétique
sans l'ambition d'y prétendre » (3). L'Académie, comme on
sait, ne donna aucune suite à ce projet sur lequel Voltaire
usa ses dernières forces, dévorant les ouvrages qu'il avait
fait venir en toute hâte de Ferney, a la grammaire de Port-
Royal, celle de Restant, les Synoriymes de Girard, les T^ropes
de Dumarsais, les Remarques de Vaugelas, le Petit diction-
naire des proverbes, les Lettres de Pellisson » (4). Mais le
(i) O. IV, p. 499- « On pourrait même, ajoute d'Alembert,
dans un très petit nombre d'articles généraux étendus, y donner
une grammaire presque complète et renvoyer à ces articles
généraux dans les applications aux exemples et aux articles
particuliers ». C'est un peu la méthode adoptée de nos jours par
les auteurs du Dictionnaire général.
(2) Cf. Vernier, Voltaire grammairien, pp. 228 et 23i.
(3) Registres, 7 mai 1778. Selon La Harpe, ce nouveau
dictionnaire devait contenir notamment « les règles de grammaire
à chaque mot didactique qui en fournira l'occasion ». Correspon-
dance littéraire, LXXXVI (O. XI, p. 43).
(4) Lettre à Wagnière, 7 mai 1778 (insérée au t. XVllI, p. 254
de V Intermédiaire dû chercheur et du curieux).
LA GRAMMAIRE FRANÇAISE 9I
Grand vocabulaire françois publié par une société de gens
de lettres (i) et le Dictionnaire critique de Féraud s'inspi-
rent précisément de cette nécessité de réunir dans un même
ouvrage les notions propres au lexique et celles de la gram-
maire. Rappelons enfin que le dictionnaire promis par
Rivarol à la fin du siècle devait fournir « les applications
des règles de la grammaire, placées chacune à son article »,
sans compter « une table des principales difficultés que nous
rassemblerons dans notre vaste carrière », table dont « les
CTcplications seront courtes, toujours appuyées sur des auto-
rités et des exemples comparés » (2).
Nous venons de voir les « principes particuliers » de la
grammaire française réfugiés dans les dictionnaires. Quel
que soit l'intérêt qu'elle présente, cette première catégorie
de documents ne saurait être comparée ni pour l'étendue, ni
pour la signification, avec celle qui va désormais nous
occuper uniquement et où cessant de recevoir l'hospitalité
des lexiques, ces mêmes principes particuliers occupent de
plein droit une place proportionnée à leur importance dans
la langue : nous voulons parler des commentaires gramma-
ticaux d'auteurs classiques, le principal des projets concur-
rents du traité de la grammaire française.
(i) « Si le mot est un adjectif, on dit s'il doit précéder ou
suivre son substantif, selon les règles du goût et de l'usage. Si
c'est un verbe, on indique la manière de le conjuguer; on le
conjugue s'il est irrégulier ; on assigne son régime simple et son
régime composé ; on enseigne quels auxiliaires forment les tems
composés des verbes neutres, et lorsque deux verbes se suivent
dans une phrase, on apprend comment on doit les lier et les unir
pour ne pas pécher contre la langue ». Grand vocabulaire fran-
çoin, 1767, préface, I, pp. lo-ii.
(2) Prospectus en lêle du Discours préliminaire du nouveau
dictionnaire^ i797, P» xxvi.
CHAPITRE III
L EXECUTION DU PROGRAMME :
520 LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX.
L'enseignement de la langue par les bons auteurs. — Épanouissement
de l'entreprise des commentaires d'autciu's classiques. — L'al)bé
d'Olivet, ses détracteurs et ses émules. — Voltaire commentateur
de Corneille; antécédents et postérité. — Les commentaires de
l'Académie. — Résultats d'ensemble pour le dix-huitième siècle.
Au moment où l'enseignement de la langue française
acquiert toute son importance au dehors et au dedans (i), les
moyens proposés pour le rendre eflicace sont extrêmement
variés. A cette foule d'étrangers qui veulent parler la langue
européenne, à tous ces enfants auxquels, dans les collèges et
jusque dans les petites écoles, on se met à enseigner gram-
maticalement l'idiome maternel, aux grandes dames qui mal-
traitent l'orthographe et qui écrivent comme elles parlent,
sans se soucier des principes, aux écrivains débutants qui
cherchent à se rendre maîtres de leur instrument, on ollre,
il est vrai, de copieuses grammaires, mais on leur rappelle
que cela ne suflit pas. La langue, ne se lasse-t-on pas de leur
répéter, s'apprend dans les traités, parle commerce des gens
(i) Cf. Brunot, Histoire de la langue française : La Révolution
et l'Empire^ chap. I.
LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX • g3
instruits, enfin par la lecture des bons auteurs (i). Ce dernier
procédé est, à coup sûr, le plus généralement en faveur.
C'est ainsi qu'au début de sa Grammaire, le P. Buffîer
conseille de faire parcourir au débutant l'échelle des genres
littéraires par ordre de difficulté, en commençant parla fable
et en finissant par les poètes, « dont le style est en toutes
les langues le plus difficile à entendre » (2). De Vallange se
propose d'indiquer à la fin de la sienne « les livres qu'il est
à propos de lire pour acquérir la pureté du langage » (3).
Des quatre procédés que RoUin préconise pour initier la
jeunesse aux mystères de la langue maternelle, la connais-
sance des règles, la traduction, la composition, la lecture
des livres français, le quatrième n'est pas celui qui lui inspire
le moins de confiance (4)- Dans sa Lettre sur la meilleure
méthode pour apprendre la langue françoise (5), Mauvillon
recommande d'abord de se rendre maître des principes
fondamentaux ; après cela, lisez un bon auteur et appliquez
dans cette lecture les règles que vous aurez apprises. Etc.,
(i) « La lecture des bons modèles et le bel usage puisé parlie
dans le commerce avec ceux qui parlent bien, partie dans les
remarques excellentes que nous avons sur notre langue, voilà les
secours que nous devons employer pour acquérir la pureté du
langage». Grévier, Rhétorique françoise, Paris, 1770, II, p. 28.
Cf. La Chalolais, Essai d'éducation nationale ou plan d'études pour
la jeunesse, 1768, in-12, p. 78: « On les fera ressouvenir (les jeunes
gens) que pour apprendre la langue, trois choses sont nécessaires :
le commerce des gens instruits, la lecture des bons auteurs et
celle des livres qui ont traité de la grammaire. »
(2) Grammaire, édit, de 1714» P- 4^.
(3) Nouveau système ou nouveau plan d'une grammjaire fran-
çoise, 17 19, p. 399.
(4) Be la manière d'enseigner et d'étudier les Belles-Lettres,
édit. de 1740? iii-4", I? PP- 68 et sq.
(5) A la suite de ses Remarques sur les germanismes.
94 l'exécution du programme
etc. : c'est l'opinion de tous les pédagogues qu'on pourrait
citer à ce propos.
Certaines personnes vont plus loin. Par exemple, l'abbé
Desfontaines, qui ne déteste pas le paradoxe, soutient,
contre l'avis de l'abbé Gédoyn, « qu'une langue s'apprend
mieux par la routine que par les préceptes. Il suffît de lire
les bons auteurs français avec attention ; il suffît de fré-
quenter les personnes qui parlent bien » (i). C'est, en quel-
ques mots, la condamnation des traités de grammaire, y
compris des meilleurs, comme celui de Restant. Le profes-
seur de la Connaissance des beautés et des défauts de la
poésie et de l'éloquence dans la langue française ne procède
pas différenîment : « La lecture assidue des bons auteurs,
enseigne-t-il à ses élèves, vous sera encore plus nécessaire
pour vous former un style pur et correct que l'étude de la
plupart de nos grammaires » (2). De même le précepteur
de la Nouvelle Héloïse ne voudra pas donner à son amante
« d'autre définition de la vertu qu'un tableau des gens
vertueux, ni d'auti^es règles pour bien écrire que les livres
qui sont bien écrits )) (3).
(i) Jug. ouvr. nouv., IX, p. 56. Dans son traité Delà manière
d'apprendre les langues, chap. I, art. V, l'abbé de Radonvilliers
nie également que l'élude de la grammaire facilite aux entants la
connaissance de leur langue : « Ce n'est pas la route directe. Et
comment est-il possible, en parlant, de songer aux règles ? Qu'on
ait soin qu'un enfant ne lise que des livres écrits purement ; qu'il
n'entende que des personnes qui parlent bien ; qu'on corrige
sur-le-champ les phrases où il fait quelque faute et qu'on les lui
fasse répéter exprimées correctement. » {Œuvres diverses, 1807,
I, P- 39).
(2) Connaissance des hautes. . ., 1^49? in-12, p. 146.
(3) Nouvelle Héloïse, i'" partie, lettre XII. La leçon de Saint-
Preux est reproduite par l'auteur des Principes de style ou Obser-
vations sur l'art d'écrire recueillies des meilleurs auteurs, Paris,
Estienne, 1779, in-12, p. 7.
LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX 96
Que de fois n'est-il pas arrivé à Voltaire d'indiquer ce
remède aux personnes qui consultaient en lui le spécialiste de
la langue française ? Avant de partir pour Berlin, il promet à
Frédéric II qu'il lui fera faire une véritable cure en ce genre
d'hygiène ( i). « La lecture de nos meilleurs poètes vaut mieux
que toutes les leçons », répond-il à une jeune fille qui vou-
drait bien en prendre avec un pareil maître (2). A un jeune
homme, protégé du maréchal de Richelieu qui a l'intention
d'en faire son secrétaire, il « recommande cent fois... de lire
de bons livres pour se former le style » (3). Et quand il
publie son théâtre de Pierre Corneille accompagné de notes,
à qui l'adresse-t-il ? « Aux étrangers qui daignent apprendre
notre langue par les règles et aux légers Français qui
l'apprennent par routine » (4).
Car les bons principes ne suffisent pas : il est du devoir
de ceux qui les professent de montrer comment on les
applique. Ainsi Rollin essaye sur un passage de Fléchier sa
méthode d'explication des bons auteurs français. Le profes-
seur de la Connaissance des beautés multiplie les exemples
en « épluchant » divers fragments de Corneille ou de Molière.
l^Art décrire de Condillac est le fruit des lectures raisonnées
du prince de Parme avec son précepteur. Toute une littéra-
ture qui trahit les besoins de l'époque, rend ainsi manifeste
aux yeux du public l'efficacité de l'enseignement de la langue
par les bons écrivains. Les commentaires en constituent la
(i) Lettre du 19 avril 1749 (O. XXXVII, pp. 11-12).
(2) Lettre à M"= *** (Menon), 20 juin i;56 (O. XXXIX, p. 59).
(3) Lettre au maréchal de Richelieu, 25 avril 1767 (O. XLV,
p. 23;).
(4) Lettre au marquis Albergali Gapacelli, 8 juillet 1761 (O.
XLI, p. 359). Cf. les lettres du 3o juin, à Jean Schouvalow, du
13 juillet, à Duclos, du i3 juillet, à Gapperonnier, du 5 août 1761,
à Mme d'Epinai, etc.
96 l'exécution du programme
partie la plus considérable et, sans contredit, la plus signi-
ficative.
I
Nous en avons vu naître le projet à deux reprises diflFé-
rentes dans les milieux académiques, d'abord sous la forme
que lui donne Boileau, puis avec les modifications profondes
que Valincour lui fait subir. L'Académie est visiblement
engagée dans son entreprise de commentaires, en 17 19, f)ar
Valincour; grâce à l'abbé d'Olivet, c'est au contraire la propo-
sition de Boileau qui devient ensuite le point de départ des
efforts des commentateurs. Du moins, peut-on le croire en
lisant ï Histoire de l'Académie. Il ne faut pas perdre de vue
pourtant que l'abbé d'Olivet a assisté à la confection de
\^ Examen d'Athalie. C'est en partie pour faire suite à cet
ouvrage (i) ou pour protester contre la manière dont il fut
composé (2), qu'il rédige ensuite ses Remarques de gram-
maire sur Racine.
Elles voient le jour en 1738. Gomme Valincour, d'Olivet
renonce à choisir les classiques de la langue parmi les
traducteurs : « Toute prévention à part, déclare-t-il, il me
semble que la langue française a des auteurs qui peuvent
également servir de modèles et pour bien penser, et pour
bien écrire ». En outre, parmi les écrivains originaux, il
donne la préférence aux poètes. Il y est poussé par deux
raisons : la première, c'est qu'a une excellente poésie se fait
lire et relire plus volontiers qu'une prose également bonne
(i) « Vous aviez fait, Messieurs, des remarques sur VAthalie
de Racine ; et votre exemple m'inspira le courage d'aller plus
avant. » Remarques sur la langue française, 1767, préface, p. 9.
(u) Cf. sa lettre au P' Bouhier, 16 mai 1^38 {Histoire de l'Aca-
démie, II, p. ^^i).
LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX 97
en son genre » ; la seconde, c'est qu'à y regarder de près,
« il y a moins à reprendre dans Racine ou dans Despréaux
que dans nos ouvrages de prose les plus estimés ». Cela n'a
rien d'étonnant : « On travaille les vers avec plus de soin
que la prose : et cependant la prose, pour être portée à la
perfection, ne coûterait guère moins que les vers. »
Cette proposition eut le don d'exaspérer les partisans
des théories de La Motte sur la versification française. Deux
ans auparavant, l'abbé d'Olivet leur avait déclaré une
guerre sournoise dans son Traité de la prosodie française
où il s'efforçait de mettre en lumière les qualités poétiques
de la langue. Maintenant il leur livrait une bataille rangée
dans une leltre au Président Bouhier jointe à ses Remar-
ques sur Racine (i). Leur riposte jie se fit pas attendre :
ils représentèrent le commentaire de l'abbé d'Olivet comme
un ouvrage tendancieux dont l'auteur, prétendit même un
académicien de province, Soubeiran de Scopon, n'avait pas
tant voulu critiquer Racine qu'(( arriver à sa proposition
principale qu'il a certainement la gloire de soutenir le pre-
mier : c'est que nos meilleurs auteurs [orateurs?] n'écri-
vent pas aussi purement, aussi exactement que nos bons
poètes )) (2). En conséquence, notre académicien entrepre-
(i) C'est très probablement au sujet de celte leltre que le
Président Bouhier écrivait ce qui suit au marquis de Gaumont, le
19 mars 1739 : « Pour la leltre qu'il m'a addressée, j'aurois bien
autant aimé qu'il n'y eût pas mis mon nom, n'aimant point àeslre
mêlé dans les querelles littéraires. Mais quand j'en ai été averti,
c'éloit une afï'aire déjà l'aile. » (Bibl. Nat. Ms., Nouv. acq.fr.
4384, fol. 177 r°). II est à remarquer que le Président Bouhier
était en possession des Remarques sur Racine depuis au moins
le 7 avril 1738 (Ibid., fol. 166 r").
(2) Soubeiran de Scopon, de l'Académie de Toulouse, Obser-
vations critiques à l'occasion des Remarques de grammaire sur
Racine par M. Vabbé d'Olivet, Paris, Prault, M.DGG.XXXVIII,
in-i2 de 8i pp., p. 4-
F. - 7.
98 l'exécution du programme
nait de prouver à son tour qu'il y a beaucoup plus de fautes
contre la langue dans soixante et quinze vers de ce Racine
examiné par l'abbé d'Olivet avec une indulgence excessive,
que dans tel passage de Fléchier où l'on relève à peine une
négligence. Cette première polémique, dans laquelle d'Olivet
était engagé en qualité de champion de la versification fran-
çaise, avait un prolongement dans la presse, en particulier
dans le Pour et Contre dont le principal rédacteur, l'abbé
Prévost, était directement pris à partie dans la lettre au
Président Bouhier (i).
Une autre querelle mettait aux prises l'auteur des
Remarques sur Racine avec un plus redoutable adversaire,
l'abbé Desfontaines. Dans son Racine vengé (lySg), celui-ci
se pose en défenseur de la poésie française en général et de
Racine en particulier. A l'entendre, quelles que soient les pré-
cautions prises par l'abbé d'Olivet, « sa critique ne laisse pas
de nuire à la réputation de ce grand poète » ; à cet inconvé-
nient s'ajoute qu'(( elle peut jeter dans l'erreur les jeunes gens
et les rendre timides dans la composition des vers ». C'est
aussi une question de principe. « Qu'on ne s'étonne pas,
avait dit l'auteur des Remarques dans sa préface, qu'ayant
pour but d'être utile à quiconque veut cultiver l'art d'écrire,
je cherche des modèles parmi les poètes plutôt que parmi
ceux qui ont écrit en prose. Car notre langue ne ressemble
pas à quelques autres où la poésie et la prose font, pour ainsi
dire, deux langages différents. Ce n'est pourtant pas que
les Français ne connaissent qu'un même style pour ces deux
genres d'écrire. Mais les différences qui doivent les caracté-
riser ne sont pas grammaticales pour la plupart; et dès lors,
puisque ma critique se borne aux fautes de grammaire, il
était assez indifférent qu'elle tombât sur des poètes ou sur
(i) l>our et contre, XV, p. 325 et XVI, p. 25. Cf. l'abbé
Granet, Réfl.ouvr. litt., VIT, p. 121.
LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX 99
des orateurs » (i). Voilà précisément le point de vue que
l'abbé Desfontaines ne peut admettre : il reproche à l'abbé
d'Olivet d'avoir méconnu les droits de la langue poétique. A
ses yeux, même en ce qui concerne la grammaire, la poésie
jouit de certains privilèges inconnus à la prose; il convient
d'en tenir compte et de ne pas rendre un auteur responsable
des licences qu'autorisent les lois du genre. A l'inverse de
Soubeiran de Scopon, l'abbé Desfontaines prétend donc mon-
trer que l'auteur des Remarques a traité Racine beaucoup
trop sévèrement.
Il n'avait pas tort, même aux yeux des contemporains
impartiaux (2); et plus tard Voltaire, relisant à vingt huit
ans de distance le commentaire de l'abbé d'Olivet, ne pourra
s'empêcher de trouver encore que son aîné était « un peu
vétillard » (3). Le grammairien d'ailleurs montra qu'il en
avait conscience en s'efforçant d'atténuer ses critiques dans
les éditions postérieures de son ouvrage. Touchant le sujet
(1) Remarques de grammaire sur Racine, ijSS, p. 6.
(2) « Mais d'un autre côté, si Racine est quelquefois mal
repris dans ces observations, si notre académicien fait voir dans
quelques-unes une délicatesse trop pointilleuse, s'il montre dans
d'autres trop peu d'attention à conserver les privilèges de la
poésie, il faut convenir que l'on trouve dans son écrit un grand
nombre de remarques utiles pour la perfection de notre langue,
quelques unes qui n'avaient peut-être point été faites avant lui,
et des réflexions qui marquent un homme d'esprit et de goût. »
Goujet, Bibliothèque françoise, I, pp. 189-190. Cf. d'Alembert,
Éloge de l'abbé d'Olivet {Histoire des membres de l'Académie,
VI, p. 2o3) : « On reproche au censeur d'avoir poussé la sévérité
trop loin et d'avoir plus jugé Racine en grammairien qu'en
poète. »
(3) Lettre au comte d'Argental, i®"^ avril 1766 (O. XLIV,
p. 255). Cf. la lettre écrite le même jour à l'abbé d'OUvet (Ibid.,
p. 258) : « Je vous trouve quelquefois bien sévère avec Racine...»
lOO L EXECUTION DU PROGRAMME
même du litige, la liberté de la poésie par rapport à la prose,
l'abbé Desfontaines se trouvait d'accord avec l'abbé Granet
qui, rendant compte des Remarques dans ses feuilles, venait
de soutenir la même opinion que l'auteur du Racine vengé {i).
Mais peut-être u'étaient-ils ni l'un ni l'autre de très bonne foi
en accusant l'abbé d'Olivet de n'avoir pas réservé les privi-
lèges de la langue poétique. Il le fait au contraire à plusieurs
reprises et en termes assez clairs pour que les Mémoires de
Trévoux (2), Voltaire aussi, quoiqu'avec un zèle inspiré sur-
tout par sa colère contre l'auteur de la Voltairomanie (3),
(i) « Les expressions, les tours de phrase de Racine doivent
être considérés plus par rapport à la poésie qu'à la grammaire ».
Réfl. ouvr. lut., V (1738), p. 33i.
(2) Octobre 1738, pp. 1984-1985 : « [La critique de M. d'Olivet]
roule sur quelques tours hardis, avec tant de circonspection,
qu'elle ne prononce en dernier ressort pour condamner que sur
des raisons qui ne permettent pas d'absoudre ...»
(3) « En vérité ce misérable (Destontaines) n'a voulu que
gagner de l'argent : car quel est le but de son livre, s'il vous
plaît ? De prouver qu'on pardonne en poésie des tours hardis, des
phrases incorrectes que la prose ne souffre pas ? Eh ! n'est-ce pas
précisément ce que vous avez dit ? à cela près que vous l'avez
dit le premier et en homme qui possède sa langue et qui est un des
plus grands maîtres. » Lettre à d'Olivet, 29 janvier 1739 (O. XXXV,
p. 145). Effectivement, voici quelques passages où d'Olivet plaide
en faveur des libertés de la langue poétique. Dans Tun, il veut
qu'on soit indulgent pour ceux qui croient sentir « que ces sortes
de hardiesses font un merveilleux effet dans la poésie lorsqu'elles
sont placées à propos et de loin en loin » (p. 34). Ailleurs il
s'écrie : « Pardonnons cette inversion à un poète ; car la contrainte
du vers à ses privilèges ï (p. 47)- H va jusqu'à reprocher aux
poètes de ne plus employer que des tours pi osaïques : « A la fin,
dit-il, nous n'aurons plus de vers : c'est-à-dire nous ne conserve-
rons entre la prose et les vers aucune différence qui soit pure-
ment grammaticale » (pp. 7O-77). Etc.
LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX lOI
lui aient rendu justice sur ce point spécial. Il ne s'agissait en
somme que d'une question de plus ou de moins que le critique
du Racine vengé tranchait au préjudice de son adversaire.
Quoi qu'il en soit, de cette distinction entre la langue de
la poésie et celle de la prose, l'abbé Desibntaines tirait un
argument irrésistible et contre les Remarques de grammaire
sur Racine, et contre le principe même des commentaires.
Si les observations de l'abbé d'Olivet, raisonnait-il, doivent
servir d'enseignement à ceux qui écrivent en prose, elles
n'atteignent pas leur but, puisqu'elles ne portent que sur des
vers ; si elles s'adressent aux jeunes poètes, elles n'ont pas
beaucoup plus de valeur, car rien ne saurait empêcher ceux-
ci d'employer des tours consacrés par l'usage qu'en ont fait
Racine et Boileau. C'était renverser d'avance l'édifice rêvé
par les commentateurs. Gomme le faisait observer l'auteur
du Racine vengé, pour qu'une pareille entreprise eût sa
raison d'être, encore fallait-il « que la nation voulût bien se
soumettre dans cette afl'aire au jugement de quelque tri-
bunal ; et c'est à quoi il y a peu d'apparence », insinuait-il,
non sans intention impertinente (i).
Car, à travers sa critique ingénieuse, l'abbé Desfon-
taines montrait un peu trop le bout de l'oreille. En dépit de
ses protestations il avait surtout l'air de satisfaire ses ran-
cunes personnelles et contre l'abbé d'Olivet, et contre l'Aca-
démie à laquelle il ne perdait jamais une occasion d'être
désagréable. En plusieurs endroits, les observations du
Racine vengé « sentaient trop la chicane )) (2), et l'on était en
droit de se demander si, dans cet ouvrage qualifié de « libelle »
par Voltaire, il n'entrait pas autant de malice que de sincérité.
Pour l'Académie, elle n'eut pas un instant d'hésitation lors-
que, par une délibération rendue publique, elle repoussa
(i) Racine vengé, 17*39, pp. 1-2.
(2) Goujet, Bibliothèque française, I, p. 192.
102 L EXECUTION DU PROGRAMME
comme une offense la dédicace du Racine çengé (i). Louis
Racine que l'abbé Desfontaines s'efforçait de mettre dans
son jeu, ne s'y trompa pas davantage. « L'Académie, écrivait-
il à propos de cet incident, n'a pas eu grand tort de voir
qu'il se moquait d'elle ; il a plus d'esprit qu'eux tous, mais
extrêmement méchant (2). »
La sympathie de Louis Racine devait être naturellement
acquise à celui qui défendait la réputation de son père.
Tout en rendant hommage à la pureté des intentions de
l'abbé d'Olivet, il était indisposé par le rigorisme excessif
des Remarques ; au moins aurait-il souhaité que le gram-
mairien (( relevât la beauté de quelques tours de phrases et
de certaines expressions » employées par Racine, afin de
détruire, autant que possible, la fâcheuse impression pro-
duite par ses critiques. Mais il n'avait aucune envie non
plus de se jeter dans les bras que l'abbé Desfontaines lui
tendait ; il avait l'idée qu'une telle cause méritait un autre
avocat. Aussi se garda-t-il de prendre trop franchement
parti dans la querelle. « Je ne fais qu'en rire », disait-il.
Les deux adversaires lui ayant envoyé leurs opuscules, il
répondit à chacun par un « remerciement très poli » où, sans
dissimuler son opinion sur le fond du débat, il s'exprimait à
la satisfaction de l'une et de l'autre parties (3). Dans sa
lettre à Desfontaines, en particulier, destinée à la publicité
et où il s'appliquait à « faire entendre poliment à ceux qui
savent entendre », il avait en même temps grand soin de ne
(i) Cf. les Registres, II, p. 438 (19 janvier ij'ig).
(2) Lettre à sa femme, 22 février i^Sg (recueil A. de la Roque,
pp 375-3^).
(3) 1° Lettre de Racine le fils à l'abbé d'Olivet, imprimée pour
la Société des bibliophiles français, année 1828. Imprimerie
F. Didot, in-80 de 8 pp. La lettre est datée du 1" mai 1738.
2» Lettre de M. Racine à l'auteur du Racine vengé (Obs. écr.mod.,
XVI, pp. 284-285).
LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX Io3
rien laisser échapper qui pût froisser l'abbé d'Olivet ni
l'Académie française (i).
D'accord avec l'auteur du Racine vengé pour défendre les
privilèges de la lang:ue poétique, il le fait néanmoins en se
plaçant à un point de vue beaucoup plus large. C'est au nom
de la liberté de la langue en général, liberté qui se confond
en l'espèce avec celle des grands écrivains, qu'il proteste
contre l'ouvrage de l'abbé d'Olivet. « En soutenant sa cause
[de Racine], écrit-il à Desfontaines, j'ose dire que vous
soutenez celle de la langue française, en ce que vous nous
faites voir qu'elle ne doit point être esclave d'une prétendue
justesse grammaticale. Je ne sais si je me trompe, mais je
crois qu'à force de la chicaner, on la rendra trop timide.
Elle doit toujours être sage, mais trop de scrupules lui ôtera
sa grâce et sa vivacité. Peut-on appeler règles certains
caprices de l'usage qui n'ont rien de stable? C'est avec raison
que vous nous répétez souvent que les grands écrivains ne
doivent pas se mettre dans de pareilles entraves ni suivre à
pas d'écoliers une froide syntaxe. J'aurais voulu que vous
eussiez été encore plus loin ; et quel autre que vous pouvait
mieux nous faire sentir que c'est en s'écartant quelquefois
des règles que les grands écrivains enrichissent la langue et
que souvent des fautes apparentes qui choquent les oreilles
d'im grammairien qui n'est que grammairien, sont à des
oreilles plus délicates d'heureuses hardiesses et de véritables
beautés? ».
Louis Racine admet pourtant que les vers de son père ne
sont pas à l'abri de tout reproche. 11 l'explique par de bonnes
raisons : l'auteur n'y a pas mis la dernière main et enfin la
perfection absolue n'est pas de ce monde. D'où la nécessité
de faii'e toujours deux parts dans les erreurs d'un grand
(i) Lettre à sa femme, ii mars lySg (recueil A. de la Roque,
p. 38o).
io4 l'exécution du programme
écrivain et de séparer celles qui peuvent passer pour d' (( heu-
reuses hardiesses » de celles qui lui ont échappé malgré lui
dans le feu de la composition. Le commentateur aura préci-
sément pour tâche d'établir cette distinction et d'insister
autant sur le charme des hardiesses que sur le danger des
fautes véritables.
Louis Racine, en effet, est loin de se montrer aussi radical
que l'abbé Desfontaines lorsqu'il discute le rôle des commen-
taires, n ne conteste nullement leur utilité à condition qu'on
observe certaines formes. « Je crois, a-t-il déclaré à l'abbé
d'Olivet, que rien n'est plus utile à la langue française
qu'une pareille critique du petit nombre d'écrits dont le
temps a établi la réputation. » Il ne se contredit donc pas
lorsqu'à son tour, il compose un commentaire des ouvrages
de son père conforme à ses propres idées, telles que, peu de
temps après avoir écrit sa lettre à l'abbé Desfontaines, il eut
encore l'occasion de les exposer à l'Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres (i). Voici dans quelles circonstances il fut
amené à le publier.
Quelques années après l'apparition des Remarques de
l'abbé d'Olivet, l'abbé de La Porte fut sollicité par des librai-
res de Paris de préparer une nouvelle édition des Œuvres de
J. Racine in-4°. Il n'en voulut rien faire avant qu'on eût pres-
senti celui que les liens du sang désignaient en premier lieu
pour accomplir cette tâche. Mais Louis Racine déclina l'offre,
alléguant la volonté formelle de son père « qui, condamnant
sincèrement ses tragédies profanes, refusait de jeter même
les yeux sur les éditions nouvelles qu'on en faisait » (2). Il se
(i) De la poésie naturelle ou de la langue poétique {Mém. de
l'Acad. des Insc. et B.-L., séance du 4 septembre c^Sq, XV,
pp. 192-207). Ce mémoire où L. Racine prend directement à partie
l'abbé d'Olivet, est entré plus tard avec d'autres dans la compo-
sition des Réflexions sur la poésie, 1747? 2 vol. in-12.
(2) Discours préliminaire en tête des Remarques sur les
tragédies de J. Racine (O. V, pp. 255 etsq.).
LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX Io5
sentait d'ailleurs retenu par la crainte d'être accusé de partia-
lité en prodiguant ses louanges à l'auteur à'Athalie, et aussi
par son inexpérience des choses du théâtre. Du reste, ces scru-
pules ne l'empêchaient pas de donner quelques conseils à
l'abbé de La Porte ; il lui soumettait, dans sa réponse, le plan
détaillé d'une édition commentée du théâtre de J. Racine et
lui communiquait ses propres observations rédigées unique-
ment (( pour ma satisfaction particulière, disait-il, et pour
instruire un fils qui, sitôt qu'il sera répandu dans le monde,
entendra souvent parler de ces pièces tantôt avec admiration,
tantôt avec mépris, jamais indifféremment ». Le plan traitait
successivement de la revision du texte, de la publication des
variantes, des épîtres dédicatoires, des notes sur la langue,
de l'orthographe, notamment de l'emploi des majuscules, des
imitations, des pièces critiques, des réponses aux critiques
de Racine, du costume poétique et de la morale.
L'abbé de La Porte ne jugea pas à propos de faire siennes
les idées de Louis Racine, dont il donna plusieurs raisons :
(( 1° Je me serais vu exposé au reproche que M. Racine fait
lui-même à certains éditeurs : « Il faut, dit-il, que Boileau soit
)) un grand poète pour forcer ceux qui veulent le lire, à ache-
)) ter tout ce qui accompagne son texte » [allusion transpa-
rente au commentaire de Brossette revu et augmenté par
Saint-Marc en 1747]- 2° Je conviens qu'un examen de toutes
les pièces d'un de nos meilleurs poètes tragiques pourrait être
un ouvrage fort instructif ; mais je pense qu'il faut le donner
séparément et ne pas en surcharger un original précieux.
3" M. Racine vient d'exécuter lui-môme son plan dans ses
principaux objets par l'ouvrage qu'il publie aujourd'hui. Que
me resterait-il à dire après un si habile maître ? » En con-
séquence l'abbé de La Porte annonçait que, dans l'édition de
Racine en 3 volumes in-4" qui devait paraître l'année suivante,
il se bornerait à fournir un texte correct, à « rejeter toutes les
mauvaises critiques qu'on trouve ordinairement à la suite de
io6 l'exécution du programme
ces tragédies » et à composer une vie du poète avec un
discours qui contiendrait (( l'histoire des pièces, les anecdotes
qui y ont rapport )),ct où il ferait sentir « les progrès du génie
de l'auteur et l'intervalle immense qu'il a franchi avec tant
de succès et de rapidité depuis la Thébaïde iasqnk la sublime
Athalie » (i).
A ce moment, Louis Racine, devançant la réponse de
l'abbé de La Porte, venait de publier « séparément » ses
Remarques sur les tragédies de Jean Racine (i^Sa), Renver-
sant la proportion observée par l'abbé d'Olivet, il y prodi-
guait à son père plus d'éloges que de blâmes. Le résultat fut
aussi qu'il attira sur lui moins*de foudres que son devancier.
Gela ne veut pas dire que son travail ait passé inaperçu, loin
de là : Voltaire l'a consulté avec fruit en préparant son
Commentaire sur Corneille (2), et la plupart des commenta-
teurs de Racine en ont fait autant.
Louis Racine n'est pas le seul critique auquel le petit
livre de l'abbé d'Olivet ait révélé sa vocation de commenta-
teur. Au lendemain des Remarques sur Racine, le collabo-
rateur de l'abbé Prévost, Lefèvre de Saint-Marc, conçut
également le dessein d'écrire des remarques sur le poète
d" Athalie. Il en dressa même le plan et annonça aux lecteurs
du Pour et contre qu'il se proposait de l'exécuter a tout
à loisir, c'est-à-dire au gré de ma paresse » (3). Il faut croire
que la paresse de Saint-Marc était bien grande, car ses
remarques n'ont jamais paru et se bornèrent toujours aux
quelques Réflexions sur un endroit du a Racine vengé » (4)
(visant l'usage des transpositions et des inversions dans la
langue française) qu'il avait publiées dans ses feuilles « pour
(i) Lettres sur quelques écrits de ce tems, VII (1702), pp. 00-02.
(2) Cf. sa lettre à Damilaville, 26 juillet 1762 (O. XLII
p. 186).
(3) Pour et Contre, XVllI, p. 169.
(4) Pour et Contre, XVII, p. 289.
LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX IO7
tâter le goût du public ». La perte n'est évidemment pas
considérable ; l'œuvre de Saint-Marc nous le montre, à peu
de chose près, incapable d'un effort sérieux, sinon lorsqu'il
s'agit d'utiliser le labeur d' autrui. Dans l'édition des Œuvres
de Boileau qu'il a donnée en 1747» il se borne à rétablir, en
l'amplifiant, le commentaire de Brossette émondé par les
précédents éditeurs. Dans son Malherbe paru dix ans plus
tard, également avec une sorte de table-commentaire, il met
surtout à contribution les travaux de Chevreau et de
Ménage. Par sa connaissance du vieux langage, il mérite
pourtant un peu plus de considération que le sieur Coste, par
exemple, annotateur futile des Fables de La Fontaine (i743)-
Avant de passer à une autre série de commentaires, il
convient d'en signaler deux encore qui sont directement appa-
rentés avec les Remarques de grammaire sur Racine. On
le voit par le titre de l'un, les Remarques de grammaire
sur Racine pour servir de suite à celles de l'abbé d'Olivet,
publiées à Berlin par l'académicien Formey en 1766. Cet
ouvrage passe en revue, outre le théâtre de Racine, divers
fragments de Boileau, de Watelet, Fontenelle, Vertot, Vol-
taire, non sans leur arracher à tous quelques plumes. Dans
l'autre commentaire, d' Açarq, cet « ancien maître de pension
assez mauvais sujet, moitié bête et moitié fou » dont parle
Grimm (1), réchauffant la querelle du Racine vengé, entre-
prend à trente ans de distance (1770), de défendre l'abbé
(i) Correspondance littéraire, i5 novembre 1770 (IX, p. 171).
Dans le Mercure, La Harpe termine ainsi son article sur les
Observations de d'Açarq : « Parlons sérieusement ; nous espérons
que les gens de goût voudront bien nous pardonner de les avoir
occupés un moment d'un pareil ouvrage. Les étrangers croiraient
que nous retombons dans la barbarie, si les gens de lettres n'éle-
vaient par la voix de temps en temps pour venger le bon goût et
l'honneur de la nation. » (O. XVI, Littérature et critique, pp.
iii-ii4).
io8 l'exécution du programme
d'Olivet contre les attaques de l'abbé Desfontaines. Ses
Observations sur Boileau, sur Racine, sur Créhillon, sur
Monsieur de Voltaire et sur la langue françoise ont égale-
ment la prétention de fournir un pendant aux Remarques de
grammaire sur Racine. Avec d'Açarq, la postérité directe
de l'abbé d'Olivet s'éteint dans la folie. Qu'est-il advenu de
celle de Voltaire ?
II
Nul n'ignore comment Duclos, engagé dans une série
de réformes au moyen desquelles il prétendait justifier son
élévation au secrétariat perpétuel de l'Académie française, fit
appel à la collaboration de Voltaire, d'abord quand il s'agit
de modifier la composition du Dictionnaire, puis, lorsque cet
ouvrage fut achevé, en 1761, en vue de faire publier par
l'Académie « un recueil de nos auteurs classiques avec des
notes qui fixeront la langue et le goût » (i). Le concours du
châtelain de Ferney devait lui sembler d'autant plus indis-
pensable que celui-ci, ami commun de l'abbé d'Olivet et de
d'Alembert, formait une sorte de trait d'union entre les chefs
des partis qui se disputaient alors la direction de l'Académie.
Par l'intermédiaire de Voltaire, Duclos atteignait l'auteur
des Remarques de grammaire sur Racine, auxiliaire pré-
cieux dans l'entreprise qu'il méditait (la). Il est probable aussi
que les Lettres philosophiques lui en avaient suggéré l'idée.
« Pour l'Académie française, avait-il pu lire en effet dans cet
ouvrage, quel service ne rendrait-elle pas aux lettres, à la
langue et à la nation, si, au lieu de faire imprimer tous les ans
des compliments, elle faisait imprimer les bons ouvrages du
(i) Voltaire, lettre à Duclos, 10 avril 1761 (O. XLI, p. aG4).
(2) Voyez les lettres de Voltaire à d'Olivet des 10 avril et
i5 juin 17G1.
LES COMMENTAIRES G«AMMATFCAUX IO9
siècle de Louis XIV épurés de toutes les fautes de langage qui
s'y sont glissées ? Corneille et Molière en sont pleins, La
Fontaine en fourmille : celles qu'on ne pourrait pas corriger
seraient au moins marquées. L'Europe, qui lit ces auteurs,
apprendrait par eux notre langue avec sûreté. Sa pureté
serait à jamais fixée. Les bons livres français imprimés avec
ce soin aux dépens du roi seraient un des plus glorieux monu-
ments de la nation. J'ai ouï dire que M. Despréaux avait fait
autrefois cette proposition et qu'elle a été renouvelée par un
homme dont l'esprit, la sagesse et la saine critique sont
connus ; mais cette idée a eu le sort de beaucoup d'autres
projets utiles, d'être approuvée et d'être négligée » (i).
A l'époque où Voltaire rédigeait ce passage, probable-
ment aux alentours de 1784, il interprétait la proposition
de Boileau — et il n'avait peut-être pas tort (2) — dans le
sens de textes épurés, c'est-à-dire simplement corrigés, plu-
tôt que de textes annotés. Ce procédé fut également très en
faveur au dix-huitième siècle. J.-B. Rousseau ne cache pas à
l'abbé d'Olivet qu'il le préfère à l'autre (3). Il l'avait éprouvé
lui-même sur la Marianne de Tristan (4). Après lui, les
(i) Lettres philosophiques, XXIV (O. XXII, p. 186).
(2) En effet, Boileau ne propose son commentaire au bas des
pages des traductions que si l'Académie, dit-il, « ne jugeait pas
à propos de corriger tout ce qu'elle y trouverait d'équivoque, de
hasardé, de négligé » {Histoire de l'Académie, II, p. 109),
(3) « Je ne sais pourtant si vous ne rendriez pas autant de
service au public en employant l'esprit que vous avez et le talent
que vous possédez pour mettre vos pensées au net, à rectifier
dans nos excellents auteurs les hardiesses et les licences que
vous y remarquez, qu'à leur faire un procès sévère et sans misé-
ricorde, dès qu'il s'agit de fixer un doute dans les langues. »
Lettre du 8 mai i7'38 {Œuvres choisies, i8i8, II, p. 139).
(4) 1731, in-12. Voyez, sur ce travail, les lettres qu'il adresse
à l'dbbé d'Olivet, les 8 décembre 1724, i4 janvier et 20 février 1725
{Œuvres choisies, 1818, II, pp. 263, 266 et 270).
IIO L EXECUTION DU PROGRAMME
a rajeunisseurs » ont fait beaucoup d'autres victimes. Une
des plus notables est le Venceslas de Rotrou remanié par
Marmontel en 1769 sur l'invitation de M""* de Pompadour (i).
Cette méthode a des partisans convaincus jusque dans l'en-
tourage de Voltaire. En communiquant au public la lettre-
prospectus du Commentaire sur Corneille, le Journal
Encyclopédique regrette que l'auteur « ne pense pas à
exécuter une chose dont il nous paraît seul capable et que
nous espérions de voir annoncée dans sa lettre. Une se pro-
pose qu'un commentaire ; nous souhaiterions qu'il étendît
plus loin ses vues, qu'il retouchât toutes les pièces de
Corneille qui méritent de rester au théâtre ; il lui coûterait
peu d'en faire disparaître toutes les taches qui les défigurent.
Ce serait mettre le comble à un des plus grands services qui
aient jamais été rendus à la littérature française » (2).
Eflectivement, quelques années plus tard, Voltaire a sacrifié
à la mode des rajeunissements, mais d'une manière occa-
sionnelle et passagère (3). Dans l'intervalle qui sépare les
(i) Venceslas, tragédie en cinq actes, retouchée par M. Mar-
montel, Paris, Séb. Jouy, 1709, iQ-8°. Le rajeunissement du
Venceslas de Rotrou par Marmontel fut critiqué par l'Année
littéraire, 1709, 111, pp. 97-129, et la Correspondance littéraire de
Grimra, 1" juin 1759 (IV, p. 116), approuvé, par Collé {Journal,
avril 1769, II, pp. 172-186), lui-même grand rajeunisseur de
pièces, du Menteur àe Corneille, de la Mère coquette de Quinaull,
de V Andriénne de Baron, etc.
(2) Journal encyclopédique, 1761, VII (i« partie), p. ii5.
(3) Pour opposer la Sophonisbe de Mairet à celle de Cor-
neille (1770). Au fond, quoi qu'il ail écrit soit à Marmontel,
i3 janvier 1768 (O. XLV, p. 491), soit dans l'épitre dédicatoire de
sa Sophonisbe remaniée, ces procédés ne lui conviennent guère et
il est le premier à ne pas prendre au sérieux son abbé Lantin
« quand il a exhorté les jeunes gens à rapetasser les détestables
pièces et les détestables sujets du raisonneur ampoulé (Cor-
neille) » (Lettre à La Harpe, 27 juillet 1770, O. XLVII, p. i53).
LES COMMENTAIRES GRAMMATtCAUX III
Lettres anglaises de sa Sophonisbe, ses idées avaient eu
le temps de se préciser et de se fixer, en ce qui concerne
la publication des auteurs classiques. Le rajeunisseur se
propose finalement un autre objet que le commentateur :
l'adaptation des vieilles pièces de théâtre à la scène contem-
poraine, opération avec laquelle l'enseignement de la langue
n'a pas de rapport nécessaire.
Une première occasion sérieuse de réaliser ses vues,
sous la forme qui lui a certainement le plus agréé, celle
des textes annotés, s'ofl'rit à Voltaire pendant son séjour à
Potsdam, on se souvient peut-être dans quelles circonstances
mémorables. La Beaumelle réfugié en Danemark où il
enseignait la langue française, venait d'être invité par le roi
à publier une « édition ad usum delphini Danemarki des
auteurs classiques français » (i). Il prit conseil de Voltaire.
Celui-ci n'était-il pas le patron tout désigné d'une pareille
entreprise depuis les Lettres anglaises! Il avait d'autant
plus de raisons de s'y intéresser à ce moment-là que, profes-
seur de français du roi de Prusse, comme La Beaumelle
l'était de la noblesse danoise, il faisait avec son élève, confor-
mément à une promesse antérieure à son arrivée à Berlin,
« des remarques critiques sur nos meilleurs auteurs » (2).
Un peu plus tard (novembre i75i), La Beaumelle ayant
quitté Copenhague pour la capitale de la Prusse, la con-
versation reprit de vive voix, mais ne dura pas long-
temps sans tourner à l'aigre, grâce à l'imprudence qu'eut
l'auteur de Mes Pensées de mettre à l'épreuve la sus-
ceptibilité de Voltaire. L'accord rompu sur un point, il ne
fut plus possible de s'entendre sur la question qui avait
(i) Lettre du 18 décembre 1762, à d'Argental (O. XXXVII,
p. 541). Cf. les lettres 2448, 2457, 2463, à M. Roques (1752).
(2) Lettre à Frédéric II, 19 avril 1749 (O. XXXVII, pp. 11
et 12).
112 L EXECUTION DU PROGRAMME
tout d'abord rapproché les deux interlocuteurs. La Beaumelle
se tourne alors vers Maupertuis, l'ennemi juré de Voltaire,
et veut l'entraîner à sa suite dans l'entreprise qu'il médite.
Idée malheureuse, car Maupertuis ayant fait mine de s'y
intéresser en y intéressant le roi et l'Académie de Berlin,
Voltaire n'a désormais plus qu'une préoccupation, c'est delà
l'aire échouer. A son instigation, son compère Darget,
secrétaire de Frédéric II, empêche qu'un mémoire de La
Beaumelle sur le projet des éditions de classiques français ne
parvienne au souverain (i) et lui-même se met à dire « tout
le mal imaginable d'une entreprise dont quatre mois aupa-
ravant il m'avait écrit tout le bien possible ».
Voilà du moins ce que raconte La Beaumelle (2). Les his-
toriens de Voltaire, M. Desnoiresterres entre autres, n'ont
pas manqué de relever les invraisemblances de son récit,
surtout dans la manière de présenter les faits. Ce qu'ils
n'ont pas vu et ce qui est certain, c'est que le 28 décembre,
près d'un mois après avoir lu 3Ies Pe/isées, Voltaire écrivait
encore ce qui suit à son éditeur Walther : « Il se présente
une plus grande entreprise : c'est d'imprimer et de débiter
(i) Déjà dans la lettre que La Beaumelle avait écrite précé-
demment au roi, sur le conseil de Maupertuis, pour protester
contre les mauvais bruits qui couraient sur son compte dans
l'entourage du souverain à propos du livre de Mes Pensées, il
lui touchait un mot de l'entreprise des classiques français : « Me
seroit-il permis d'ajouter que ce livre m'a empêché d'exécuter
une entreprise que j'ôtois sur ce point de commencer. C'est une
édition des livres françois qu'on peut regarder comme classiques.
Il est sans doute réservé de fixer la langue françoise au Roi qui
lui fait le plus d'honneur. » (Bibl. Nat. Ms., Nouv. acq.fr. 10234,
fol. 57 vo). Cette lettre, à en croire La Beaumelle, aurait été éga-
lement interceptée par Darget.
(2) Dans sa Lettre sur mes démêlés ai>ec M. de Voltaire, à la
suite de la Réponse au Supplément du Siècle de Louis XIV,
Golmar, 1754, in- 12, pp. 1 19-134.
LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX Il3
volume à volume les auteurs classiques de France, avec des
notes très instructives sur la langue, sur le goût, et quan-
tités d'anecdotes au bas des pages ; on commencerait par
La Fontaine, Corneille, Molière, Bossuet, Fl^chier, etc. Rien
ne serait plus utile pour donner aux étrangers l'intelligence
parfaite du français, et pour former le goût. J'ose dire qu'une
telle entreprise fera la fortune de celui qui en fera les frais.
Nous commencerions à la Saint- Jean, et cela irait sans inter-
ruption. Vous pouvez voir que je ne songe qu'à vous rendre
service. C'est à vous à voir si vous voulez joindre votre
peine à mes soins (i). »
Cette lettre prouve que Voltaire n'était pas aussi acharné
contre le projet de La Beaumelle que La Beaumelle veut le
faire entendre. Il se peut toutefois qu'il en ait médit publi-
quement afin de se réserver à lui seul la conduite et le
bénéfice de l'entreprise. Pour employer une locution tri-
viale, mais expressive, il aurait craché dans le plat pour en
dégoûter les autres. Voltaire était malheureusement coutu-
mier de semblables roueries.
Quoi qu'il, en soit, de ces tractations, il n'est finalement
résulté que l'édition du Siècle de Louis X/ F annotée par La
Beaumelle et qui vit le jour en 1753. Voltaire y gagnait d'être
traité lui-même en auteur classique, mais à vrai dire d'une
manière qui frisait fort la satire. Dans son avertissement,
le libraire annonce que si cet essai de remarques réussit,
il donnera « tous les bons livres français qu'on peut regarder
comme classiques avec des remarques de style et de goût »,
dernier écho d'un projet que les événements avaient com-
plètement détourné de son but primitif. Dix-sept ans plus
tard, La Beaumelle renouvelle sa tentative au nom des
mêmes principes, mais avec aussi peu de sincérité. Il
(I) Lettre du 28 décembre 1761 à G.-G. Walther (O. XXXVII,
p. 352).
Il4 L EXECUTION DU PROGRAMME
annonce qu'il publiera une édition des œuvres de son ennemi
(( avec des notes courtes et utiles, dans le goût de l'édition
qu'il m'avait fait l'honneur de donner chez vous des
Mémoires de Madame de Maintenon », écrit-il aux libraires
Philibert et Chirol (i). Mais il a beau protester qu'il veut
traiter Voltaire « comme un des modèles rares dont les fautes
peuvent être prises pour des beautés » et qu'il « l'élève en
quelque sorte à la dignité d'auteur classique », faire appel
en conséquence au patronage de l'Académie et se réclamer
des Sentiments sur le Cid, il sait bien qu'il ne donnera le
change à personne et que son G ommentaire sur la Henriade
ne passera que pour ce qu'il est en réalité, c'est-à-dire une
défense ou plus exactement une contre-attaque justifiée par
les procédés de Voltaire à son égard.
Une première fois donc, le projet des Lettres anglaises
avait fait long feu. Il semblait qu'un sort jaloux s'achar-
nât contre Voltaire pour l'empêcher en toute occasion de
servir la cause des classiques français. Déjà en 1734, invité
par les libraires de Paris à rédiger de petits sommaires des
pièces de Molière qui devaient figurer dans une édition
nouvelle des œuvres de ce poète, il avait vu son travail
écarté au dernier moment par le fonctionnaire chargé du
département de la librairie (2). C'était l'embryon d'une
sorte de commentaire. Mais que de chemin parcouru depuis
lors pour aboutir aux notes sur le théâtre de Corneille !
En 1761, les plans de Voltaire ont eu tout le temps de
mûrir lorsque Duclos s'adresse à lui ; aussi entre-t-il sans
hésiter dans les vues du seci-étaire perpétuel, réclamant pour
sa part de la besogne l'auteur de Cinna. Dans sa réponse,
il presse Duclos de questions au moyen desquelles, tout en
(i) Année littéraire, i;770 (4 septembre), IV, p. 25i.
(2) Cf. la Vie de Molière, avec des Jugements sur ses ouvrages,
Paris, Prault fils, 1739, in-12 (O. XXIII, pp. 87-126).
LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX Il5
ayant l'air de lui demander les instructions exactes de
l'Académie, il lui suggère ses propres idées : « Le dessein de
l'Académie est-il d'imprimer tous les ouvrages de chaque
auteur classique ? Faudra-t-il des notes sur Agésilas et sur
Attila comme sur Cinna et sur Rodogune ? Voulez- vous
avoir la bonté de m'instruire des intentions de la compagnie ?
Exige-t-elle une critique raisonnée ? Veut-elle qu'on fasse
sentir le bon, le médiocre et le mauvais ? qu'on remarque ce
qui était autrefois d'usage et ce qui ne l'est plus ? qu'on dis-
tingue les licences et les fautes? Et ne propose-t-elle pas un
petit modèle auquel il faudra se conformer (i)? L'ouvrage
est-il pressé? Combien de temps me donnez-vous? » (2)
Soit que l'Académie n'eût pas d'opinion bien arrêtée sur
ces différents points, soit que Voltaire,emporté par la fougue
de son caractère, fût résolu à n'écouter que lui-même, il eut
d'ailleurs bientôt fait de se passer des avis de son corres-
pondant. Trois semaines plus tard, il n'interroge plus, mais
il propose, procédant à un examen détaillé de l'édition du
théâtre de Corneille qu'il a l'intention de publier. Il en
indique le format, le prix, le mode d'achat par souscription,
la durée d'exécution, le plan sommaire, etc. ; il montre
même comment on peut poursuivre à l'Académie l'entreprise
qu'il inaugure. Il faut commencer par Corneille, parce que
c'est le poète du Cid qui a « ouvert la carrière » et qu'il a
commencé « à rendre notre langue respectable chez les étran-
gers ». Mais plusieurs des collègues de Voltaire pourront se
charger d'autres auteurs illustres : «M. le cardinal de Bernis
et M. l'archevêque de Lyon feraient une chose digne de leur
esprit et de leurs places de présider à une édition des Orai-
(1) Voltaire fait-il allusion dans ce passage aux Sentiments
de l'Académie sur le Cid? C'est probable. (Voyez plus loin,
chapitre VI, § II).
(2) I^ettre à Duclos, 10 avril 1761 (O. XLI, p. a64).
ii6 l'exécution du programme
sons funèbres et des Sermons des illustres Bossuet et Mas-
sillon. Les Fables de La Fontaine ont besoin de notes, sur-
tout pour l'instruction des étrangers. Plus d'un académicien
s'offrira à remplir cette tâche qui paraîtra aussi agréable
qu'utile » (i).
A partir de ce moment Duclos n'est plus maître de son
projet. Voltaire l'accapare en vertu de ses droits de pre-
mier occupant ; il en fait sa chose pour laquelle il se pro-
digue en démarches de toute sorte. Il dresse des listes de
souscription en tête desquelles s'inscrivent les principaux
monarques de l'Europe, dirige d'une main ses libraires et de
l'autre l'Académie occupée à revoir ses notes, s'efforce
d'éveiller l'intérêt du public par de nombreuses lettres dont
quelques-unes sont communiquées à la presse, enfin remue
ciel et terre en faveur d'une entreprise qui, dans son esprit,
vise un double but : philanthropique — doter la jeune
Corneille — , et littéraire — opposer une barrière à la déca-
dence du goût.
Le commentaire voit le jour en 1764 et aussitôt, tout
comme les Remarques de l'abbé d'Olivet, mais avec un
retentissement d'autant plus grand que l'auteur est plus
célèbre, il est en butte à de violentes critiques que l'édition
augmentée de 1774 (2) contribue à entretenir pendant de
longues années (3). Mais comme ces attaques ont un carac-
(1) Lettre à Duclos, 1" mai 17Ô1 (O. XLI, pp. 288-290).
(2) C'est d'elle que Voltaire dit dans son commentaire
{Remarques sur Sertorius, acte II, se. V) : « Nous reprenons
quatre fois plus des fautes dans cette édition que dans les précé-
dentes, parce que des gens qui ne savent point le français, ont
eu le ridicule d'imprimer qu'il ne fallait pas s'apercevoir de ces
fautes ».(0. XXXIl, p. 204). Cf la lettre de Voltaire à d'Argental,
16 avril 1775 (O. XLIX, p. 277).
(3) Dès l'apparition du Commentaire, Bachaumont traduit le
sentiment d'une partie importante du public dans ses Mémoires
secrets (mai 1764) où il se montre très sévère pour Voltaire.
LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX II7
tère personnel beaucoup plus prononcé, qu'elles visent
l'homme plutôt que l'œuvre, elles ne méritent pas de nous
retenir aussi longtemps. Ce qu'on cherche surtout à persuader
au public, c'est que le Commentaire est un monument de la
jalousie de Voltaire. On y avait d'autant moins de peine que
l'inégalité de l'œuvre, le ton de polémique que l'auteur
n'avait pas toujours su éviter, la légèreté en même temps que
la rigueur superficielle de sa critique sautaient aux yeux de
tout le monde (i). Il n'y eut guère que Duclos et Grimm
pour trouver cette critique indulgente (2). Encore le second
convenait-il qu'il y avait dans le Commentaire « une foule de
remarques négligemment écrites, faites à la hâte, peu appro-
fondies, quelquefois peu importantes, d'autres fois suscep-
tibles de plus de lumière et d'un plus grand développement » ;
il admettait que « des esprits cultivés et nourris des meil-
leurs ouvrages de l'antiquité et des nations modernes sont
en droit de trouver ces commentaires légers, d'y désirer plus
de vues et de profondeur ». Môme des écrivains qui n'ont
pas de préventions contre Voltaire, d'Alembert et Palissot,
s'efforcent, l'un de le mettre en garde, avant que le Commen-
taire ait paru, contre son penchant à découvrir partout des
fautes dans Corneille (3), l'autre, beaucoup plus tard,
(i) La critique la plus complète à laquelle ait été soumis le Com'
mentaire sur Corneille, est — depuis Palissot — celle de F. Gode-
froy dans son Lexique comparé de lalangue de Corneille, Paris,
1862, 2 vol. in-8°. On en peut lire encore avec fruit l'introduelion
ainsi que le chapitre de L. Brunel consacré au même sujet dans
Les philosophes et V Académie française au dix-huitième siècle.
(2) Cf. Voltaire, Réponse à un académicien (Duclos) (O.XXV,
pp. 223-227) et la Correspondance littéraire de Grimm, i5 mai 1764
(V, p. 5o2) : « M. de Voltaire a été souvent trop indulgent, ou du
moins très réservé dans ses critiques, surtout dans les premiers
volumes. »
(3) Lettres à Voltaire, 8 septembre et 10 octobre 1761 (Œuvres
de Voltaire, XLI, pp. 4'^4 ^t 475).
ii8 l'exécution du programme
d'expliquer par un accès de mauvaise humeur les exagéra-
tions de sa critique (i). A plus forte raison, un Fréron (2)
ou un Clément (3) devaient-ils s'en prendre à Voltaire en
l'accusant des plus bas calculs.
Dans un procès qui n'avait pour but que de mettre en
évidence la mauvaise foi de l'accusé, il est clair que les
principes n'interviennent que subsidiairement et pour fournir
des armes à la partie adverse. C'est ainsi que dans les deux
Lettres que Clément consacre à la réfutation du Commen-
taire, on voit reparaître sous une forme légèrement modifiée
les mêmes arguments dont l'abbé Desfontaines et Louis
Racine s'étaient servis contre l'abbé d'Olivet ; d'abord le
danger de rendre les jeunes gens et les gens de lettres trop
vétilleux sur le chapitre de la langue : « ils ne sont que trop
portés à condamner une belle chose parce qu'elle pèche
contre la grammaire » (4) ; puis le caractère propre de la
langue poétique où l'inversion autorise quantité de tours
(i) Voyez dans les Œuvres de P. Corneille avec le commen-
taire de Voltaire sur les pièces de théâtre et les observations
critiques sur ce commentaire par le citoyen Palissot, Paris,
Didot, 1801, 12 vol. in-S", le Sentiment de V éditeur sur le com-
mentaire de Voltaire, (I, pp. 33-42). A en croire Palissot, c'est
inconsciemment que Voltaire témoigne si peu d'égards à Corneille,
par réaction d'abord contre ceux qui affectent de préférer ce
poète à Racine, puis contre ceux qui s'en font un moyen de
rabaisser l'auteur de Zaïre et de Mérope. Cf. les Mémoires de
Palissot, i8o3, 1, p. 2i3 : « On s'était pressé malignement de publier
que Voltaire, en se chargeant de ce travail, n'avait eu d'autre
but que d'outrager la mémoire de ce grand poète. Cette injustice
lui donna de l'humeur, et telle est la faiblesse de l'esprit humain,
que cette humeur semble quelquefois rejaillir sur Corneille. »
(2) Année littéraire, 1764, III, p. 97 et 1768, VI, p. 217.
(3) Cinquième et Sixième lettres à M. de Voltaire, La Haye,
1774, 2 vol. in-8'.
(4) Cinquième lettre, p. 29.
LES COMMENTAinES GRAMMATICAUX II9
interdits à la prose (i) ; enfin l'inconvénient d'enchaîner
par des lois les écrivains de génie, « car enfin la grammaire
ne doit pas commander à ceux qui l'ont créée ou sans lesquels
elle n'eût jamais été. On sait que les poètes ont fait leurs
langues avant qu'il y eût des grammairiens. C'est cette har-
diesse à subjuguer la langue, je le répète, qui distingue les
plus grands poètes : ce ne sont que de froids grammairiens
sans goût qui leur en font des reproches » (2). A entendre
Clément, si Voltaire avait bien compris son rôle de commen-
tateur, il se serait donné la peine d'observer que « les fautes
du grand Corneille contre la grammaire sont de trois
espèces : celles qui n'en étaient pas de son temps et qui
en sont devenues par le caprice de l'usage ; celles que
s'est permis ce grand homme en faveur de la précision,
de la force, de la vivacité du style...; enfin celles qui lui
sont échappées par inadvertance et qui sont des fautes
réelles » (3). Son ignorance l'a empêché de reconnaître
partout les fautes de la première espèce ; bien loin de
faire admirer, comme il aurait dû, les fautes de la seconde
espèce, il les a le plus souvent portées au compte des
erreurs de Corneille ; quant aux fautes de la troisième
espèce, il les a multipliées comme à plaisir dans son relevé.
Dans ce concert de blâmes, Tabbé Galiani faisait entendre
une note un peu plus imprévue. Pour le correspondant de
]\|me (l'Épinay, la perfection d'une langue étant chose essen-
tiellement relative, c'est-à-dire dépendant des besoins et des
goûts du moment, seuls les contemporains d'un auteur sont
en mesure de le juger à ce point de vue. Il est absurde de
vouloir apprécier, à plus de cent ans de distance, la langue de
Corneille en s'inspirant de principes qu'il n'a peut-être
(1) Sixième lettre, pp. 118 cl sq.
(2) Ibid.,i). 164.
(3) Ibid.,p. 194.
I30 L EXECUTION DU PROGRAMME
jamais été tenté d' observer, a Tous les siècles et tous les
pays ont leur langue vivante et toutes sont également
bonnes. Chacun écrit la sienne. Nous ne savons rien de ce
qui arrivera à la langue française lorsqu'elle sera morte ;
mais il se pourrait bien faire que la postérité s'avisât
d'écrire en français sur le style de Montaigne et de Cor-
neille et pas sur celui de Voltaire » (i). Il appartenait
à un homme d'esprit comme l'abbé Galiani d'observer que,
somme toute, ce que Voltaire déplorait, c'était que l'auteur
du Cid n'eût pas écrit comme celui de Zaïre.
Pour le venger de ces attaques et de ces paradoxes, le
commentateur avait la plume de Blin de Sainmore (2), celle
de Grimm dans sa Correspondance littéraire (3) et celle
de La Harpe dans le Mercure (4) ; il avait enfin la sienne
dont il n'a pas manqué de s'armer une fois de plus contre
Clément (5). Méconnues de ses détracteurs habituels, ses
idées n'en faisaient pas moins leur chemin. Elle répondait
à un besoin véritable chez tous ceux qui avaient perdu
l'espoir de se reconnaître au milieu de la masse des jugements
vagues et contradictoires entassés sur le compte des écri-
vains célèbres du règne de Louis XIV. Que ne possédait-on,
pour chacun d'eux, quelque recueil où seraient signalés « les
actes, les scènes, les morceaux qui doivent être estimés ou
blâmés, les phrases qui sont exactes ou incorrectes, les
pensées brillantes ou obscures, sublimes ou triviales » ! Ce
souhait semblait d'autant plus facile à satisfaire qu'on avait
(1) Lettre à Madame d'Épinay, 28 avril 1774 (Correspondance
inédite, Paris, 1818, in-S», II, pp. io4-io5).
(2) Lettre sur la nouvelle édition de Corneille par M. de
Voltaire, Amsterdam, M.DGC.LXIV, in-8» de 22 pp.
(3) Mai 1764 (V, pp. 498-5o5) et juin 1774 (X, pp. 443-449).
(4) Juillet 1774(0. XIV, pp. 391-398).
(5) Sentiment d'un académicien de Lyon sur quelques endroits
des commentaires de Corneille (O. XXIX, pp. 317-324).
LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX 121
désormais sous les yeux « la critique du Cid par l'Académie
et les notes de Voltaire sur Pierre Corneille » (i).
Des vœux on passait aux actes. Non content d'éveiller
un écho sympathique , l'auteur du Commentaire faisait
souche et, de son vivant, pouvait assister déjà à la nais-
sance des premiers rejetons de sa nombreuse postérité. Le
commentaire de La Harpe sur le théâtre de Voltaire est
rédigé pour ainsi dire sous les yeux du maître, mais ne verra
le jour que longtemps après sa mort. En 1768, Luneau de
Boisjermain pourvoit Racine d'un nouveau et copieux
commentaire, fruit de plusieurs collaborations anonymes
auxquelles le marquis de Ximénès cherche à joindre la sienne
avec son Examen impartial des meilleures tragédies de
Racine. En 1773, Bret livre au public son Molière commenté
avec des notes grammaticales dont il voudrait bien pouvoir
révéler l'illustre origine. La même année, Marmontel com-
mence la publication de ses Chefs-d'œuvre dramatiques
accompagnés de remarques sur la langue et le goût. Elle se
heurte à des obstacles financiers qui la font échouer au
moment où l'auteur n'avait encore fourni que la Sophonisbe
de Mairet, le Scévole de Du Ryer et le Venceslas de Rotrou,
c'est-à-dire les pièces destinées seulement « à marquer les
progrès de l'art » .
Après la mort de Voltaire, l'époque révolutionnaire donne
naissance aux travaux de La Harpe sur Racine, de Guillon
et de Chamfort sur La Fontaine. Le même Chamfort exerce
en outre sa critique sur la tragédie d'Esther. C'est alors
que Domergue fait passer sous les yeux des membres du
Comité de Salut public le projet d'un « commentaire gram-
(i) Observations sur la littérature à Monsieur *** (Sabatier
de Castre), Amsterdam et Paris, 1774, in-8\ Lettre XVIII :
« Moyens proposés à l'auteur des Trois siècles pour rendre l'étude
des Belles-Lettres plus facile aux jeunes gens » (pp. 241-245).
122 L EXECUTION DU PROGRAMME
matical des auteurs célèbres » (i), mais sans éveiller d'autre
écho, semble-t-il, que le petit La Fontaine annoté par Mongez
et destiné « aux écoles primaires de tous les cantons de
France » (2). De l'autre côté de la Manche, le Boileau que le
grammairien Lévizac commente à l'usage des jeunes Anglais,
clôt enfin cette période du dix-huitième siècle pendant laquelle
la manie d'annoter les écrivains classiques avait fini par
gagner tout le monde, André Chénier en fut atteint au sortir
du collège, d'où ses notes sur Malherbe Dans un âge plus
avancé, Rivarol en a manifesté les symptômes en marge de ses
livres. On raconte que Le Brun, après avoir pâli pendant
soixante ans « sur nos plus fameux classiques, Malherbe,
Boileau, Racine et Jean-Baptiste Rousseau », presque privé
de la vue, la loupe à la main, jusqu'aux derniers moments de
sa vie, analysait encore leurs écrits (3). Un éditeur bénévole
du premier et du dernier de -ces poètes devait sauver de
l'oubli une partie de ces radotages d'un moribond, tout comme
•
(i) Guillaume, Procès-verbaux du Comité de V Instruction
publique de la Convention nationale, III, p. 447- « J'examinerai,
dit Domergue, et les fautes qui sont échappées aux grands écri-
vains, et les beautés dont ils ont enrichi la langue. Jean-Jacques,
Voltaire, Bufîon, Racine, nos plus beaux génies, comparaîtront
devant nos lecteurs qui leur pardonneront quelques taches effa-
cées par tout l'éclat de leur talent. Mes remarques seront respec-
tueuses par égard pour les grands hommes; raisonnées pour
être utiles; également éloignées du ton de l'école et de celui des
académies, pour [n'être] ni sèches, ni fausses ».
(2) Un indice tout à fait sûr de la parenté de cet ouvrage
avec le projet soumis au Comité de Salut public, c'est la note
grammaticale signée du « citoyen Domergue » qui figure au
commencement.
(3) Avertissement de l'éditeur en tête des Œuvres poétiques
de Boileau- Despréaux avec des notes de Ponce-Denys Écouchard
Lebrun, Paris, François Buisson, 1808, in-8».
LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX ia3
il devait s'en trouver un pour transmettre à la postérité les
remarques juvéniles d'André Chénier commentateur.
Au moment où nous arrêtons cette revue, l'entreprise
que nous avons vu naître péniblement à l'Académie au com-
mencement du siècle, est en plein essor et va se poursuivre,
sous l'Empire et la Restauration, grâce aux travaux des
Geoffroy, des Daunou, des Auger, des Amar, des Fontanier,
etc. Qu'était-elle devenue à l'Académie depuis que Duclos
s'était efforcé de l'y ressusciter ?
III
L'énergie dépensée par Voltaire auprès des Quarante
en vue d'obtenir d'eux un examen approfondi du commen-
taire sur Corneille, laisse supposer qu'ils ne mettaient pas
plus d'empressement qu'il ne fallait à le suivre dans la voie
où il voulait les engager, a Conseillez, pressez ces éditions de
nos auteurs classiques », écrivait-il déjà en juin 1764 à l'abbé
d'Olivet (i). Lui-même accapara longtemps une bonne partie
du temps de ses confrères en leur soumettant les ébauches de
son propre travail. Évidemment sa façon de prêter son con-
cours à l'entreprise n'en avait pas complètement satisfait les
promoteurs. Duclos s'était senti débordé par le zèle de son
correspondant ; tout son rôle, ou à peu près, et celui de
d'Alembert consistèrent par la suite à le refréner. La lecture
des notes hâtives du commentateur de Corneille, l'espèce
d'affectation qu'il met à placer son œuvre sous le patronage
de la haute assemblée tout en se réservant le dernier mot,
devaient finir par inquiéter le secrétaire perpétuel d'un corps
aussi soucieux de ne pas compromettre son autorité. En vain
Voltaire s'efforçait-il de rassurer Duclos : « Je ne veux point
(i) Lettre du i5 juin 1761 (O. XLI, p. 323).
124 l'exécution du programme
rendre l'Académie responsable de mon commentaire ; je
veux seulement profiter de ses lumières, qu'on sache que
j'en ai profité et que, sans ses bontés et ses soins, le commen-
taire serait bien moins utile » (i). Ces protestations ne
suffirent pas à l'Académie : elle exigea de Voltaire qu'il
signât la dédicace du Corneille commenté et, de cette manière,
l'ouvrage tout entier (2).
Cependant Duclos n'avait pas renoncé à ses plans de
commentaires composés non plus par des académiciens,
mais par la compagnie délibérant en corps. La publication du
Corneille de Voltaire lui laissa enfin tout le loisir de les
mettre à exécution. Dans les derniei's mois de 1765, à ce qu'il
semble, un commentaire de Boileau fut mis sur le chantier.
Il fut suivi par d'autres pendant les secrétariats de d'Alem-
bert et de Marmontel, si bien qu'au moment où l'ancienne
Académie disparaît, elle n'a pas achevé moins de cinq
commentaires grammaticaux, non compris ceux qu'elle avait
entrepris en 1719. Ces cinq commentaires passaient en revue
les œuvres de Boileau, de Molière, de La Fontaine, de
Quinault et de La Bruyère (3). Il est vrai que l'Académie
elle-même n'en avait publié aucun. Seul le commentaire
sur Molière, confié à Bret en 1773, mais à condition qu'il
n'en révélât pas la provenance, avait vu le jour. Le tour
de certaines remarques souligné par les indiscrétions
(i) Lettre à Duclos, 7 octobre 1761 (O. XLl, p. 470).
(2) Cf. les lettres de Voltaire à Duclos, 6 janvier 1764 et de
d'Alembert à Voltaire, i5 janvier l'^ô^ (Œuvres de Voltaire, XLIII,
pp. 76 et 88).
(3) « L'examen du Cid par l'Académie française et ses remar-
ques sur Molière seront encore pour vous de très bonnes leçons.
J'ai conservé ses notes sur les fables de La Fontaine. Que n'ai-je
pu retrouver celles qu'elle avait faites sur Boileau, sur Quinault
et sur La Bruyère ! » Marmontel, Leçonn d^un père à ses enfants
sur la langue française, i" leçon (O. XVI, pp. 3-4).
LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX Ia5
de la presse, n'avait pas tardé du reste à instruire le
public de ce que l'Académie tenait si fort à dissimuler. Un
peu plus tard d'Alembert laissait entendre, dans son Histoire
des membres de V Académie, qu'outre le Dictionnaire,
(( l'examen grammatical des bons auteurs français » absorbait
en partie l'activité de la compagnie, ajoutant qu'il ne serait
pas difficile de mettre le public en état d'apprécier les fruits
de ce travail (i). Mais, une fois de plus, la timidité de l'Aca-
démie l'emporta sur son désir de paraître aussi laborieuse
que sa sœur des Inscriptions et Belles-Lettres. De ses com-
mentaires demeurés presque tous à l'état de manuscrits au
dix-huilième siècle, plusieurs, ceux de La Fontaine, de Qui-
nault et de La Bruyère, sont aujourd'hui perdus ; d'autres,
ceux d'Athalie et des Œuvres de Boileau, ont été publiés au
dix-neuvième siècle dans des conditions fort peu favorables.
Nous n'avons de textes absolument certains que les Remar-
ques sur le Quinte-Curce et les notes grammaticales sur
Molière, si tant est que soit Bret, soit Duclos les aient res-
pectées (2).
(i) Éloge de Régnier-Desmarais, noie e (Histoire des mem-
bres de V Académie, III, pp. 290-292).
(2) L'Académie s'est encore occupée de commentaires au
dix-neuvième siècle. Sans parler des vœux plus ou moins plato-
niques exprimés par ses membres (ainsi par Joseph Chénier
lorsqu'il rend compte de l'édition de Boileau commentée par
Daunou en 1709. Cf. ses Œuvres, Paris, Guillaume, 1825, in-S", IV,
p. 276), très peu après sa résurrection, elle chargea de l'examen
des œuvres de Vauvenargues, au point de vue de la langue et du
goût, une commission dont taisaient partie Garât, Destutt-Tracy,
Suard et Morellet. Il est probable que les notes de ces deux der-
niers académiciens dans l'édition des Œuvres de Vauvenargues,
Paris, Denlu, 1806, 2 vol. in-8% sont le résultat de cet examen
qui ne fut jamais achevé (Gilbert, Avertissement en tête de son
édition des Œuvres de Vauvenargues, Paris, 1867, 1, p. n, note i.
Cf. Morellet, Mémoires, 1822, II, p. 126, à la date de i8o3). Plus
126 l'exécution du programme
Nous venons de passer en revue, dans les chapitres qui
précèdent, toute l'œuvre des grammairiens puristes au dix-
huitième siècle, telle qu'on peut la suivre dans ses princi-
pales directions en prenant pour point de départ l'Acadé-
mie. De cette manière, nous sommes parvenus à nous
orienter dans ce redoutable labyrinthe. Et voici, non seu-
lement nous y avons découvert quelques grandes voies,
mais nous avons reconnu l'existence d'une voie centrale plus
importante que les autres. En d'autres termes, les commen-
taires nous sont apparus comme l'œuvre essentielle du
purisme à cette époque. Ils le sont par la place qu'ils doivent
occuper dans l'enseignement de la langue, par le nombre,
et aussi par l'originalité de la conception. Nous avons
affaire ici à une entreprise nouvelle du dix-huitième siècle
opposée à l'œuvre grammaticale du dix-septième. C'est sur
elle que, pendant un certain temps, les puristes ont porté
leur principal effort ; ils l'ont marquée de leur person-
nalité avec une prédilection significative dans l'espoir
qu'on les tiendrait quittes de leurs engagements antérieurs.
Elle est enfin la manifestation la plus caractéristique de
leur doctrine, si tant est que cette doctrine ait des principes
bien arrêtés Nous allons nous en assurer. Pour cela nous
n'aurons qu'à isoler la formule du bon usage, pierre angulaire
de tout le système, et à voir ce qu'elle était devenue depuis
que Vaugelas s'était donné la peine de la fixer pour ses
contemporains et pour lui-même.
lard, Auger, suivant l'exemple de Voltaire, lut à ses confrères des
fragments de son commentaire sur Molière. « Qui ne voit là une
des grandes destinations d'une véritable académie ? » écrit à ce
propos Lacretelle dans la Minerve française (II, mai 1818, p. 486.
Cf. Ibid., I, février i8i8, p. 555). Il recommande tout spécialement
le procédé qui consiste à faire revoir par les académiciens en
corps les commentaires qu'ils ont préparé individuellement.
CHAPITRE IV
L ESPRIT DU PROGRAMME :
3" LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE l' USAGE.
Tendances conservatrice et rationaliste de la grammaire avi dix-hui-
tième siècle. — Déformation de la formule de Vaugelas. — L'usage
de la langue parlée : la ville et la société bourgeoise. — L'usage de
la langue écrite : les grands écrivains du siècle de Louis XIV. —
Critique de l'usage des bons auteurs : archaïsmes, négligences,
hardiesses. — L'usage grammatical : la tradition, la raison et
l'analogie.
A ne tenir compte que des explications des grammai-
riens, on pourrait croire que la formule du bon usage selon
Vaugelas — la façon de parler de la plus saine partie
de la Cour, conformément à la façon d'écrire de la plus
saine partie des auteurs du temps — fut appliquée à peu près
telle quelle au dix-huitième siècle. Le P. Buflier se borne à
substituer à la notion d'élite celle de pluralité, la première
n'étant pas assez précise à son gré. Il veut que a l'usage cons-
tant )) soit « celui sur lequel le plus grand nombre des per-
sonnes de la Cour qui ont de l'esprit et des écrivains qui ont
de la réputation conviennent manifestement » (i). Beauzée,
tout en reconnaissant les bonnes intentions du P. Budier,
trouve que cette nouvelle formule permet encore d'hésiter. Il
(i) Grammaire, édit. de 17 14, p. 22.
120 L ESPRIT DU PROGRAMME
se demande comment on désignera les personnes de la Cour
qui ont de l'esprit, à quel signe on reconnaît qu'un écrivain
a de la réputation. De la sorte, il en vient à éliminer de la
formule du P. Buffier les mots qui ont de V esprit et à donner
pour mesure de la réputation d'un écrivain le degré de faveur
que le public lui témoigne au moment précis où l'on invoque
son autorité. Le bon usage, selon Beauzée, c'est a la façon
de parler de la plus nombreuse partie de la Cour, confwmé-
ment à la façon d'écrire de la plus nombreuse partie des
auteurs les plus estimés du temps » (i).
A première vue, ces variantes destinées à faciliter l'ap-
plication de la formule de Vaugelas, ne l'atteignent pas dans
ses parties essentielles. En y regardant de plus près, elles la
modifient sur un point dont l'importance apparaîtra mieux
tout à l'heure, a La plus saine partie des auteurs du temps »,
écrivait Vaugelas ; Buffier ne parle plus que des auteurs (( qui
ont de la réputation » et Beauzée des auteurs « les plus
estimés du temps ». Ils ne désignent donc plus expressément
les bons auteurs contemporains. Par contre, l'usage parlé
n'a toujours, pour ces deux grammairiens, qu'un seul et
même juge, la Cour, tandis qu'en réalité, sur ce point aussi,
la formule de Vaugelas ne se conserve pas intacte au dix-
huitième siècle. Il s'en faut bien qu'à cette époque les ten-
dances auxquelles la formule du bon usage est censée corres-
pondre, soient exactement les mêmes que précédemment.
Longtemps la mobilité naturelle de l'usage n'avait pas
été le sujet d'inquiétude profonde qu'elle est devenue par la
(i) Encyclopédie, Avi. Usaffe.
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE L USAGE I29
suite. Pour les grammairiens de l'école de Malherbe et de
Vaugelas, la langue française était encore en train de sç
former et, si rapprochée qu'elle fût de sa majorité, il ne leur
semblait pas qu'elle l'eût encore atteinte. L'usage guidé par
eux ne faisait alors que la perfectionner. Mais quand elle eut
produit des chefs-d'œuvre dans tous les genres, quand elle
eut achevé d'établir son règne sur l'Europe entière, il
devint évident qu'elle avait terminé son ascension. A partir
de ce moment, elle n'avait plus qu'à redescendre. L'usage,
avec sa fuite irrésistible, constituait désormais pour elle un
danger, car il n'allait pas manquer de la « corrompre » peu
à peu.
On en eut très vite le sentiment. Dès les premières années
du dix-huitième siècle, des plaintes sur la « décadence » de la
langue se font entendi'e un peu partout, soit en France, soit à
l'étranger (i); elles vont grossissant par la suite pour prendre,
chez Voltaire et les principaux puristes de son entourage, le
caractère d'une véritable obsession. «Tout conspire, observe
le Dictionnaire philosophique, à corrompre une langue un
peu étendue : les auteurs qui gâtent le style par l'aiiectation;
ceux qui écrivent en pays étranger ot qui mêlent presque
toujours des expressions étrangères à leur langue naturelle ;
les négociants qui introduisent dans la convei'salion les
termes de leur comptoir et qui vous disent que l'Angleterre
arme une ilotte mais que,/)a/* contre, la France équipe des
vaisseaux ; les beaux esprits des pays étrangers qui, ne con-
naissant pas l'usage, vous disent qu'un jeune prince a été
(1) « ïhe french (language), l'or ihe last lit'.y years, has been
polishing as much as il will beur, aud appears lo be declining by
the nalural inconstancy of that people and Ihe affecliou of some
laie aulhors to inlroduce and niulUply canl words, which is Ihe
most ruinous corruplion in any language. » J. Swift, A proposai
for correcting, improving and asceriaining the English Tongue,
171a (O., édit. W. Scott, Ï824, IX, p. i44).
F. — «.
i3o l'esprit du programme
très bien éduqué, au lieu de dire qu'il a reçu une bonne
éducation (i). »
Cette décadence de la langue française parvenue depuis
peu à son plus haut point de perfection, apparaissait d'ailleurs
comme la conséquence inéluctable d'une loi, lorsqu'on la
comparait à celle du latin et du grec par exemple, qu'une
tradition plus ou moins conforme à la vérité représentait
traversant une époque dite classique à paitir de laquelle ces
deux langues ne faisaient plus que déchoir. On en concluait
que l'évolution des langues littéraires ne présente qu'un
sommet où elles ne se maintiennent pas longtemps. Les siè-
cles suivants les en éloignent continuellement sans jamais les
y ramener. (( Je pense, lit-on dans la Correspondance de
Grimm un jour qu'elle prend la défense du grammairien
Voltaire, je pense qu'il y a eu pour chaque nation une époque
où sa langue a acquis la perfection dont elle était susceptible
et que cette époque n'est pas difficile à fixer, parce qu'elle a
toujours été marquée par de grands événements et par des
prodiges en tous genres. Qui peut douter que la langue
grecque ne fut jamais plus pure et plus parfaite qu'au siècle
d'Alexandre et de Périclès, celle des Romains sous Auguste
et la nôtre sous le règne de Louis XIV? » (2) Et à la vérité,
rien, en ce temps de classicisme étiolé, ne vient encore
démentir cette théorie. La production des chefs-d'œuvre
subitement arrêtée après le règne de Louis XIV, n'est pas
faite po.ur donner l'impression que la langue est en mesure
de renouveler sa perfection ou seulement de la conserver.
Mais, au contraire, la médiocrité relative des ouvrages qui
voient le jour au dix-huitième siècle, surtout dans les genres
qui ont pris la tête des autres, la tragédie et la comédie,
semble justifier le pessimisme de la critique. Nous ne voulons
(1) Dict. phil., art Langues, sect. III (O. XIX, p. S^o).
(2) Correspondance littéraire, juin 1774 (X, p. 447)*
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE l' USAGE l3^I
pas insister sur l'évident parallélisme des idées littéraires et
grammaticales à cette époque ; mais il est bon de faire obser-
ver qu'elles se renforcent mutuellement. L'histoire d'une
langue étant liée à celle de ses chefs-d'œuvre, ce qu'on peut
dire des pi*ogrès de l'une est également applicable à l'appa-
rition des autres et vice-versa.
Ainsi représentée comme une quasi-nécessité, l'évolution
décroissante du français classique offrait un double incon-
vénient : tout d'abord elle devait frapper d'infériorité la
production des époques subséquentes ; ensuite, conséquence
non moins désastreuse aux yeux des puristes, elle allait
compromettre l'existence des chefs-d'œuvre. En entrant à
l'Académie, en 1671, Bossuet n'avait su tirer qu'une belle
leçon d'humilité chrétienne du fait que (t nous ne saurions
rien confier d'éternel à des langues toujours changeantes ».
Quarante-trois ans plus tard l'abbé de Saint-Pierre, parlant
dans la même enceinte, envisage avec beaucoup moins de
résignation cette inconstance de l'usage qui, faisant « insen-
siblement périr pour notre siècle nos vieux originaux, fera
ainsi périr nos meilleurs ouvrages pour les siècles suivants,
ce qui peut, ce me semble, être regardé comme une grande
perte pour les lettres en général et pour la réputation de
nos excellents auteurs en particulier » (i). Cette inquiétude
grandit à mesure qu'on avance dans le siècle, « Doit-on
permettre que La Fontaine, Despréaux, Racine, Rousseau
deviennent jamais gothiques ? Corneille, Balzac et Voiture
n'ont vieilli que pour quelques mots, parce que la langue n'a
été bien formée que depuis eux par les élégants écrivains
du Port-Royal, de l'Académie française et autres. Il est à
propos que ce qui n'est point devenu suranné dans Corneille,
dans Balzac, dans Voiture, ne le devienne jamais (2). «Telles
(i) S econd discours.. .,édit de 1717, p. 66.
(2) Jug. ouvr. nouv., II, p. 37.
i32 l'esprit du programme
sont les réflexions que l'abbé Desfontaines oppose au dis-
cours révolutionnaire de Moncrif. Un peu plus la,rd, Voltaire
dira en s'adressant aux corrupteurs de la langue : « Qu'arri-
verait-il si vous changiez ainsi le sens de tous les mots ?
On ne vous entendrait ni vous, ni les bons écrivains du
grand siècle (i). » La Correspondance de Grimm, avec non
moins d'énergie, dénonce le même péril : « Ne serait-il pas
à désirer que la langue française pût être fixée au point où
elle est parvenue aujourd'hui? Je sais que le temps mine
tous les ouvrages des hommes et qu'il n'est pas plus aisé
d'arrêter le progrès ou la décadence d'une langue que d'arrê-
ter le développement ou la corruption des mœurs publiques :
. . . Mortalia facta peribunt :
Nedum sermonum stet honos et gratia vivax.
Mais au moins ne faudrait-il pas hâter une révolution à
laquelle nous ne pouvons que perdre. Quel dédommagement
notre siècle laissera-t-il à la postérité, s'il lui fait perdre le
goût des che/s-d'œuçre que nous ont laissés nos pères ? (2) »
Notons cette première impression qui domine le travail
des grammairiens du dix-huitième siècle : la langue et ses
chefs-d'œuvre sont menacés de ruine pai' la fuite de l'usage.
Il en est une autre que leurs prédécesseurs n'avaient pas
éprouvée non plus, du moins au même degré. L'antinomie
apparente ou réelle de l'usage et de la raison les avait lais-
sés relativement calmes. Les qualités de la langue qu'ils
s'appliquaient surtout à mettre en lumière, l'élégance, l'har-
(i) Dlct. phiL,SLVt. Languefrançaise (O.XIX, p. 188). Ci.Ibid.,
art. Langues : « Toute langue étant impartaite, il ne s'ensuit pas
qu'on doive la changer. Il taut absolument s'en tenir à la manière
dont les bons auteurs l'ont parlée ... La raison en est claire : c'est
qu'on rendrait bientôt inintelligibles les livres qui tout l'instruc-
tion elle plaisir des nations. » (O. XIX, pp. 670-571).
(2) Correspondance littéraire, juin 1774 0^> P* 44^)-
LES VARIATIONS DE LA DOCTUINE DE l'USAGE i33
monie, la grâce, la nouveauté, les dispensaient de prendre
une attitude résolue dans ce conflit. Si leurs préférences vont
à l'une des deux parties, c'est à l'usage, incarnation de la
mode dans ce qu'elle a tout à la fois de plus jeune et de
plus capricieux. Rien n'égale la satisfaction de Vaugelas
lorsqu'il découvre une « belle et curieuse exception » aux
règles qu'il s'efïbrce d'établir. Longtemps après lui, les
grammairiens célèbrent encore le charme de l'irrégularité
en matière de langage (i). Le gallicisme, ce fils insoumis
de la langue, leur inspire plus que de l'indulgence : ils ont
pour lui toutes les faiblesses. Mais après eux commence
une génération de grammairiens épris de logique. En plein
siècle de philosophie, ces nouveaux venus n'admettent pas
sans peine que la langue résiste à la toute-puissance de la
raison, et tandis que les plus sensés d'entre eux se consolent
en espérant toujours découvrir les raisons cachées de ce qui
n'en a pas à première vue, les autres se répandent en récri-
minations contre la tyrannie « capricieuse et bornée » de
l'usage (2). Mais tous se rencontrent sur ce point, qu'il s'agit
de réduire son rôle au strict nécessaire. Dans le discours
(i) Notamment à l'Académie : « On ne peut mieux prouver
que cette phrase est bonne qu'en faisant voir qu'elle auroit moins
de grâce en la rendant plus grammaticale », lit-on dans les
Remarques et décisions de l'abbé ïallemant, p. 7. Enéore en
1721, le vieux Dacier tient un raisonnerneut semblable dans sa
préface aux Vies de Plutarque : « Notre langue est surtout
capricieuse en une chose, c'est qu'elle prend souvent plaisir à
s'éloigner de la règle ; et l'on peut dire que souvent rien n'est
plus français que ce qui est irrégulier. »
(2) Voir déjà la diatribe de Griniarest père. Discours sur ce
qu'on appelle Usag-e dans la langue française, dans son Traité
sur la manière d'écrire des lettres et sur te cérémonial, Paris,
1709, in- 12. Il y prend violemment à partie Vaugelas et tous ceux
qui opposent l'autorité de l'usage à celle de la raison.
i34 l'esprit du progkamme
préliminaire de V Encyclopédie, d'Alembert expose de la
manière suivante comment il comprend la fonction de la
grammaire : a Éclairée par une métaphysique fine et déliée,
elle démêle les nuances des idées, apprend à distinguer ces
nuances par des signes différents, donne des règles pour faire
de ces signes l'usage le plus avantageux, déco.uvre souvent
par cet esprit philosophique qui remonte à la source de tout,
les raisons du choix bizarre en apparence qui fait préférer
un signe à un autre et ne laisse enfin à ce caprice national
quon appelle Usage que ce quelle ne peut absolument lui
ôter (i). »
L'idéal de clarté et de régularité qui se dresse mainte-
nant devant les gramuiairiens, ne leur permet plus de
s'attarder aux détails qui ont mérité la sollicitude de leurs
devanciers. Dans le parc somptueux de la langue française,
ils délaissent les bosquets et les sentiers pour les allées
coupées en droite ligne. Elles ne sont jamais assez larges
ni assez nombreuses à leur gré. C'est ainsi que la lecture
des grammaires françaises inspire à Desfontaines d'amères
réflexions. Malgré lui, il sent « diminuer son estime pour
la langue française où l'on ne voit presqu'aucune analo-
gie, où tout est bizarre pour l'expression et pour la pro-
nonoiation, et sans cause ; où l'on n'aperçoit ni principes,
ni règles, ni conformité ; où enfin tout paraît avoir été dicté
par un capricieux génie. Que cette langue originairement
barbare et qui l'est encore à plusieurs égards, a bien mérité
autrefois le nom de langue rustique ! » (2) Voltaire aussi
constate à regret que le français est une langue « très irré-
gulière )). Les langages, à l'entendre, « sont comme les gou-
vernements : les plus parfaits sont ceux où il y a le moins
d'arbitraire. 11 est bien ridicule que d'augustus on ait fait
(i) Œuvres, I, p. 35.
(2) Jug.ouvr. nouv., IX, p. 8i.
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE l'USAGE i35
août ; de pavonem, paon\ de Cadomum, Caen; de gustus,
goût (i). » Un écrivain qui se respecte, datera donc ses
lettres du mois d'auguste et non du mois d'août. Cela, c'est
la raison intervenant dans le vocabulaire, avec quel succès,
on en peut juger par cet exemple. La syntaxe n'en sera
pas moins pénétrée. L'abbé d'Olivet ayant fixé les règles
d'accord du participe passé, conclut par ces mots carac-
téristiques : « Moins la grammaire autorisera d'exceptions,
moins elle aura d'épines ; et rien ne me paraît si capable
que des règles générales de faire honneur à une langue
savante et polie (2). » Nous sommes loin de Vaugelas et de
sa prédilection pour les caprices du langage. Le P. Buffier
signale déjà, sans oser l'approuver, la tendance de ceux qui
cherchent à doter la langue française d'une qualité nouvelle,
la simplicité. Son raisonnement qui met en lumière le côté
pratique de la question, rejoint d'ailleurs les théories de
ceux qui veulent rationaliser la langue pour en faire un ins-
trument plus docile de la pensée. Cette simplicité, c'est celle
des règles : « Ils la font consister dans la manière la plus
naturelle et la plus commode d'employer les mots ; de sorte
que l'on y puisse établir des règles uniformes et générales
et que par là une langue puisse être apprise facilement ;
car, disent-ils, puisque les langues sont comme le lien
ou le canal de la société des hommes, pourquoi rendre
plus difficile ce commerce de société par la difficulté des
constructions variées et bizarres qui demandent autant de
règles qu'il y a de façons différentes de parler, tandis que
les pensées pourraient être également bien exprimées par
des règles de langage beaucoup plus simples et plus sui-
vies (3). ))
(i) Lettre à M. Guyot, 7 août 1767 (O. XLV, p. 34o). Cf.
Dict. phil., art. Langues, sect. III (O. XIX, p. 56;).
(2) Opuscules sur la langue française . . ., 1764, p. 386.
(3) Grammaire, édit. de 1714, pp. 3i-3a.
i36 l'esprit du programme
Tendance rationaliste et tendance conservatrice, tels sont,
par conséquent, les caractères dominants et quelque peu
contradictoires du mouvement grammatical au dix-huitième
siècle. En y joignant les circonstances politiques et sociales,
qu'il ne faut jamais perdre de vue, on aura toutes les causes
qui ont modifié peu à peu la formule de Vaugelas, au point
de la rendre méconnaissable.
II
La Cour, assurément, n'est à aucun moment dépouillée
de ses prérogatives en matière de langage. Ceux qui en font
partie, doivent à leur éducation raffinée ainsi qu'à la fré-
quentation constante du meilleur monde, de s'exprimer
aussi bien qu'il est possible. Nul parmi les grammairiens
ne songe à leur contester ce privilège. A la veille de la
Révolution, l'un d'eux définit encoi*e de la manière suivante
le seul usage qui soit bon et authentique : « C'est à la Cour,
dit-il, qu'il établit son tribunal, qu'il rend ses oracles. Le
petit nombre de ceux qui la fréquentent, apporte à la capitale
ses décisions et sa manière de prononcer qui, de la capitale,
passent ensuite successivement de bouche en bouche dans
les provinces et chez l'étranger (i). » C'est une chose toute
naturelle : « Il est raisonnable, selon Beauzée, que la Cour,
protectrice de la nation, ait dans le langage national une
autorité prépondérante (2). »
(i) Montmignon, Système de prononciation figurée, applicable
à toutes les Langues et exécuté sur les langues française et anglaise,
1785, in-8", p. 8o(cité parThurot dans sa. Prononciation française).
(2) Encyclopédie, art. Usage. D'Aienibert expliquant les
raisons qu'on a d'ouvrir aux grands les portes de l'Académie,
s'écrie: «Qui doit mieux connaître les iinesses de la langue
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE l'uSAGE 13^
Il convient d'observer toutefois qu'au moment où Beauzée
rend cet oracle, les circonstances politiques et sociales aux-
quelles nous faisions allusion tout à l'heure, ne se prêtent
plus aussi bien que précédemment à l'exercice d'un pouvoir
à ce point centralisé. Déjà Louis XIV devenu dévot sur
ses vieux jours, a vu sa cour délaissée pour deux ou trois
autres qui se sont formées autour de quelques-unes de ses
sujettes, reines par le sourire ou par l'intelligence. La
Régence, en ramenant pour un certain temps la Cour à Paris,
favorise ce mouvement de dispersion. A mesure que les salons
se multiplient dans la capitale, et avec eux les cafés, rendez-
vous des beaux esprits, la méfiance témoignée au langage de
la Ville par les puristes de la seconde moitié du dix -septième
siècle, perd sa raison d'être. L'usage de Paris, centre de la
vie littéraire et artistique, se dérobe au reproche de vul-
garité qui l'avait inexorablement frappé auparavant. En
conséquence, ce que le grand Arnauld réclamait à un
moment où il ne pouvait rencontrer qu'opposition parmi
les amateurs de beau langage, devient une réalité : sont
pris indifféremment pour juges du bon usage « et ceux qui
parlent bien à Paris, et ceux qui parlent bien à la Cour » (i).
que des hommes qui, obiig-és de vivre continuellement les uns
avec les autres, et d'y vivre dans la réserve et souvent dans la
défiance, sont forcés de substituer à l'énergie des sentiments la
noblesse des expressions; qui, ayant besoin de plaire sans se
livrer et par conséquent de parler sans rien dire, doivent mettre
dans leur conversation un agrément qui supplée au défaut
d'intérêt, et couvrir par l'élégance de la forme la frivolité du fond ? »
(Hist. des membres de VAcadt^mie, préface, 1, p. xxvi). En rece-
vant le marquis de Montesquiou (.5 juin 1784), Suard s'exprime de
la même façon, ironie en moins que les circonstances lui interdi-
saient.
(i) Antoine Arnauld, Règles pour discerner les bonnes et
les mauvaises critiques des traductions de V Écriture-Sainte en
i38 l'esprit du programme
Les grammairiens affectent de réunir en un seul groupe ces
deux espèces de témoins pour les opposer à la Province (i);
et la même raison politique qui, aux yeux de Beauzée, justifie
le pouvoir des courtisans sur la langue, se trouve autoriser,
d'après l'abbé Girard, une formule sensiblement plus éten-
due : « Chez les peuples unis sous une seule domination, lit-
on dans sa grammaire, soit monarchie, soit république,
l'usage de la langue suit celui de la politique : je veux dire
qu'il est unique, et que, dépendant toujours de la portion
dominante, il s'apprend à la Cour et dans la Capitale (2). »
Les représentants du bon usage ne sont pas seulement
dispersés sur un plus grand territoire ; ils appartiennent
en outre à des milieux plus variés. La défaveur qui s'atta-
chait aux mœurs épaisses des bourgeois, avait été pour beau-
coup dans l'anathème prononcé contre la Ville par un de
Callières par exemple. Mais, au dix-huitième siècle, la grosse
bourgeoisie acquiert une culture qui dissipe en grande partie
ces préjugés. Gens de finances et gens de robe achèvent de
gravir les derniers échelons qui les séparaient delà noblesse.
français pour ce qui rep^arde la langue; avec des réflexions sur
cette maxime que l'usage est la règle et le tyran des langues
vivantes, Paris, 1707 (ouvrage posthume), in 12, p. m.
(i) « La politesse de notre langue demande des soins sur les
moindres choses. C'est cette atlention qui fait la dilTérence entre
le langage de la Cour et du beau monde de Paris, et celui des
Provinces. » De Vallange, Nouveau système et nouveau plan
d'une grammaire françoise, 1719, p. 262. — a Quand je le vois [le
grammairien] nous prescrire souvent un usage contraire à celui
de la Cour et de toutes les personnes du grand monde ou des
gens de lettres de Paris..., je ne puis m'empêcher de m'écrier
infelix labor! » Destbntaines, Jug. ouvr. nouv., II, pp. i45-i46.
Cf. la série des témoignages cités par Thurot dans sa Prononcia-
tion française, I, pp. cu-ciu.
(2) Vrais principes de la langue françoise, l, pp. 19-20.
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE LUSAGE iSq
X. force de se frotter au marquis, son perpétuel obligé, le
traitant a pris peu à peu ses goûts, ses habitudes et jusqu'à
ses manières. Il est instruit, il cultive les arts et les protège.
Hier il additionnait des chift'res, aujourd'hui il écrit des
contes badins ou compose des opéras. Ses fils partagent la
vie élégante des jeunes nobles. Son hôtel, dont souvent le
luxe éclipse celui des maisons princières, s'ouvre comme
elles à la foule des artistes et des gens de lettres. Sa com-
pagne, une Geoffrin, une Dupin, tient salon à l'instar de
la duchesse ou de la maréchale ; et, comme l'autorité de ces
réunions se mesure moins peut-être aux quartiers de noblesse
qu'on y rassemble qu'à la somme d'esprit qu'on y dépense,
on voit se presser chez elle la foule des beaux esprits en
quête d'une réputation mondaine. Après avoir si bien pro-
fité de ses leçons, pourquoi M. Jourdain n'en donnerait-il
pas à son tour ? Pourquoi n'enseignerait-il pas le bon lan-
gage au même titre que le noble Dorante ? Il a pris rang
parmi les « honnêtes gens de la nation » dont on parle
la langue et parmi lesquels il faut comprendre, suivant
Dumarsais, « les personnes que la condition, la fortune ou
le mérite élèvent au-dessus du vulgaire et qui ont l'esprit
cultivé par la lecture, par la réflexion et par le commerce
avec d'autres personnes qui ont les mêmes avantages » (i).
Cette définition du bon usage de la langue parlée est déjà
bien différente de celle de Vaugelas, ne disons pas plus large,
car, à y regarder de près, elle enferme cette langue dans ses
limites traditionnelles, la bonne société, entre lesquelles seu-
lement un plus grand nombre de personnes ont pris place. A
(i) Encyclopédie, art. Construction. — Pour désigner les repré-
sentants du bon usage de la langue parlée, on emploie diverses
expressions à celle époque, toutes plus vagues les unes que les
aulres : les « honnêtes gens », les « personnes bien élevées »,
le «.beau monde », ou simplement « la Sociélé »,
i4o l'esprit du programme
envisager la question non plus du point de vue géographique
ou social, comme nous venons de le faire, mais du point de
vue de la culture générale de cette société, on serait amené
par contre à constater, surtout en ce qui concerne le voca-
bulaire, que l'usage de la langue parlée embrasse un
territoire plus vaste au dix-huitième qu'au dix-septième
siècle. Mais la formule de Vaugelas qui nous sert de guide,
ne nous permet pas d'envisager ce côté de la question.
D'ailleurs, par la force des choses, le bon usage de la
langue parlée n'a plus, au point de vue où nous nous plaçons,
qu'une importance secondaire. Il ne sert qu'à fixer la pro-
nonciation et le vocabulaire de la langue usuelle. Le régime
que les grammairiens tentent d'imposer à la langue écrite
au dix-huitième siècle, la met en mesure de se passer à peu
près complètement des services de la langue parlée.
m
Il n'en avait pas été toujours ainsi. Malherbe et Vaugelas
avaient, l'un après l'autre, posé en principe que la langue
écrite doit rester dans l'absolue dépendance de la langue
parlée. C'est par la seconde qu'ils avaient commencé à
épurer la première. De là le respect qu'ils témoignent à la
langue parlée et l'importance qu'elle prend à leurs yeux.
Mais peu à peu, par une conséquence inévitable du système
de ces deux grands puristes, la langue écrite se dégage de la
langue parlée. Cédant à l'action combinée des grammairiens
et des écrivains, elle s'érige en aristocratie, c'est-à-dire que,
sans sortir des limites de la langue parlée, vraie réserve de
sa richesse et de sa force, elle s'élève au-dessus d'elle et
atteint par les degrés compliqués d'une sorte de hiérarchie
verbale — le mot se trouve dans le Discours de Rivarol — le
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE l'uSAGE i4i
rang le plus élevé auquel une langue puisse prétendre. Au
bas de Téchelle, comme une sorte de classe intermédiaire
entre les proscrits et les réprouvés d'une part, et les grands
seigneurs de l'autre, la langue parlée ne vit plus sur un pied
d'entière égalité qu'avec les dernières couches de la langue
écrite. Cette sélection rigoureuse devait finir par changer
l'oi'dre de préséance en faveur de la langue écrite faite de
matériaux plus délicats que l'autre. Voltaire est d'avis qu'un
écrivain digne de ce nom n'emploie pas, dans une tragé-
die, « le ton de la conversation fj^milière dans laquelle on se
permet beaucoup d'impropriétés et souvent des solécismes et
des barbarismes w (i). Et l'abbé d'Olivet sait bien qu'a autre
chose est de parler ou d'écrire ; car si l'on veut s'arrêter
aux licences de la conversation, c'est le vrai moyen d'estro-
pier la langue à tout moment » (2).
Qu'est-ce donc qui, en dehors de la conversation des gens
de goût, maintiendra la langue dans son état de pureté
avec ses nuances de style soigneusement distinguées? Qui
servira de guide pour lixer le vocabulaire des dilférents
genres et les finesses d'une syntaxe parvenue au dernier
degré du perfectionnement?
Les chefs-d'œuvre des bons auteurs : il n'y a là-dessus
qu'un cri. Les grands écrivains sont les véritables maîtres
de la langue. La raison en est simple : ce sont eux qui l'ont
faite ce qu'elle est. Nulle époque n a insisté sur cette idée
avec autant de complaisance que le dix-huitième siècle.
(1) Remarques sur Nicomède, acte II, se. I (O. XXXII,
p.. 108).
(2) Remarques sur la langue françoise, 1767, p. 247. Vaugelas
avait écrit déjà : « Tout ce qui est bon à écrire, est bon à dire :
mais tout ce qui se peut dire, ne se doit pas écrire. » D'Olivet
s'empresse de recueillir cette parole dans ses Remarques sur
Racine, 1738, p. 18.
i42 l'esprit du programme
Déjà, l'auteur du Discours sur les progrès de la langue
françoise présenté à l'Académie en 17 lo, admet que « c'eût
été peu de la rendre [cette langue] parfaite par des règles
sujettes aux caprices des hommes, si les mêmes génies
auteurs des règles [entendez les membres de T Académie
française] ne les avaient rendues immuables par la pratique ;
je veux dire, par des ouvrages dont la solidité et l'excel-
lence ne permettront plus qu'on change rien à la langue de
laquelle ils se sont servis » (i). L'académicien de Soissons
responsable de ces lignes prend encore en considération le
rôle des grammairiens. Louis Racine et Fréron le réduisent
à rien. « Notre langue, afïirme le premier, a été portée et
fixée à son point de perfection, et par nos grands poètes, et
par de graves et solides écrivains... M. Pascal, M. Nicole,
le P. Malebranche et M. Rollin n'ont pas appris la langue
ni dans les réflexions des puristes, ni dans l'usage de ce qu'on
appelle le beau monde qu'ils ne fréquentaient point, ni
dans l'Académie dont ils n'étaient pas. Mais comme ils pen-
saient mieux que d'autres, ils s'exprimaient mieux que
d'autres. L'habileté à manier sa langue est le fruit, non pas
de l'étude, mais du génie. Quiconque conçoit profondément
et écrit ce qu'il possède bien, les tours et les expressions
viennent sous sa plume (12). » De son côté, Fréron conteste
à l'abbé Arnaud le droit de dire, comme il l'a fait dans son
discours de réception, que l'Académie a fixé le caractère de
la langue en l'épurant et en l'ordonnant, a Ceux qui ont
épuré, ordonné, fixé le caractère de notre langue, sont nos
bons écrivains dont l'Académie a eu l'honneur de compter
quelques-uns au nombre de ses membres (3). » Dépouillez
cette observation de ce qu'elle a de volontairement désobli-
(i) Recueil de plusieurs pièces. . . pour l'année 171 1, p. 167.
(2) Réflexions sur la poésie (O. II, p. 219).
(3) Année littéraire, 1771, III, p. 212,
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE l'USAGE i43
géant pour les Quarante, c'est un des thèmes favoris de leurs
discours (i). Elle peut être rangée parmi les lieux communs
de l'époque. « Ne vous semble-t-il pas, monsieur, que Racine,
Pascal, Bossuet et quelques autres ont créé la langue
française ? » écrit un jour Vauvenargues à Voltaire (2).
Diderot le confirme : selon lui. « chez toutes les nations,
la langue a dû ses progrès aux premiers génies ; c'était
le résultat des efibrts qu'ils faisaient pour rendre forte-
ment leurs pensées. C'est Rabelais, Marot, Malherbe,
Pascal et Racine qui ont conduit celle que nous parlons au
point où elle -est (3). »
On va plus loin : on en vient à penser que les langues
n'ont pas de caractère propre en dehors de leur littérature,
en d'autres termes qu'elles n'ont pas d'autre génie que celui
des grands écrivains. Cette théorie est déjà comme ébauchée
dans le discours de réception de La Motte à l'Académie
française (8 février 1710) (4). Beaucoup plus tard (9 mai
1^46)' Voltaire s'en fait le champion dans des ciixîonstances
(1) Voyez par exemple celui du philologue Sainle-Palaye
(26 juin 17Ô8) :« Ainsi, pendant que Louis XIV affermissait le
pouvoir suprême relevé par Lous XI, Pellisson, Racine et Flé-
chier faisaient voir dans sa perfection une langue qui, sous la
plume de Gommines, sortait à peine de l'enfance. »
(2) Lettre du 22 avril 174^ dans les Œui>res de Voltaire,
XXXVI, p. 206.
(3) Flan d'une Université, 1770 (Q. 111, pp. 467-468).
(4) « On ne dira plus simplement, comme on l'a dit jusqu ici,
que chaque langue a ses beautés différentes et que le génie parti-
culier de la nôtre, est l'ordre, la netteté et la justesse. Vous le
sçavez mieux que moi. Messieurs, les langues n'ont point de
génie par elles-mêmes ; ce sont les écrivains célèbres qui, par
l'usage diffèrent qu'ils en font, établissent ces préventions confu-
ses, à qui, dans la suite, on laisse usurper le nom de principes. »
Recueil de plusieurs pièces... pour l'année 1711, pp. 179-180.
i44 l'esprit du programme
identiques (i), et après lui c'est presque une tradition parmi
les récipiendaires d'en orner leur discours. « La langue Iran-
çaise, dit à son tour Duclos en prenant séance (26 janvier
1^47). élevée dans Corneille, élégante dans Racine, exacte
dans Boileau, facile dans Quinault, naïve dans La Fontaine,
forte dans Bossuet sublime aussi souvent qu'il est possible
aux hommes de l'être, prouve assez que les langues n'ont
que le génie de ceux qui les emploient (2). » L'abbé Delille
accueillant Lemierre (21 janvier i;;8i) n'hésitera pas à
s'écrier devant l'Académie assemblée : a Ne dites pas ; voilà
la langue de ce peuple, de cette nation ; dites : voilà la
langue de ce poète, de cet orateur (3). »
En dehors de l'Académie, cette idée compte aussi des
partisans qui lui font honneur. L'abbé Prévost, pour l'avoir
(i) « Et quand je dis ici, Messieurs, que ce sont les grands
poètes qui ont déterminé le génie des langues, je n'avance rien
qui ne soit connu de vous... » (O. XXlll, p. 208,)
(2) Œuvres, 1, p. cxxx,
(3) Œuvres de Le Mierre, Paris, 1810, in-8», I, p. 17. Gha-
banon dans son discoui's (20 janvier 1780), Paris, 1780, in-4",
p. 14, est un peu moins tranchant : « Que de doutes à proposer
sur le caractère des langues, sur leur point de perfection ! et dans
d autres moments, combien j'airaerois, Messieurs, à les soumettre
à votre décision ! Je vous demanderois si vous reconnoissez à
notre langue un caractère propre de force ou de douceur, de
circonspection ou d'audace, de longueur ou de brièveté, que le
génie puissant d'un grand écrivain ne puisse pas avec succès
contredire. Peut-être l'usage le plus habituel que l'on fait d'une
langue détermine le caractère qu'on lui attribue, peut-être la
nôtre ne nous semble inférieure à l'élévation du genre épique,
que parce qu'on l'a consacrée au tliéâtre plus qu'à l'épopée et
que les formes simples du dialogue n'atteignent pas à la hauteur
du style épique. »
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE l'USAGE i45
soutenue, en termes mesurés pourtant, dans le Journal des
Etrangers (i), s'attire une verte réplique de la Correspon-
dance littéraire de Grim^n. Elle lui fait observer — très jus-
tement d'ailleurs,car c'était là le nœud de la question — qu'il
ne faut pas confondre (c le génie de la langue et son méca-
nisme avec le tour qu'elle prend sous la plume d'un homme
de génie et en général de tous ceux qui l'écrivent » (2).
Bien des années plus tard cependant, la Correspondance
paiera son léger tribut aux idées du jour et admettra sans
difliculté qu'un seul homme supérieur peut « influer prodi-
gieusement sur le génie de sa langue » (3).
L'importance de l'action des écrivains dans le perfection-
nement d'une langue étant aussi généralement reconnue,
on est surpris qu' il se soit alors trouvé tant de gens pour
vouloir l'enchaîner. Si les orateurs et les poètes étaient
véritablement les artisans des beautés de la langue, que ne
les laissait-on accomplir en paix leur œuvre sans leur rogner
les ailes? Aussi bien Marmontel n'a-t-il pas manqué de se ser-
vir de cet argument dans son Discours sur l'usage, en ijBo,
Mais les vrais puristes ne l'entendaient pas de cette manière.
Four eux, avons-nous dit, la perfection de la langue était
(i) Janvier 1705, p. g : « Les langues comme les arts, y est-il
dit, n'ont point de bornes connues. S'il est vrai qu'elles prennent
le caractère de ceux qui les parlent, elles doivent s'élever avec
les hommes de génie : témoin la langue française qui doit peut-
être sa force et sa majesté au grand Corneille. »
(2) Correspondance littéraire, i5 janvier 1706 (II, pp. 4^8
etsq.).
(3) Ibid., juin 1774 (X, p. 446)- La Correspondance n'en con-
tinue pas moins à professer qu'il y a un génie original auquel la
langue « est foncièrement soumise. Des esprits audacieux peu-
vent le dompter quelquefois, mais on ne saurait le subjuguer
tout à fait qu'en détruisant la puissance môme dont il est l'âme
et le principe ».
F. — 10.
i46 l'esprit du programme
chose accomplie : il n'y avait plus à y revenir. Après avoir
façonné le langage, les gi^ands écrivains l'avaient définitive-
ment fixé ; ils n'en étaient même plus les maîtres que de cette
façon, c'est-à-dire que le pouvoir concédé aux écrivains du
passé, était, par cela même, ôté d'avance aux écrivains à
venir. On s'explique ainsi que les idées dont nous venons de
rendre compte, inoffensives en d'autres circonstances, pèsent
alors d'un poids considérable sur la langue dont elles
préparent l'assujettissement. La formule encore si souple de
Vaugelas, les bons auteurs du temps, se fige pour ainsi dire
au dix-huitième siècle et devient en réalité celle-ci : les bons
auteurs du temps où la langue est arrivée à sa perfection.
Quel est ce temps ? Voltaire le fait commencer à la
publication des Lettres provinciales, en i656 (i), et, bien
qu'autour de lui on se contente souvent d'une date plus
vague, celle-ci a été depuis lors généralement adoptée (2).
A la vérité, les bons auteurs n'ont pas manqué avant l'appa-
rition du chef-d'œuvre de Pascal ; Malherbe, Racan, Balzac,
(1) Voyez le Siècle de Louis XIV (O. XIV, p. 54i), Diction-
naire philosophique, à l'art. Style {O. XX, p. 4^7)i ^^ lettre au
duc de la Vallière, 1761 (O. XLI, p. 281), etc., etc.
(2) Cf. Palissot {Mémoires, i8o3. II, p. 241), M. J. Chénier
{Obs. sur le projet d^un nouv. dictionnaire de la langue française
dans les Œuvres, 1820, in-8", IV, p. 254) ^^ F- de Neutchâleau
(Essai sur la langue françoise, 1818, in-8", p. vui). « Corneille,
Balzac et Voiture, dit déjà Desfontaines (Jug. ouvr. nouv., II,
p. 37) n'ont vieilli que pour quelques mots, parce que la langue
n'a bien été formée que depuis eux par les élégans écrivains de
P[ort] R[oj-al], de l'Académie françoise et autres. » Dans son
Éloge de Pascal (en tête de l'édition des Pensées, Londres, 1776,
in-8°, pp. 34-35), Gondorcel observe que « lorsque les Provinciales
parurent. Descartes était le seul qui eût écrit en français d'un
style à la fois naturel et noble. Pascal joignit au même mérite
celui de la finesse et d'une correction dont il a été le premier et
pendant longtemps l'unique modèle. »
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE l'USAGE i47
Voiture, Corneille en témoigneraient au besoin. Mais leur
rôle fut de hâter les progrès de la langue française. A partir
des Provinciales seulement, celle-ci peut se flatter d'avoir
atteint sa perfection. Alors Saint-Réal « écrit l'histoire d'un
stj'le convenable », alors Pellisson trouve « le vrai style
de l'éloquence cicéronienne », alors Bossuet obtient un
succès pareil dans l'oraison funèbre, Molière dans la comédie,
La Fontaine dans la fable, Boileau dans la satire et l'épître,
Racine dans la tragédie. L'épopée seule doit attendre encore
jusqu'à ce que Voltaire l'ait dotée d'un chef-d'œuvre avec sa
Henriade. Cela revient à dire que la langue française a été
fixée par les grands écrivains du règne de Louis XIV
auxquels ceux du règne de Louis XIII ont préparé les voies.
Là comme ailleurs, « l'influence de ce beau siècle a tout
préparé avant Louis XIV et tout fini sous lui » (i). Écoutez
l'histoire de la langue racontée par Voltaire : « — Ronsard
gâta la langue en transportant dans la poésie française les
composés grecs dont se servaient les philosophes et les
médecins. Malherbe répara un peu le tort de Ronsard. La
langue devint plus noble et plus harmonieuse par l'établis-
sement de TAcadémie française et acquit enfin, dans le
siècle de Louis XIV, la perfection où elle pouvait être portée
dans tous les genres (2). » Ecoutez Louis Racine : « Les
grands hommes qui écrivirent soit en prose, soit en vers,
sous le règne de Louis XIV, achevèrent de perfectionner la
langue française (3). » Écoutez Rivarol : « A cette époque
(i) Voltaire, lettre à d'Argental, r' avril 1762(0. XXXVII,
P- 399)-
(2) Dictionnaire philosophique, art. Français (O. XIX,
p. 184). « La langue, lit-on dans le Précis du Siècle de Loui^ XV,
lut portée sous Louis XLV au plus haut point de perfection dans
tous les genres. . . » (O. XV, pp. 434-435).
(3) De la poésie naturelle dans les Mém. de l'Acad. des Ins.
et B.-L., XV, p. 200 (4 septembre 1739).
i48 l'esprit du programme
[c'est-à-dire à partir du cardinal de Richelieu], une foule de
génies vigoureux entrèrent à la fois dans la langue fran-
çaise et lui firent parcourir rapidement tous ses périodes,
de Voiture jusqu'à Pascal et de Racan jusqu'à Boileau (i). »
Les grands écrivains de l'époque de Louis XIV sont
donc autant de bornes auxquelles il faut s'arrêter. Ils
ont cloué la langue à eux selon l'énergique et pittoresque
expression que Thomas emprunte au style de Montaigne (2).
Ce sont eux en conséquence qui serviront de modèles pour
bien écrire. Le trente-deuxième chapitre du Siècle de Louis
XIV, n'a pas, on s'en souvient, d'autre conclusion : « Les
grands hommes du siècle passé ont enseigné à penser et à
parler (3). » Ce principe, à la vérité, souft're quelque tempé-
rament. Les écrivains du dix-huitième siècle ne sont pas
inexorablement exclus de la liste des autorités que l'on con-
sulte en matière de langage. Voltaire dit quelque part :
(( Les bons auteurs du dix-septième et du dix-huitième siècle
serviront toujours de modèles (4). )) Et sans doute, il plaide
un peu pi'o domo. Mais qu'importe, s'il a raison dans la
pratique et si, d'autre part, en se rangeant sans façon lui-
même à diverses reprises parmi les classiques de la langue
française (5), il a eu conscience qu'il était de leur lignée,
c'est-à-dire qu'il confirmait leur enseignement par son
exemple. Pour lui en eflet, comme pour ses contemporains,
les chefs-d'œuvre de la littérature du dix-huitième siècle ne le
sont que dans la mesure où ils se rapprochent de ceux du
règne de Louis XIV ; à travers ces chefs-d'œuvre par consé-
quent, ce sont encore les écrivains du grand siècle qui dictent
(i) De l'universalité de la langue française, 1784, in-8°, p. 37.
(2) De la langue poétique {O. IV, pp. 343-344)-
(3) Œuvres de Voltaire, XIV, p. 552.
(4) Dictionnaire philosophique, a.rt. Français {O.XIX, p. i85).
(5) Notamment dans la Connaissance des bautez.
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINK DE l'uSAGE i49
la loi. Mais il vaut naturellement toujours mieux remonter
à la source, si l'on veut disposer d'une information parfai-
tement authentique.
Rencontrez-vous sur votre chemin l'expression avoir trait,
vous la condamnerez, vous rappelant que Voiture, Pellisson,
Boileau, Racine l'ont ignorée (i). Interrogez ces auteurs et
avec eux Fléchier, Bossuet, Massillon, Fénelon, Quinault,
Molière même et La Fontaine : ils vous répondront qu'on
n'emploie le terme vis-à-vis « que pour exprimer une position
de lieu » (2). Inversement, comment peut-on blâmer Crébillon
d'avoir écrit : « fais-toi d'autres vertus », puisque Racine a
dit dans Britannicus :
Qui, dans l'obscurité nourrissant sa douleur,
S'est fait une vertu conforme à son malheur (3).
Voulez-vous reprocher à d'Alembert d'avoir employé l'ex-
pression de vaste silence dans sa traduction de Tacite ? Il
vous rappellera qu'elle se trouve dans La Fontaine (4). Et
si d'aventure quelque grammairien épris de simplification
à outrance propose de décréter que les participes passé
seront indéclinables, il n'y a pas de meilleure réponse à lui
faire que celle de V Année littéraire : « Le mot aimé dans /"ai
aimé est quelquefois déclinable, quelquefois indéclinable. . .
voilà notre langue, la langue de Bossuet, de Fénelon, de Flé-
chier, de Boileau, de Racine et du Rousseau qui restera (5). »
(i) Dictionnaire philosophique, art. Langue française (O.
XIX, p. 190).
(2) Ibid. (O. XlX, pp. 190-191).
(3) Ibid. (O. XIX, p. 193).
(4) Journal encyclopédique, 1761, III, i""» partie, pp. 118 et sq.
(5) Année littéraire, 1769, II, p. 297.
l5o l' ESPRIT DU PROGRAMME
IV
Est-ce à dire que l'autorité des modèles soit infaillible ?
Assurément non ; sur ce point tout le monde est plus ou
moins d'accord au dix-huitième siècle (i). C'est même l'argu-
ment principal que Moncrif oppose à ceux qui prétendent
fixer la langue au moyen des auteurs classiques. Ceux-ci,
fait-il observer, finiraient par accréditer les fautes qui se
trouvent dans leurs ouvrages (2). Aux yeux des puristes,
l'obstacle n est pas insurmontable ; ils ne l'en ont pas moins
vu. (( Avons-nous dans les productions de notre littérature,
se demande d'Açarq, quelqu' ouvrage canonique ou qui puisse
servir de règle infaillible et de loi inviolable par rapport à
notre langue, norma loquendi ? » Après avoir examiné avec
tous les scrupules du grammairien le plus pédant qu'ait
produit le dix-huitième siècle, la langue à'Athalie et de
Phèdre, d'Electre et de Rhadamiste, de Zaïre et de Mérope,
il conclut en citant ce vers d'Horace :
... et idem
Indigner quandoque bonus dormitat Homerus (3).
(i) Différence capitale, il est bon de l'observer, entre les clas-
siques français et les classiques italiens.
(li) Dissertation, qu'on ne peut ni ne doit fixer une lang-ue
vivante (1742), dans les Œuvres de Moncrif, Paris, 1768, in-12, II,
pp. 71-73.
(3) Observations sur Boileau, etc., 1770, p. 102. Gf. les Obser-
vations sur la littérature à Monsieur***, Amst. et Paris,] 774, in-S",
p. 129 : « On trouve dans les plus grands orateurs du siècle pré-
cédent de petites taches, des négligences, quelquefois des anti-
thèses affectées ou des phrases obscures, ou même des discours
médiocres ; dans les auteurs dramatiques, quelques pièces qui man-
quent ou par le nœud, ou par le dénouement, ou par le style .. »
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE l'USAGE i5i
La même opération pratiquée avec autant de soin, mais
un peu plus de bon sens sur les théâtres de Racine et de
Corneille, impose à d'Olivet et à Voltaire une constatation
identique. La perfection des bons auteurs consiste en ce
que leurs écrits présentent moins de taches que les autres.
« Nous avons, dit Voltaire, trouvé très peu de fautes contre
la pureté de la langue dans Racine, dans Boileau, dans
Pascal (i). » Mais encore y en a-t-il. L'enseignement des
modèles ne saurait donc être admis que sous certaines
réserves. Lesquelles ?
Sans doute, comme l'observe Duclos, « les auteurs de
génie doivent ralentir les révolutions du langage : on adopte
et l'on conserve longtemps les expressions de ceux dont on
admire les idées » (a). Cela même est un des principaux
avantages que l'on attend de l'institution des auteurs clas-
siques. Leur autorité, écrit Desfontaines, « garantira de la
vieillesse et de l'oubli les termes et les tours qu'ils auront
employés. Elle préservera notre langue des pertes qu'elle
pourrait essuyer si on venait à abolir des expressions cen-
surées dans les écrivains originaux » (3). Ce pouvoir ne
peut pourtant pas aller jusqu'à suspendre entièrement la
fuite de l'usage. Le même Desfontaines l'avait si bien reconnu
qu'il a recours à cet argument dans sa grande querelle
avec l'abbé d'Olivet. Pour avoir en français des auteurs
classiques, conformément au souhait de Boileau, « il fau-
drait, fait-il observer, que la langue fût tellement fixée
qu'un ouvrage déclaré en un certain temps exempt de fautes
de style, ne pût pas au bout de cinquante ans renfermer des
locutions surannées » (4). Or, on aura beau soutenir, comme
(i) Lettre à FrédéricII,i9 avril i;49(0. XXXVII, pp. i3).
(2) Discours de réception à V Académie française, 1^47 (O.
I, p. cxxxi).
(3) /«g-, ouvr. nouv., II, p. 37.
(4) Racine vengé, 1739, p. 2.
i52 l'esprit du programme
l'abbé d'Olivet, que Racine, le plus pur des écrivains du
siècle de Louis XIV, est aussi l'écrivain qui présente le moins
de mots et de tours vieillis : cela n'empêche pas qu'en cher-
chant avec soin, on en découvre jusque dans ses plus beaux
ouvrages (i). Que sera-ce si l'on examine des auteurs moins
parfaits, Corneille ou La Fontaine par exemple? Plus on
avance dans le siècle, plus cet inconvénient saute aux yeux :
« Les étrangers, écrit Court de Gébelin en 1778, auront sans
doute peine à croire que Corneille, Molière et nombre
d'écrivains du siècle de Louis XIV sont remplis de mots
absolument hors d'usage et dont on ne peut plus se ser-
vir (2). » Un peu plus tard, Féraud constate en renchérissant
qu'(( il est une foule, non seulement de termes et de mots,
mais de manières de parler, de régimes, de constructions en
usage dans le siècle passé, qui sont surannés aujourd'hui ;
et l'on en rencontre plus qu'on ne pourrait penser dans nos
plus grands écrivains et dans ceux-là même qu'on regarde
comme classiques » (3). Féraud n'exagère pas ; on peut
même ajouter qu'un très grand nombre de fautes repro-
chées par les puristes du dix-huitième siècle aux grands
écrivains du dix-septième, n'étaient alors, à tout prendre,
que des archaïsmes (4).
Inversement, il est une autre catégorie de taches dont
par ignorance ou par légèreté, ils ont exagéré l'importance.
(i) Voyez les archaïsmes relevés dans Racine par d'Olivet
dans ses Remarques sur Racine, n^^ I à XIX (classement de
l'édition de i']6'^. Remarques sur la langue françoise, pp. 257-284).
(2) Monde primitif , Y, p. xciv.
('3) Dictionnaire critique, I, p. i.
(4) A côté des expressions et des tours usités de leur temps
et qui se sont usés par la suite, il faut tenir compte des cas très
nombreux où l'on pouvait eucore hésiter au dix-septième siècle.
L'usage, en se fixant depuis lors d'après le plus grand nombre
d'exemples, a rejeté les autres au nombre des archaïsmes.
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE l'uSAGE i53
11 s'agit des fautes qui doivent être portées au compte de la
négligence ou de la maladresse de l'écrivain, ou, comme
ils disent volontiers en empruntant un vers d'Horace (les
axiomes poétiques d'Horace interviennent fréquemment
dans ces discussions) :
. . .quas aut incuria fudit,
Aut humana parum cavit natura. . .
Les plus grands génies sont sujets à ces faiblesses ; aucun
n'est impeccable au point de ne laisser passer aucune faute
contre la langue. Admettons même qu'à cet égard les bons
poètes prêtent moins le flanc à la critique que les bons pro-
sateurs (i). H n'en est pas moins vrai qu'ils l'y prêtent aussi
et que Boileau, le parfait Boileau, a laissé imprimer et réim-
primer plusieurs fois son Art poétique avec ce vers :
Que votre âme et vos mœurs peints dans tous vos ouvrages (2).
La langue de Racine même ne paraîtra pas inattaquable,
surtout si l'on se souvient, comme son fils nous y exhorte,
que l'auteur n'a pas mis la dernière main à son œuvre (3).
Jusqu'ici en somme nulle dilïiculté : imputable à l'écri-
vain ou à son époque, l'erreur est manifeste. C'est à peine si
elle présente un danger sérieux ; en efl'et, rien ne la défend
contre la foule des exemples contraires disséminés dans les
œuvres du même auteur ou dans celles de ses pairs. En
pareil cas, on sait bien que (f l'esprit des grands écrivains
doit se chercher non dans un passage seul qui pourrait
(1) C'est l'opinion de Voltaire et de l'abbé d'Olivet. Nous
reviendrons sur ce point dans le chapitre suivant.
(2) Exemple cité par L. Racine, Réflexiona sur la poésie,
chap. 111, art. 2d (O. II, p. 228) et d'Olivet, Remarques sur la
langue française, 1767, p. 3oi.
(3) Voyez la Lettre de Louis Racine à d'Olivet, i*"" mai 1738,
Paris, 1828, imp. Didot, in-80, p. 5.
i54 l'esphit du programme
n'être qu'une faute d'impression , mais dans l'usage constant
et uniforme auquel nous les voyons attachés partout ail-
leurs )) (i). Ce qui est autrement redoutable que la mala-
dresse de l'écrivain ou son ignorance, c'est son génie, autre
ment dit l'autorité qu'il prête, en les employant à propos, à
des expressions ou à des tours irréguliers, mais qu'il intro-
duit ainsi de force dans la langue, en dépit de la grammaire.
Qui oserait condamner le fameux vers de Racine :
Je t'aimais inconstant; qu'aurais-je fait fidèle ? (2)
Il est beau malgré son ellipse audacieuse et peut-être même
à cause d'elle. Le malheur est qu'une fois engagé dans cette
voie, on a quelque peine à savoir parfois où s'arrête le talent
de l'écrivain, où commence son erreur. Louis Racine avait
tout d'abord renoncé à justifier ces vers d'Athalie (3) :
Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange
D'os et de chairs meurtris et traînés dans la fange.
(( S'il se rapporte à chair, dira-il encore un peu plus tard de
ce meurtris, il ne doit être ni masculin, ni au pluriel ; s'il se
rapporte à mélange, il doit être au singulier ; il ne peut se
rapporter à os : on ne meurtrit pas des os ». Mais il n'est
plus alors aussi sûr de ne pas se tromper en raisonnant de
la sorte et il se demande si ces deux vers ne seraient pas
(( une image de ce désordre que peint le poète » (4). En pareil
cas, Cicéron n'a pas tort : Quaedam etiam negligentia est
diligens (Orat. 23).
Voilà qui va troubler singulièrement la conscience des
(1) D'OIivet, Remarques sur la langue françoise^ 1767» P- 219.
(2) Ce vers souvent cité a fait couler des flots d'encre au
dix-huilième siècle.
(3) Dans sa lettre à d'Olivet écrite en mai 1738.
(4) Lettre à René Chevaye, 29 oct. 17^4 (Correspondance
littéraire inédite, Paris et Nantes, i858, pp. 35-36).
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE l'usAGE i55
puristes au dix-huitième siècle. On leur a prêché et ils prê-
chent sur tous les tons que la pureté et la correction sont les
qualités essentielles et pour ainsi dire élémentaires du style.
Ils ont pris pour mot d'ordre ces vers de ïArt poétique :
Sans la langue en un mot l'auteur le plus divin
Est toujours, (|uoi qu'il fasse, un méchant écrivain,
et ne se lassent pas de les commenter. D'Olivet rappelle
avec complaisance la maxime de Cicéron : Nemo unqiiam
est oratorem quod latine loquereiiir admiratus : si est aliter
irrident (De Orat., III, i4), qu'il traduit ainsi : « Parler i)ure-
menl n'est pas un grand mérite ; d'y manquer, c'est une
honte (i). » Voltaire s'écrie : « Trois choses sont absolu-
ment nécessaires : régularité, clarté, élégance. Avec les
deux premières on parvient à ne pas écrire mal; avec la
troisième, on écrit bien (2). » Il a vidé le fond de son âme
dans ce passage si souvent cité : « Point de vrai succès
aujourd'hui sans cette correction, sans cette pureté qui seule
met le génie dans tout son jour et sans laquelle ce génie ne
déploierait qu'une force monstrueuse tombant à chaque pas
dans une faiblesse plus monstrueuse encore (3). »
Or, voici que les grands écrivains semblent leur infliger
un démenti formel. Etre obligé d'admirer un écart de langue
dans un chef-d'œuvre ! Etre contraint de dire parfois : Si non
errasset, fccerat illeniinus ! Quel coup pour nos puristes !
C'est ici qu'apparaît, dans ses pires conséquences, un
conflit dont les origines i^emontent au temps où gram-
mairiens et auteurs avaient cessé de poursuivre le même
idéal, les uns n'écoutant plus que la logique, les autres
(i) Remarques sur Racine, 1738, p. i5.
(2) Dictionnaire philosophique^ art. Langues, sect. II (O. XIX,
p. 56i).
(3) Dédicace d'Irène (O. VII, p. 329).
i56 l'esprit du programme
continuant à se laisser guider uniquement par leur goût, les
premiers rêvant d'ordre, de régularité, de raison, les seconds
« souvent plus occupés, comme dira Féraud beaucoup plus
tard, des choses et des pensées que de l'emploi et de l'arran-
gement des mots, et plus jaloux de l'élégance que de la cor
rection du style » (i). Négligeons, si l'on veut, l'insolente
déclaration de guerre de Grimarest père aux écrivains dans
son Discours sur ce quon appelle Usage dans la langue
française (2) ; mais le P. Bufïier lui-même avait déjà signalé
chez les meilleurs grammairiens de son temps, notamment
chez Régnier-Desmarais, certaines expressions contre les-
quelles il avait protesté de toute la force de son bon sens :
(( l'usage est en ce point opposé à la grammaire », ou « la
langue s'affranchit ici des lois de la grammaire », ou encore
u on parle de telle et telle sorte, mais c'est contre les règles
de la grammaire » (3). C'était la reconnaissance d'un état de
(i) Dictionnaire critique, 1787, I, p. 11.
(2) 1709, p. 2i3 : « Comme ces Messieurs-là se sont fait une
ioy de ne point approfondir les connoissances grammaticales,
de peur de dégénérer à l'élévation de leur génie, il n'y a pas
moyen de les taire revenir de leur entêtement : et au lieu qu'ils
devroient, par leurs soins et par leurs observations, rendre la
langue plus assurée, au contraire ils la détruisent. C'est de Jà
sans doute que sont venues beaucoup de manières de parler dont
nous ne saurions rendre raison : et de cette impossibilité est
venue la coutume d'alléguer l'Usage pour toute règle, ou du
moins de le mettre beaucoup au dessus du principe, » Ce reproche
atteint les bons écrivains comme les mauvais : « Les grands
hommes donnent, comme les autres, lieu à des usages dont on ne
sauroit rendre raison suivant les principes établis dans les lan-
gues. » Ibid. p. 25o. Cf. encore à la p. 271.
(3) Voyez le paragraphe de la Grammaire du P. Bulïîer inti-
tulé Ce que c'est que la grammaire et combien il est ordinaire de
s'y méprendre (pp. 7 et sq. de l'édit. de 1714)- En se reportant à
l'article que le P. B. a consacré dans les Mémoires de Trévoux
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE l'USAGE 167
choses que le P. Buflier n'aurait pas dû être le seul à trou-
ver anormal. Malheureusement le pli était déjà pris par
les grammairiens. Désormais ils trouvent tout naturel de
travailler à leur guise sans se soucier des écrivains. Sous
leur plume, l'axiome de Quintilien, aliud est latine^ aliud
grammatice loqui, prend un sens bizarre ; on lui fait dire,
selon l'expression de l'Année littéraire qu'a une langue
quelconque a un double génie, le génie de la grammaire et
le génie de l'usage » (i). Il devient ainsi la consécration
d'un divorce que le rhéteur latin n'avait nullement songé à
approuver.
Vienne cependant une occasion pour la grammaire de se
trouver en présence des écrivains pour les juger. Elle s'aper-
çoit alors qu'ils réussissent par des moyens qu'elle n'approuve
pas. Comment va-t-elle se tirer d'embarras ? Car, de condam-
ner purement et simplement des expressions comme le vers
de Racine cité plus haut, il ne pouvait être question ; tous
les grammairiens l'ont senti, non seulement un Desl'ontaines
ou un Louis Racine, à qui revient principalement l'honneur
d'avoir insisté sur cette difficulté, mais aussi un d'Olivetou un
Voltaire, représentants du rigorisoie puriste le plus absolu.
au Traité de Régnicr-Desmarais, on voit que cet ouvrage est
très spécialement visé par sa critique : « Dans une inlinité de
phrases semblables, dit-on ici, l'usage de la langue est au-dessus
des règles de la grammaire : mais la grammaire et ses règles
sonl-elles autre chose que des observations sur ce qui est en
usage dans les langues et ne peut-on pa.^ dire, au regard des
phrases précédentes, qu'il n'y a rien contre les règles les plus
exactes de la grammaire, puisqu'elle observe que, dans le françois,
que est aussi bien le génitif et le datif du pronom qui que de qui ».
(Mémoires de Trévoux, octobre 1706, p. 1OG2). Ce passage est
devenu dans la Grammaire du P. B. le paragraphe auquel nous
faisons ici allusion.
(i) Année littéraire, 1^55, UI, p. 266.
i58 l'esprit du programme
Le goût seul le leur eût interdit, quand ils ne se seraient pas
heurtés en outre à un obstacle insurmontable : le prestige
des grands écrivains qu'ils travaillaient eux-mêmes à conso-
lider. A propos du vers Je f aimais inconstant..., d'Olivet
confesse : « J'avoue qu'un critique, s'il condamne absolument
ce qu'un grand maître a écrit avec mûre réflexion, se sent
plus de courage que je n'en ai (i). » Le commentaire de
Voltaire est encore plus explicite : « Il y a des expressions
que Boileau appelle trouvées, qui font un effet merveilleux
dans la place où un homme de génie les emploie : elles
deviennent ridicules chez les imitateurs (2). » Ainsi, nos
puristes admettent ces expressions, mais en les rangeant
à part, dans la catégorie des expressions « trouvées », ou
des (( hardiesses », heureuses autorisées tantôt par les pri-
vilèges du génie, tantôt, pour ceux qui l'admettent, par la
plus grande liberté de la langue poétique. Reconnues et
signalées comme telles, ces « hardiesses » ne risquaient plus
de porter atteinte aux droits de la grammaire, et c'est tout
ce qu'on voulait.
Archaïsmes, négligences, hardiesses, voilà donc autant
de raisons de se méfieE de l'usage des grands écrivains,
quels que soient d'ailleurs leurs titres au brevet d'écrivains
classiques. Il en résulte que les chefs-d'œuvre peuvent bien
servir de modèles, mais à une condition, c'est d'avoir préa-
lablement subi l'examen des grammairiens, opération indis-
pensable si l'on considère avec Gondorcet que « les préjugés,
(i) Remarques sur la langue française, 1767, p. 37.
(2) Sentiment d'un Académicien de Lyon, 1774 (O. XXIX,
p. 321). Ci. d' Alemberi, Réflexions sur Vélocution oratoire (encore
à propos du vers Je t'aimais inconstant. . .) : « Quoique la
correction soit une qualité si essentielle qu'il est inutile de la
recommander, l'orateur ne doit pas néanmoins s'en rendre telle-
ment esclave qu'elle nuise à la vivacité nécessîdre du discours ; de
légères fautes sont alors une licence heureuse. » (O. IV, p. 281).
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE L USAGE IDQ
nne fois consacrés dans les livres classiques, se transmettent
de génération en génération » (i). Tout en recommandant la
lecture de Molière, on ne négligera donc pas « de combattre
l'abus qu'on fait quelquefois des écrits de ce grand homme
en citant pour des autorités consacrées des fautes de lan-
gue )) (2). Et puisque Voltaire a pris la peine de faire
« remarquer si scrupuleusement tous les mots et toutes les
phrases de Corneille qui ne sont pas en bon français )),il fau-
dra lui en savoir gré comme d'un grand service, rien n'étant
plus difficile dans l'application que (( de discerner ce qui est
analogue au génie particulier de la langue ou ce qui ne l'est
pas )) (3). Racine môme ne pourra se soustraire à cette
enquête, s'il est vrai, comme son fils l'écrit, que « lorsqu'un
de nos écrivains est consulté sur notre langue par les étran-
gers plus souvent qu'un autre et que son autorité est dans
les dictionnaires souvent citée, il est nécessaii-e de faire
remarquer les endroits de ses ouvrages où cette autorité
peut tromper » (4). De cette façon, l'on espère rendre les
modèles inofl'ensifs, autrement dit vraiment utiles à l'ensei-
gnement de la langue. Muselés, ce sont d'excellents chiens
de garde. Les commentaires grammaticaux d'auteurs clas-
siques n'ont pas d'autre objet et reposent sur cette donnée.
Il semble que l'autorité des bons auteurs ne puisse être
emprisonnée dans des bornes plus étroites. La grammaire
est cependant allée plus loin dans cette voie au dix-huitième
siècle. D'abord, il lui arrive de se passer résolument des
(1) Gondorcet, préface aux Pensées de Pascal, édit. de Lon-
dres, 1776, in-8% pp. xvii-xvni.
(2) Voltaire, Connaissance des bautez, i749> P- i'^^.
(3) Correspondance littéraire de Grimm, juin 1774 (^» PP-
447-^48).
(4) Discours préliminaire aux Remarques sur les tragédies de
J. liacine (O. V, p. 2GG).
i6o l'esprit du programme
écrivains, quels qu'ils soient, bons ou médiocres. Songez aux
vaines tentatives de ceux qui voudraient que les bons auteurs
fussent cités dans le Dictionnaire de l'Académie. L'abbé
d'Olivet leur oppose un argument des plus caractéristiques :
« Est-ce que Racine, dit-il, lorsqu'il écrit une phrase dans
la chaleur de la composition, sera plus infaillible la plume à
la main qu'il ne lest dans une assemblée où, de sang froid
et avec réflexion, il approuve cette même phrase après que
d'habiles grammairiens, lui présent, l'ont examinée à la
rigueur (i). » A l'autorité de l'écrivain on préfère donc
ouvertement dans ce passage l'autorité du grammairien, ou,
ce qui revient au même, l'autorité de l'écrivain en fonction
de grammairien.
Comparé à cette omission systématique, l'appel au témoi-
gnage des bons auteurs par le moyen de citations et d'exem-
ples, semble ménager mieux leur autorité. Mais en fait, dans
les conditions où cet appel a lieu, c'est plutôt le contraire qui
est exact. Tous les grammairiens qui citent les bons auteurs
le font à la façon du P. Bouhours, c'est-à-dire en professant
comme lui que l'exemple des bons écrivains étant « plus con-
tagieux que celui des autres », l'on ne saurait trop « se pré-
cautionner contre certaines locutions qui, toutes méchantes
qu'elles sont, passent pour bonnes parce qu'elles se trouvent
dans d'excellents livres » (2). En conséquence, s'ils ont
recours au témoignage des chefs-d'œuvre, c'est au moins
autant « pour empêcher qu'on ne les imite en ce qu'ils peu-
vent avoir de mauvais 0, que pour les faire servir à l'établis-
(1) Histoire de V Académie, II, p. 48.
(2) La citalion est faite par de Wailly dans la préface de sa
Grammaire (p. 10 de la 8"" édit.), et par Féraud dans celle de
son Dictionnaire critique, 1787, I, p. xii. Le passage est tiré de
V Ai^ertissement à la Suite des remarques nouvelles de Bou-
hours, 1692.
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE l'uSAGE IÔI
sèment d'une règle (i). Sous couleur d'avoir recours à leurs
lumières, on les discute, on reconnaît qu'il y a quelque chose
de supérieur à leur autorité : c'est d'abord « un usage cons-
tant et presqu'universel » ; c'est ensuite « une assez bonne
raison » ; et c'est enfin a la décision de ceux qui ont fait
une étude particulière de notre langue, Messieurs de l'Aca-
démie française et tous les grammairiens, et les plus récents
comme les plus anciens » (2).
Dans ces conditions, autant dire que les grands écrivains
n'ont de pouvoir sur la langue que celui qu'ils tiennent de la
grammaire, et que celle-ci leur délègue dans chaque cas par-
ticulier. La valeur personnelle du poète ou de l'orateur finit
par importer peu; les médiocres comme les meilleurs peu-
vent être momentanément revêtus de la même autorité. A
quoi bon faire un choix parmi les ouvrages qu'il est ques-
tion de citer dans le Dictionnaire de l Académie ? « Il faut
citer les mauvais comme les bons ; il n'y en a point de si
bons où on ne trouve quelque façon de parler vicieuse qu'il
est bon de remarquer ; il n'y en a point de si mauvais où l'on
ne trouve quelque mot heureusement employé et des phrases
assez heureusement tournées pour servir d'exemple (3) »
(i) Féraud, dans son Dictionnaire critique, III (1788), p. vi,
énumère diirérenls emplois des citalions d'auleurs « ou comaie
simples exemples, ou comme orneniens, ou comme autorités et
modèles, ou enfin comme objets de critique ».
(2) Féraud, Dictionnaire critique, III, p. v.
(3) Mémoire anonyme sur le Dictionnaire de C Académie,
daté du 24 janvier 1727, retrouvé dans les papiers de l'abbé
Bignon et reproduit dans le Bull, de la Soc. de l'Hist. de France,
février i853, p. 28. (L'atlribution de ce mémoire à l'abbé d'Olivet
est suggérée par une allusion du P' Bouhier dans la lettre qui le
précède. Elle est conteslablc si l'on considère l'altitude de
l'auteur favorable aux citations d'auleurs dans le Dictionnaire.)
Cf. Féraud, Dictionnaire critique, 111, p. vi : « Quand il n'y a ni
F. - U.
i62 l'esprit du programme
C'est là en effet le principe observé par la plupart des
grammairiens qui tirent leurs exemples des auteurs (i). Ils
n'éprouvent aucune gêne à citer, comme de Wailly, l'abbé
Trublet côte à côte avec La Bruyère, ou à faire voisiner les
vers de La Fontaine et la prose de l'abbé Goujet.
A défaut de la conversation des gens cultivés, à défaut
des bons auteurs, que reste-t-il aux grammairiens pour fixer
les règles de l'art d'écrire?
Tout d'abord il leur reste la tradition grammaticale, telle
qu'ils s'eftorcent de la constituer, c'est-à-dire l'ensemble des
observations ou des règles recueillies par les grammairiens
depuis Vaugelas et adoptées dans la pratique courante de
la grammaire. Elles représentent à leurs yeux cet usage
constant dont Buflier dit que les témoins les plus sûrs sont
« les livres des auteurs qui passent communément pour bien
doute, ni difficulté, les exemples tirés des auteurs médiocres, s'ils
sont d'ailleurs réguliers, remplissent cet objet aussi bien que
ceux des écrivains les plus illustres, qui souvent ne les fourni-
raient pas ».
(i) La langue française expliquée dans un ordre nouveau,
par Malherbe (ne pas confondre avec le poète), Paris, 172.5, in-S",
est, à notre connaissance, le premier traité de grammaire qui
donne des exemples tirés des bons auteurs. 11 est vrai que ces
exemples ne sont pas très nombreux. On en compte exactement
onze empruntés à six écrivains classiques, soit deux à Corneille,
deux à Racine, quatre à Boileau, un à Malherbe, un à Godeau
-(= i'évêque de Grasse), un à La Rochefoucauld. Ces exemples se
multiplient ensuite dans les Essais de grammaire de l'abbé
d'Olivet (1743), dans la Grammaire de l'abbé Vallart (i744)) dans
celle de de Wailly (1754), etc., etc.
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE L'USAGE i63
écrire, et particulièrement ceux où l'on a fait des recherches
sur la langue, comme les remarques, les grammaires et les
dictionnaires qui sont les plus répandus surtout parmi les
gens de lettres » (i). L'enseignement grammatical n'a pas de
base plus solide que cette tradition et il entre beaucoup
moins dans la pensée des grammairiens qui se succèdent, de
la renouveler que de l'enrichir ou de l'expliquer. « Après
tout ce que le dernier siècle a fait pour embellir notre langue,
écrit l'abbé d'Olivet, il ne nous reste qu'à en creuser davan-
tage les fondements afin que, s'il est possible d'élever l'édifice
plus haut, on y travaille avec sûreté (2), » Ceux qui n'ont
pas cette ambition, se bornent, comme de Wailly, à faire
« une sorte d'extrait des Remarques de Vaugelas, de celles
de l'Académie et de Corneille sur Vaugelas, de celles de
Bouhours, Ménage, Andry de Boisregard, Bellegarde,
Gamache, etc. » (3). C'est par là surtout que les gram-
mairiens du dix-huitième siècle restent en contact avec la
langue de la belle époque, mais cette langue est la langue
des puristes et non celle des chefs-d'œuvre, ce qui n'est
pas tout à fait la même chose.
Avec la tradition grammaticale, les grammairiens sont
encore les serviteurs de l'usage, au moins dans la mesure où
il a donné naissance à cette tradition. Ils l'abandonnent com-
plètement avec la raison et l'analogie, les derniers et les plus
perfectionnés de leurs instruments de travail.
Simples témoins de l'usage, en effet, ils ne l'ont été qu'un
temps, si jamais ils se sont renfermés complètement dans ce
rôle passif autrement qu'en théorie. A l'observation est venue
presqu'aussitôt se joindre chez eux l'analyse, soit qu'il leur
fallût simplement rendre compte de cet usage en termes
(i) Grammaire, p. l'i de l'édit. de I7i4-
(2) Prosodie françoise, p. 4 de l'édit. de Genève, 1760, in-12.
(3) GrammMre, p. 8 de la S"" édit., 1777.
i64 l'esprit du programme
intelligibles, soit que, selon l'expression de Dumarsais, ils
voulussent « l'éclairer », c'est-à-dire l'expliquer, pour le
(( faire suivre avec plus de lumière, par conséquent avec plus
de goût » (i). Négligeant tes variations organiques du lan-
gage, ils ont pensé que cette explication devait être unique-
ment recherchée dans le cerveau même de l'homme. La
logique, à l'exclusion de l'histoire, détenait à leurs yeux
toutes les clefs du problème. En conséquence, ils ont décom-
posé les idées contenues dans chaque mot et tenté d'établir
entre elles des liens rationnels, — travail qui leur ferait le
plus grand honneur s'il s'était borné là. Malheureusement,
après avoir dégagé ces rapports qui devaient constituer le
fondement de la grammaire, ils n'ont pas résisté à la ten-
tation de leur donner une valeur absolue. Ils les ont envisa-
gés indépendamment du langage, comme s'ils étaient en
quelque sorte antérieurs à lui.
De là vient leur répugnance pour tout emploi du langage
qui ne lient pas sufïisamment compte de la logique. Par
exemple, ils condamneront au nom de la raison l'emploi du
pronom personnel remplaçant un verbe actif dans la phrase
suivante : a Cette femme est belle et j'aurais un grand pen-
chant à V aimer, si ce qu'on m'a dit de son inconstance ne la
rendait indigne de l'être » (2). A ce point de vue, une faute
de langue est un obstacle au bon fonctionnement de la pen-
sée. Dans une syllepse, une anacoluthe, une ellipse trop
forte, ils s'attaquent à une erreur ou à une lacune du raison-
nement.
Cette façon d'envisager la parole humaine n'a pas seule-
ment pour conséquence l'élimination progressive d'une foule
d'expressions et de tours. En mettant l'accent sur les idées
(i) Principes de grammaire, Paris, 1769, in-S", p. 223.
(2) L'interdiction est de Thomas Corneille (^Remarques de
Vaugelas, I, pp. 88-89).
LES VARIATIONS DE LA DOCTRINE UK l' USAGE l65
représentées par les mots plutôt que sur les mots eux-mêmes,
elle autorise entre eux de nouveaux rapprochements d'où
vont surgir de nouvelles règles. En tant que première
personne du singulier du présent de l'indicatif, la forme ye
çais du verbe aller prend place à côté de ïm cas, il ça. A cet
égard, elle se justifie moins que la forme je vas usitée à la
Cour du temps de Vaugelas, mais que l'abbé Girard préco-
nise surtout en se fondant sur « la loi grammaticale » (i).
La loi grammaticale, dans le cas particulier, se confond avec
l'analogie.
A la vérité, Vaugelas n'est pas sans avoir reconnu le rôle
important que ce principe joue dans la formation des langues
et sans en avoir tiré la conclusion qu'on pourrait, dans les
cas douteux, lui donner le même pouvoir qu'à l'usage dont il
n'est, à l'entendre, que « l'image ou la copie ». Mais il n'y a
guère de rapport à établir entre l'emploi très réservé qu'il en
fait, et la situation privilégiée acquise par l'analogie au dix-
huitième siècle. Sans doute, de l'avis môme de Beauzée, les
grammairiens de cette époque sont toujours censés ne recou-
rir à ses services que dans les cas où l'usage est douteux et
dans ceux où il est partagé (2). Mais précisément, au point
où en est leur travail, leur activité législatrice n'a plus guère
à s'exercer que sur des cas semblables. Là où le P. Buflier
s'en remet encore tout simplement au goût de l'écrivain (3),
cinquante ans plus tard, Beauzée, que cette notion de goût ne
satisfait plus, fait intervenir des « raisons prépondérantes »
tirées de l'analogie, « moyen sûr de décider la préférence en
pareil cas » (4).
(i) Les vrais principes de la langue française, I747> lï, PP-
79-81.
(2) Encyclopédie, art. Usage.
(3) Voyez sa Grammaire, pp. 24 et sq. de l'édit. de 1714.
(4) Encyclopédie, art. Usage.
i66 l'esprit du programme
C'est le moment de nous rappeler ce que nous avons dit en
commençant de la tendance simplificatrice des grammairiens
du dix-huitième siècle. D'analogie en analogie, en effet, oii
s'élève à la règle générale qui est leur grande préoccupation,
et le même principe sert en même temps à éliminer d'une
façon progressive les cas particuliers qu'il fait rentrer dans
les séries. Ainsi l'abbé d'Olivet a recours à l'analogie soit
lorsqu'il fixe ses règles d'accord du participe passé (i), soit
lorsqu'il écarte les dernières exceptions qu'admettait encore
le P. Bouhours à la règle de Vaugelas sur la construction du
relatif avec un nom sans article. « La raison en matière de
langue, dit-il pour se justifier, ne cesse d'être écoutée que
dans les cas où l'usage est absolument contre elle » (2).
Arrêtons-nous ici : cette formule peut être envisagée
comme l'étape finale de la pensée des grammairiens. Partis
d'une conception de la grammaire qui faisait de l'usage
l'unique règle du langage, nous aboutissons à une autre
conception qui lui suscite une autorité concurrente, celle de
la raison, de sorte que sa juridiction se trouve désormais
réduite à un territoire aussi restreint que possible. Nous
mesurons maintenant toute l'étendue du chemin parcouru
par les grammairiens depuis Vaugelas. La borne plantée par
l'auteur des Remarques subit une série de déplacements
dont l'allure générale de leur œuvre s'est fortement ressen-
tie au dix huitième siècle.
Pour la commodité de notre analyse, nous avons donné
à ces diverses étapes une succession logique qui n'est pas
tout à fait conforme à la réalité. Aucune n'a sa date précise
ni ses partisans déclarés. Ce sont tout autant d'attitudes qui
peuvent être prises à cette époque, môme par un seul gram-
mairien, sans que souvent sa préférence se manifeste d'une
(i) Remarques sur la langue française, 1767, p. 226.
(2) Remarques sur Racine, ijSS, p. 85.
bES VARIATIONS DE LA DOCTRINE DE l'uSAGE 167
manière catégorique. Ce qu'on peut dire, néanmoins, c'est
qu'il n'est pas d'entreprise grammaticale au dix-huitième
siècle qui ne s'explique par quelqu'une d'entre elles, si
ce n'est par plusieurs ou par toutes à la fois. L'entreprise
des commentaires ne fait pas exception à la règle. Nous
l'avons mentionnée à sa place dans notre exposé. Après en
avoir ainsi dégagé l'esprit, nous serons plus à notre aise
pour l'examiner dans son ensemble, au double point de vue
de la matière et du plan des ouvrages auxquels elle a donné
naissance.
CHAPITRE V
LES AUTEURS COMMENTES
Originaux ou traducteurs? — Les classiques français du XV1I°" siècle.
— Le choix des commentateurs : poètes, genres nobles, genres
dramatiques. — La hiérarchie des talents : de Malherbe à Racine.
— Les classiques du XVIII"" siècle.
En tête de sa collection de classiques français annotés,
Boileau aurait voulu faire figurer « le peu que nous avons
de bonnes traductions » . Les raisons de cette préférence ne
sont pas très difliciles à deviner, et d'ailleurs il ne les a pas
cachées. A l'heure où son esprit chagrin ne distinguait par-
tout qu'invasion de mauvais principes, ce champion des
(( Anciens » les appelait au secours de la saine doctrine. Il
n'imaginait toujours pas de meilleurs modèles pour bien
penser que les chefs-d'œuvre de l'antiquité grecque et
romaine. Que ces chefs-d'œuvre fussent traduits en bon
français, et ils serviraient en même temps de modèles pour
bien écrire.
Sauf l'Académie dans un cas unique, celui du Quinte-
Curce de Vaugelas, aucun commentateur n'est entré, sur ce
point, dans les vues de Boileau. Les notes d'érudition pure
du genre de celles que Dacier, le P. de Jouvency et l'abbé
Massieu rédigèrent soit pour son Longin, soit pour le
Démosthène de Tourreil, n'ont aucun rapport avec son projet
LES AUTEURS COMMENTÉS 169
qui ne se préoccupe que de la correction du style (i). De
même, lorsqu'on 1759 l'Académie des Inscriptions et Belles-
Leltres examine « les moyens de perfectionner les bonnes
traductions françaises des anciens auteui'S », le rapporteur
du projet, Louis Dupuy, admet bien qu'il faudra signaler par
des notes, dans le Qiiinte-Curce de Vaugelas,(( les expressions
qui commencent à vieillir », mais ce qui doit avant tout solli-
citer l'attention de l'Académie, selon lui, ce sont « les contre-
sens et les omissions », autrement dit la critique du texte
traduit rapproché du texte original (2). Ces travaux et ces
projets, la critique occasionnelle des traductions soit dans les
périodiques littéraires, soit dans les ouvrages spéciaux (3),
enfin diverses tentatives de rajeunissements, dont de Wailly,
enlre autres grammairiens, s'était fait une spécialité, témoi-
gnent de la place importante occupée encore dans la littéra-
ture par un genre qui longtemps avait brillé au premier rang.
Mais, tout en le cultivant avec soin, le dix huitième siècle est
loin de lui réserver le rôle capital q»ie Boileau lui destinait.
L'idée de choisir les classiques français parmi les traduc-
teurs aurait eu quelques chances de succès du temps de
Vaugelas, lorsqu'Amyot, Cœlfeteau et Perrot d'Ablancourt
passaient encore pour les écrivains les plus parfaits que la
(i) Les remarques du P. de Jouvency sur la traduclion de la
première Philippique par Tourrcil ont été publiées par d'Olivel à
la suite de sa propre traduction. C^elles de l'abbé Massieu, manus-
criles, sont conservées à la Bibliothèque nationale (/. fr. '^41^).
(2) Histoire de V Académie des Inscriptions et Belles Lettres,
XXIX, p. ii'i.
(3) Parmi ceux qui eurent un certain retentissement, citons
les Observations critiques sur la nouvelle traduction en vers fran-
çois des Géorgiques de Virgile [par Delille] de Clément (de
Dijon), 1770, et lu Lettre sur la nouvelle traduction de Tacite
par M. L. 1). L[a] Z^[letterie] de Linguet, Amsterdam, 1768,
in-i2.
lyO LES AUTEURS COMMENTES
France eût produits. Elle ne pouvait trouver un écho dans
une société qui avait sous les veux les chefs-d'œuvre d'un
Racine ou d'un Bossuet, d'un Pascal ou d'un Boileau. Aussi
Valincour, mieux inspiré, n'a-t-il pas hésité à se placer
sur un autre terrain et à proposer au choix des commen-
tateurs « tous les bons auteurs qui ont écrit dans notre
langue ».
L'auteur de YAi>is ne se trouvait pas encore, il est vrai,
dans une position très avantageuse pour désigner d'une
manière précise les originaux français dignes de figurer
parmi les modèles de la langue. Il n'appartient pas aux
contemporains d'un saint de le canoniser. La plupart des
écrivains qui devaient être, par la suite, rangés dans la
catégorie des classiques, venaient seulement de mourir;
c'est donc à peine s'ils avaient eu le temps de le devenir. On
dirait que Yalincour en a le sentiment lorsqu'il se borne à
citer les noms de Bourdaloue, de Balzac et de Voiture, dont
la réputation, au moins en ce qui concerne les deux der-
niers, était en train de décliner. Il ne convenait guère à
l'ami de Racine et Boileau de leur décerner un brevet
d'immortalité. A plus forte raison Boileau ne le pouvait-il
pas ; au besoin l'on s'expliquerait encore de cette manière
pourquoi les traducteurs ont sa préférence. On sait, en effet,
quelle importance l'auteur des Réflexions critiques sur
Longin attribuait à l'épreuve du temps dans le jugement
des ouvrages de littérature (i). Avec les classiques grecs et
latins, on disposait d'un recul sufïisant pour les estimer à
leur juste valeur ; à l'égard des poètes et des prosateurs du
(i) Voyez la Réflexion n' VII.
LES AUTEURS COMMENTES I7I
règne de Louis XIV, au contraire, avant qui rien ou presque
rien ne pouvait servir de modèle, la même opération n'allait
devenir possible qu'avec le progrès du siècle. En atten-
dant, il ne fallait pas s'exposer à des mécomptes en prenant
pour des autorités quelques-unes de ces gloires éphémères
qui, tous les cinquante ou soixante-dix ans, cèdent la place à
d'autres. N'avait-on pas eu des déceptions de ce genre avec
Théophile, avec Balzac, avec Voiture? C'est à peine si
Corneille était sorti à son avantage de cette redoutable
épreuve. Il fallait compter avec le tempérament impulsif et
versatile des Français. Plus ils s'engouaient facilement,
plus la prudence commandait de suspendre tout jugement
avant que chaque auteur eût sa place marquée dans le
Parnasse des écrivains nationaux (i).
A quel point la défiance de Boileau était systématique,
on s'en rend compte par les traces qu'elle a laissées dans
Tesprit de ses disciples. En 1729, dans son Histoire de l'Aca-
démie, l'abbé d'Olivet ne veut toujours pas reconnaître qu'il
(i) a Les ouvrages des auteurs sont sujets à la même inégalité
de notre goût, dit St-Evremond dans ses 06serw/fjo/is sur le goîlt
et le discernement des François. Dans ma jeunesse, on admiroit
Théophile malgré ses irrégularités et ses négligences qui écha-
poient au peu de délicatesse des courtisans de ce tems-là. Je l'ai
vu décrié depuis par tous les versificateurs, sans aucun égard à
sa belle imagination et aux grâces heureuses de son génie. J'ai
vu qu'on trouvoil la poésie de Malherbe admirable dans le tour,
la justesse et l'expression : Malherbe s'est trouvé négligé quelque
tems après comme le dernier des poètes, la fantaisie ayant tourné
les François aux énigmes, au burlesque et aux bouts-rimi'is. J'ai
vu Corneille perdre sa réputation, s'il étoit possible qu'il la
perdu, à la représentation de l'une de ses meilleures pièces. »
(CEuvres mêlées, 171/î, in-12, IV, pp. 124-126). L'« une des meil-
leures pièces de Corneille » à laquelle Saint-Evren)ond fait ici
allusion, c'est sa Sophonisbe !
172 LES AUTEURS COMMENTÉS
existe en France comme en Italie des auteurs classiques.
(( Nous n'en avons point encore de tels », écrit-il sans s'ex-
pliquer davantage (i) et sans doute veut il dire que la
gloire des grands écrivains français n'a pas reçu comme
celle de leurs frères italiens la consécration de plusieurs
siècles. Quelques années plus tard, il ne raisonnera plus
tout à fait de même ; mais il estimera que (( la langue fran-
çaise a des auteurs qui peuvent également servir de modèles
et pour bien penser, et pour bien écrire » (2), et n'hésitera
plus à traiter Racine et Boileau en écrivains classiques. Sans
doute, ils avaient déjà commencé à être envisagés comme
tels par des critiques moins difficiles, notamment par l'Aca-
démie ; mais en rapprochant les deux témoignages de labbé
d'Olivet, on se rend compte qu'ils n'ont pu le devenir tout
à fait du jour au lendemain.
11 leur a fallu d'abord se dégager de la société compro-
mettante d'un certain nombre de renommées factices. Au
début du dix-huitième siècle, la gloire littéraire du règne de
Louis XIV se présente encore un peu comme un beau fleuve
dont l'eau trouble, récemment échappée des glaciers, com-
mence à laisser un dépôt sur ses bords. Plusieurs des favoris
de Perrault dans son poème Le siècle de Louis le Grand
(1687) (3), ou de Callières dans ses*Éloges de quelques poètes
(i) Histoire de C Académie, II, p. 47-
(■i) Remarques de grammaire sur Racine, 1738, p. 5.
("3) Faul-il rappeler ces mauvais vers que la querelle des
Anciens et des Modernes a rendus célèbres ?
Donc, quel haut rang d'honneur ne devront point tenir,
Dans les fastes sacrez des siècles à venir,
Les Régniers, les Maynards, les Goinbauds, les Malherbes,
Les Godeaux, les Racans, dont les écrits superbes
En sortant de leur veine et dez qu'ils furent nez,
D'un laurier immortel se virent couronnez.
Combien seront chéris par les races futures
Les galans Sarrasins et les tendres Voitures,
LES AUTEURS COMMENTÉS IjS
français lus à l'Académie le jour de la réception de La Motte
(17 lo) (i), sont abandonnés en chemin. Il arrive même à
certains jugements de l'oracle Boileau, notamment à sa cri-
tique amère de Quinault et à sa louange de Segrais, d'être
réformés par la suite.
Entre contemporains d'ailleurs, l'accord ne s'établit pas
non plus sans peine, lorsqu'il s'agit de fixer la valeur respec-
tive des écrivains de l'âge classique. En 1726, Titon du Tillet
est repris par J.-B. Rousseau de ce que, dans son Parnasse
français , il veut réserver à Chapelle et à Segrais une
place aussi avantageuse qu'à Molière, Corneille, Racine et
Despréaux (2). Plus tard d'Alembert lui fera le même
Les Molières naïfs, les Rotrous, les Tristans,
Et cent autres encore, délices de leur temps !
Mais quel sera le sort du célèbre Corneille,
Du théâtre françois l'honneur et la merveille, etc.
Le Siècle de Louis le Grand, poëme, p. 9 (à la lin du t. I du
Parallèle des anciens et des modernes, Paris, 1692, 4 vol. in- 12).
(i) Recueil de plusieurs pièces d'éloquence..., Paris, Geignard,
17 II, pp. 327-338. De Callièrcs divise ces poètes en trois « pléiades».
Dans la première, il range Corneille, Kacinc, Molière, La Fon-
taine, Voilure, Sarrasin, Chapelle ; dans la seconde, Despréaux,
Pavillon, Pellisson, Benserade, Quinault, Segrais, le duc de
Nevers ; dans la troisième, un certain nombre de femmes auteurs.
(2) Lettre du 5 septembre 1726 (O. IV, p. 325). C'est-à-dire
que Titon du Tillet veut leur faire représenter deux nmscs (Eulerpe
et Terpsichore). Il est probable qu'il songe aux remontrances de
J.-B. Rousseau, lorsqu'il écrit dans son Parnasse françois : « Je
sens bien que les poètes célèbres qui représentent sur le Parnasse
françois les neufs Muses, n'ont pas tous traité des sujets élevés
et n'ont pas donné de longs poèmes et une grande quantité
d'ouvrages ; mais on ne peut refuser à aucun deux d'avoir excellé
dans le genre d'écrire qu'ils ont entrepris. » (Description du
Parnasse françois exécuté en bronze, Paris, J.-B. Coignard,
1727, in-i2, p. 17).
1^4 LES AUTEURS COMMENTÉS
reproche à propos de Racan (i). Lorsqu'en l'jSo l'abbé
d'Olivet dresse à l'usage des participants malheureux du
concours d'éloquence une liste des modèles dont ils devraient
s'inspirer (2), Voltaire s'indigne de n'y pas voir figurer
l'auteur des Provinciales, tandis que Balzac et Voiture s'y
maintiennent encore et que Fénelon y est loué « d'avoir de
la vai'iété » (3).
Quelques années auparavant, son Temple du goût lui
avait fourni l'occasion de procéder lui-même à une série
d'exécutions retentissantes. Il y reléguait dans un coin
obscur, sans égard pour leur réputation d'antan, a les Pavil-
lon, les Benserade, les Pellisson, les Segrais, les St-Évre-
mond, les Balzac, les Voiture » que ne tardait pas à rejoindre
Bussy. Par contre, il attirait en pleine lumière quelques
femmes d'abord, Sé^vigné, La Fayette, Deshoulières, puis
Bourdaloue, Pascal et surtout Quinault que, dans une émou-
vante apothéose, il réconciliait avec Boileau. Encore ne
satisfaisait-il pleinement personne, pas même Vauvenargues
qui réclamait pour son favori Pascal une place aux côtés de
Bossuet et trouvait un peu trop restrictif le jugement porté
sur (( le vertueux auteur de Télémaque » (4). Si l'on se
rappelle que Voltaire lui-même a plusieurs fois retouché ses
propres arrêts (5), que dans le Dictionnaire philosophique,
(1) Histoire des membres de V Académie , II, pp. 101-102.
(2) Discours sur l'éloquence prononcé le 20 août 1^35, inséré
en lête de la traduction des Catilinaires, édition de 1^36, in-12,
pp. 16-17. Cetle liste ne comprend que les prosateurs : Balzac,
Voiture^ Vaugelas, Perrot d'Abiancourt, Palru, Pellisson, Bussy,
Bossuet. Fléchier, Fénelon.
(3) Lettre à d'Olivet, 6 janvier 1736 (O. XXXIV, p. i).
(4) Réflexions critiques sur quelques poètes , § IX : Sur
quelques ouvrages de Voltaire (O. I, p. 266).
(5) Voyez notamment les variantes du jugement sur Bossuet
(O. VIll, pp. 577 et 600).
LES AUTEURS COMMENTÉS 176
il cite de nouveau Pellisson en compagnie des premiers
modèles (i), qu'enfin certains auteurs, comme Massillon,
n'ont pu s'imposer à son admiration qu'après une exhuma-
tion tardive de leurs œuvres, on achèvera de se convaincre
que la critique a passé par de longues hésitations avant d'être
fixée sur le compte des écrivains du règne de Louis XIV. A
vrai dire, le fut-elle jamais complètement? Nous avons eu
déjà l'occasion de citer une opinion de la seconde moitié
du siècle d'après laquelle il était alors de plus en plus diffi-
cile pour les jeunes gens de se reconnaître au milieu de la
foule des jugements contradictoires dont les écrivains en
renom avaient été l'objet (2). Ces discassions ont donné
naissance à toute une littérature dont les Trois siècles de
Sabatier de Castres, les Grands hommes vengés de Bergier,
ou encore les Lettres de Clément ne sont pas les moindres
spécimens.
Toutefois, le dépôt dont nous parlions tout à l'heure, a
beau s'effectuer lentement : il n'en profite pas moins dune
manière continue à quelques écrivains vraiment supérieurs,
vagues superbes dont la crête apparaît plus haute et plus
éblouissante à mesure que l'eau du fleuve se clarifie. On
les rencontre souvent groupés dans un rappel commun,
inséparables pour ainsi dire dans l'espèce de culte que les
lettrés leur rendent. Ce sont eux qui, dans le Temple du
(i) Art. Français (O. XIX, p. 190). Cf. la lettre à Deodali de
ïovazzi, 24 janvier i;6i : « Cette puérilité [il veut parler des
diminutifs] nous a paru indigne d'une langue ennoblie par les
Pascal, les Bossuet, les Fénelon, les Pellisson, les Corneille, les
Despréaux, les Racine, les Massillon, les La Fontaine, les La
Bruyère, etc. » (O. XLI, p. 171).
(2) Observations sur la littérature à Monsieur *** (Sabatier de
Castres), Amsterdam et Paris, l'j'^^, in-8°, p. 22G. Voyez plus hant,
p. 120.
1^6 LES AUTEURS COMMENTÉS
goût (1731), occupent l'intérieur du sanctuaire (i), eux qui,
dans le tableau du progrès des sciences et des arts tracé
par d'Alembert en tête de Y Encj^clopédie {i']i)\),vQ^résenlQn\.
la littérature de l'âge d'or (2), eux que Vauvenargues passe
en revue avec prédilection dans ses Réflexions critiques sur
quelques poètes (174^) (3), eux dont Thomas propose, dans
son traité posthume De la langue poétique, d'extraire des
exemples pour le Dictionnaire de l'Académie (4), eux tou-
jours et partout, Racine, Boileau, Molière, La Fontaine,
Bossuet, Corneille, Malherbe quelquefois, Pascal et Fénelon
très souvent, sans compter La Bruyère et Quinault qui ne
sont pas parmi les moins favorisés. C'est également parmi
ces quelques élus que nos commentateurs ont choisi leurs
victimes, ainsi qu'en témoigne la statistique suivante.
Racine vient en tète de la liste avec le plus grand nombre
de commentaires. Il fut annoté tantôt partiellement : par
l'Académie (Athalie), par d'Olivet (toutes les pièces, sauf la
Thébaïde et Athalie), par Voltaire (Bérénice dans son Com-
mentaire sur Corneille), par le marquis de Ximénès (Andro-
maque et Britannicus) , par d'Açarq (Bérénice, Athalie et
Phèdre), par Ghamfort (Esther) ; — tantôt complètement :
(i) Fénelon, Bossuet, Corneille, Racine, La Fontaine, Des-
préaux (réconcilié avec Quinault), Molière (O. de Voltaire, VllL
pp. 577-580).
(2) Malherbe, Balzac, les écrivains de Port-Royal [Pascal?],
Corneille, Racine, Despréaux, Molière, La Fontaine, Bossuet (O.
l, pp. 58-59).
(3) Ces poètes sont La Fontaine, Boileau, Chaulieu (!),
Molière, Corneille, Racine, Quinault, J.-B. Rousseau, Voltaire ;
puis viennent les orateurs, Bossuet, Pascal, Fénelon, La Bruyère,
etc. (O. I, pp. 233-273).
(4) Thomas cite en premier ligne Pascal, La Bruyère et
Bossuet pour la prose, Corneille et Racine pour les vers ; il ajoute,
en seconde ligne, Boileau (comparé avec J.-B. Rousseau), Molière
et La Fontaine (O. IV, pp. 265-266).
LES AUTEURS COMMENTES 1^7
par Louis Racine, Formey, Luneau de Boisjermain et ses
collaborateurs, enfin par La Harpe. Il faillit en outre être
commenté par Saint-Marc (i).
Boileau n'a pas beaucoup moins occupé les grammairiens.
L'énorme travail de Brossette amplifié par Saint-Marc n'em-
pêche pas Formey, d'Açarq, l'Académie, Lévizac, d'exa-
miner la langue et le style de V Art poétique , des Satires, des
Épîtres, et du Lutrin. On sait que l'abbé d'Olivet voulait
faire suivre ses Remarques sur Racine de Remarques
pareilles sur Boileau, mais qu'il en fut empêché par la pré-
paration d'un Cicéron ad usum Delphini dont le cardinal
Fleury l'avait chargé (a).
La Fontaine dut longtemps se contenter des petites notes
de Goste. Voltaire écrivant à Duclos en 1761 le recomman-
dait aux bons soins de l'Académie (3). L'auteur des Fables
figure en eftet parmi les écrivains que cette assemblée a
commentés depuis lors. Pendant la période révolutionnaire
il ne subit pas moins de trois fois la même opération grâce à
Chamfort, à Guillon et à Mongez, ce dernier s'étant chargé
de le présenter aux élèves des écoles primaires de France.
Brossette avait rassemblé sur Molière les éléments d'un
travail semblable à son commentaire sur Boileau (4). Cet
(i) Voyez plus haut, p. 106.
(2) Remarques sur la langue française, 1767, p. 9. Cf. les
Remarques sur Racine, 1^38, p. 5 : « Quant à présent, et pour
ce qui me regarde personnellement, je crois ne pouvoir mieux
seconder les vues de M. Despréaux qu'en m'attachant à ses
poésies et à celles de M. Racine. »
(3) « Les Fables de la Fontaine ont besoin de notes, surtout
pour l'instruction des étrangers. Plus d'un académicien s'offrira
à remphr cette tâche qui paraîtra aussi agréable qu'utile. » Lettre
du 1" mai 1761 (O. XLl, p. 290).
(4) Voyez sur ce projet les lettres de J.-B. Rousseau à Bros-
sette, 29 septembre ij3o (O. IV, p. 171), à Ghauvelin, 2.5 juillet
1731 (Jbid., p. 2i5) etàd'Olivet,3i mai 1731 (O. choisies, 11, p. 3oo).
if. — 12.
178 LES AUTEURS COMMENTÉS
ouvrage n'a pas paru, ni celui que Luneau de Boisjermain
promet dans la préface de son édition de Racine (i). On n'a
pas vu davantage le commentaire que les amis de Palissot
l'avaient pressé d'écrire, en des vers dont la rime eût agréa-
blement frappé l'oreille de Banville :
N'est-ce donc pas à l'émule de Pope
De commenter l'auteur du Misanthrope ? (2)
Mais Bret, auquel l'Académie fournit son concours, répara
tant de négligence. Cailhava, moliériste exalté, en eut éga-
lement l'intention ; mais ses projets publiés à grand fracas
n'aboutirent qu'à une esquisse, ses Etudes sur Molière parues
en 1802 avec cet épigraphe : « On commenta les mots, je
commenterai l'art » (3).
En adressant à l'abbé de La Porte son plan d'une édition
(i) A propos de la comédie des Plaideurs, il dit (p. xvii) :
« La manière dont elle esl traitée, suffira pour donner une idée
des commentaires que je me propose de publier sur Molière, l'un
des plus grands génies que la France ait eus. »
(2) Vers à M, P. de M. (Palissot de Montenoy) poar V engager
à reprendre son projet de commenter Molière, par MM... D. D.
{Journal encyclopédique, 1768, VllI, ame partie, pp. 116-117). Palis-
sot avait longuement réfléchi à ce travail. « Que pour la gloire
de Molière et de la France, écrit-il dans ses Mémoires (édit. de
i8o3, II, p. 176), ce commentaire, digne de nos plumes les plus
savantes, ne soit jamais livré à des mains profanes! »
(3) Dans son avertissement, Cailhava rapporte que dix ans
auparavant, il a été sollicité par un libraire de Strasbourg de lui
fournir un commentaire sur Molière. Palissot (A/emoiVes, édit. de
i8o3, I, pp. 126-127) se moque du bruit fait autour des projets de
Cailhava et des vers que le chevalier de Cubières lui consacre
dans son Épître à Molière :
Tel n'est point Cailhava, ton plus savant élève :
Sa Muse de ton art sonda tous les secrets,
Et, pour te commenter, Dieu le fit naître exprès.
LES AUTEURS COMMENTES 1^9
annotée des Œuvres de son père, Louis Racine, avait exprimé
le désir qu'un homme « éclairé » élevât un monument sem-
blable à Corneille, a dont la gloire, disait-il, m'intéresse
autant, puisqu'elle intéresse également ma patrie » (i). Cet
homme se rencontra quelques années plus tard dans la per-
sonne de Voltaire, le seul commentateur de Corneille depuis
les Sentiments sur le Gid et avant que Palissot ne se fût
donné pour tâche de revoir son travail.
Aux premiers commentateurs de Malherbe, rAcadémie(2),
Ménage et Chevreau, viennent s'en ajouter deux nouveaux
au dix-huitième siècle, un compilateur, Saint-Mar.c, et un
jeune poète qui prend avec lui quelques leçons, André
Chénier. Enfin Vaugelas, La Bruyère et Quinault doivent à
l'Académie d'avoir été munis chacun d'un commentaire
grammatical.
Il y a, comme on s'en est probablement aperçu, bien des
inégalités dans cet inventaire que nous nous sommes effor-
cés de rendre aussi complet que possible, des absences sin-
gulières et des préférences qui sautent aux yeux. Tout cela
demande à être expliqué ; nous allons tâcher de le faire avec
l'espoir d'en tirer quelques lumières de plus pour l'intelli-
gence de l'œuvre des commentaires.
U
Tout d'abord, il est évident que nos commentateurs ne se
sont pour ainsi dire occupés que d'ouvrages en vers. Parmi
les prosateurs, si l'on met à part le traducteur Vaugelas
annoté par l'Académie et quelques observations de Formey
(i) Discours préliminaire aux Remarques sur les tragédies
de J. Racine (O. V, p. 290).
(2) Voyez Pellisson, Histoire de l'Académie, I, p. 120.
l8o LES AUTEURS COMMENTÉS
sur des fragments de Watelet, de Fontanelle et de Vertot,
La Bruyère seul a été l'objet d'un commentaire en forme. 11
s'agit donc bien ici d'un ostracisme volontaire atteignant
toute une catégorie d'écrivains.
Est-ce à dire qu'aux yeux des critiques la littérature fran-
çaise de ce temps-là manquât de bons prosateurs ? Mais même
en laissant de côté Voiture et Balzac qui, de l'aveu de tous,
sans en excepter leurs apologistes, sont tombés dans un com-
plet discrédit (i), voici précisément La Bruyère « tout plein
de tours admirables et d'expressions heureuses qui n'étaient
pas dans notre langue auparavant » (2). On ne dira pourtant
pas qu'il s'est rendu coupable de néologisme ; l'abbé d'Olivet
observe à cet égard certaines nuances qui ont échappé à
Swift (3). Selon lui, si l'auteur des Caractèj'es a enrichi la
langue, ce ne fut que par des moyens licites, c'est-à-dire en
ayant recours à la métaphore qui, « joignant à propos les idées,
sait tantôt les agrandir et les fortifier, tantôt les diminuer et
les affaiblir l'une par l'autre ». Il serait même « un parfait
modèle en cette partie de l'art, s'il en avait toujours respecté
assez les bornes et si, pour vouloir être trop énergique, il ne
sortait pas quelquefois du naturel )). C'est, aux termes près,
(i) « Il est tombé néanmoins, cet écrivain si célèbre . . », écrit
l'abbé Trublet dans son Apologie de Balzac (Essais sur divers
sujets de littérature et de morale, 1735, II, pp. i44 et sq.). Balzac
et Voiture sont déjà fort maltraités par les critiques de la seconde
moitié du dix-septième siècle, Boileau, Saint-Evremond,Vahncour
(dans son Avis), Charpentier (dans le Carpentariana), etc., etc. ;
ils l'ont été bien davantage ensuite, par Voltaire notamment.
(a) DOlivet, Histoire de l'Académie, II, p. 319.
(3) La Bruyère, dit Swift, « makes use of many new terms,
which are not to be tbund in any of the common dictionaries
belbre his time » {A proposai for correcting, im.proving and
ascertaining the english tongue dans les Œuvres, édit. W.
Scott, 1824, IX, p. i44)' En conséquence, il le considère comme
un des premiers corrupteurs de la belle langue classique.
LES AUTEURS COMMENTÉS l8l
le jugement de Vauvenargues (i), et d'Alembert ne s'en
écarte que pour s'élever contre les restrictions de l'abbé
d'Olivet (2).
Voici les Provinciales de Pascal que Boileau avaient déjà
célébrées comme l'ouvrage « le mieux écrit que la langue fran-
çaise eût produit jusqu'alors » (3). D'un commun accord,
Ijouis Racine, Voltaire et d'Alembert constatent qu'il n'y a
pas un mot qui ait vieilli dans ces lettres. Le premier s'exta-
sie sur « la justesse des expressions, l'élégance des tours,
l'exactitude des rapports dans les membres d'une phrase »
qu'on peut observer dans le style de Pascal (4) ; le second,
(( en fait de prose française », relit sans cesse les Lettres
provinciales (5) ; le troisième déclare que leur auteur « sem-
ble avoir deviné deux choses qui ne paraissent pas faites
pour être devinées, la langue et la plaisanterie » (6). ,
(i) « Si j'osais reprocher quelque chose à La Bruyère, ce
serait d'avoir trop tourné et trop travaillé ses ouvrages. » Pré-
face aux Caractères (de Vauvenargues) (O. I, p. 287).
(2) D'Olivet, constate d'Alemberl, reproche à La Bruyère, « à
qui d'ailleurs il donne de justes louanges, un style entortillé et
guindé qui n'est certainement pas son défaut et que le censeur
panégyriste a confondu avec le style énergique et original qui
fait le caractère du Thèophraste moderne ». {Histoire des mem-
bres de l'Académie, VI, p. 2i5).
(3) Cité par dAlembert, o. c, III, p. i56.
(4) Réflexions sur la poésie, chap. 111, art. second (O. Il,
p. 219).
(5) Lettre à M"» du Déliant, 17 septembre 1769 (O. XL, p. 171).
(6) Histoire des membres de l'Académie, II, p. 277. Gondorcet,
dans son Éloge de Pascal, est le premier qui mette une sourdine
à ces éloges : « Si on osait trouver des défauts au style des Pro-
vinciales, on lui reprocherait, dit-il, de manquer quelquefois d'élé-
gance et d'harmonie; on pourrait se plaindre de trouver dans le
dialogue un trop grand nombre d'expressions familières et pro-
verbiales qui, maintenant, paraissent manquer de noblesse. »
{Pensées, édit. de Londres, 1776, in-8», p. 35).
iSa LES AUTEURS COMMENTÉS
Voici Fénelon que Voltaire proclame (( le second des
hommes dans l'éloquence » (i), et la « prose harmonieuse »
de son Télémaque à laquelle on reproche toutefois sa mono-
tonie causée par trop de répétitions (2). Vauvenargues, qui
trouve son style a noble et touchant », n'en est pas offusqué ;
pour lui, ces répétitions « sont un art de faire reparaître la
même vérité sous de nouveaux tours et sous de nouvelles
images pour l'imprimer plus avant dans l'esprit des
hommes » (3). Plus enthousiaste que Thomas, lequel ne
loue Fénelon que d'avoir fait « un choix élégant et heu-
reux de la langue connue » (4), Palissot lui décerne le
titre de m Racine de la prose par son immortel ouvrage de
Télémaque » (5).
Voici La Rochefoucauld dont le petit recueil des Maximes
(( accoutuma à penser et à renfermer ses pensées dans un
tour vif, précis et délicat » (6), Voici Bourdaloue « un des
premiers qui étala dans la chaire une raison toujours élo-
quente )) (7), et avec lui les grands prédicateurs, Bossuet en
tête, le (( sublime )) Bossuet de Voltaire, celui qu'il se plaît à
nommer « le seul Français véritablement éloquent entre tant
de bons écrivains en prose )).I1 découvre cependant un grand
nombre de fautes dans ses Oraisons funèbres ; (( mais
en vérité ces fautes sont des beautés, quand on les compare
(() Épître dédicatoire d'Oresie, i^So (O. V, p. 79). Le pre-
mier est Bossuet.
(2) Voltaire, Connaissance des bautez, 1^49 ' PP- 21-22, et
d'Alembert, Histoire des membres de l'Académie, 1, p. 3oi.
(3) Fragments sur les orateurs (O. I, p. 273).
(4) Traité de la langue poétique (O. IV, p. 266).
(5) Mémoires, édit. de i8o3, I, p. 3o5.
(6) Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. XXXII {O. XIV,
p. 541).
(7) Ibid., p. 542.
LES AUTEURS COMMENTÉS l83
à la plupart des pièces d'éloquence d'aujourd'hui » (i).
D'Alembert en parle avec autant d'indulgence : « Il se fait
pardonner ses écarts, dit-il de l'aigle de Meaux, par la hau-
teur immense à laquelle il s'élève ; on sent que son génie a
besoin de la plus grande liberté pour se déployer dans toute
sa vigueur et que les entraves d'un goût sévère, les détails
d'une correction minutieuse et la sécheresse d'une composi-
tion léchée ne feraient qu'énerver cette éloquence brûlante
et rapide (2). »
Puis Fléchier, « un des prélats, lit-on dans Y Année litté-
raire, qui, par leurs écrits, ont le plus honoré le siècle de
Louis XIV et particulièrement la langue française » (3),
selon d'Alembert « le modèle de l'harmonie oratoire » auquel
on doit pardonner, en faveur de cet avantage, son goût
prononcé pour les antithèses. Son style « est non seulement
pur et correct, mais plein de douceur et d'élégance 0 (4).
Touchant les archaïsmes notamment. Racine même, « quel-
que pur qu'il soit, l'est moins encore dans ses vers que
Fléchier dans sa prose ». L'historien de l'Académie n'en
(1) Lettre à d'Olivet, i" avril 1766 (O. XLIV, p. 2,58). Les
variantes du Temple du goût sont instructives au sujet des
« familiarités » l'cprochées par Voltaire à Bossuet (O. VIII, pp. 5^7
et 600), C'est dans le Dictionnaire philosophique, art. Esprit,
sect. 1 {O. XIX, p. 5) qu'il en arrive à l'épithète de « sublime ».
(2) Histoire des membres de l'Académie, I, p. 445- Cf. ibid., II,
p. 235 : « Ce grand orateur, quoiqu'il semble négliger et dédaigner
même l'art du style, en est pourtant un modèle, au moins par
l'adresse et le bonheur qu'il a eus d'ennoblir ainsi plus d'une fois
la familiarité de ses expressions. C'est par là surtout qu'il peut
être lu avec beaucoup de fruit et qu'il est digne, par conséquent,
d'être mis au rang des grands écrivains. »
(3) Année littéraire, 1762, III, p. 142,
(4) Éloge de Fléchier (Histoire des membres de l'Académie,!,
p. 397).
l84 LES AUTEURS COMMENTÉS
relève qu'un seul, d'ailleurs commun à ces deux auteurs,
dans les Oraisons funèbres du second (i).
Enfin Massillon dont la résurrection soudaine en i']^^
arrache à la foule des lettrés un cri de surprise et d'admira-
tion (2). Il faut lire le compte-rendu enthousiaste que le
journaliste des Jugemens sur quelques ouvrages nouveaux
lui consacre à cette occasion (3). « Je ne crains pas de dire,
conclut-il, si le sacré peut-être comparé au profane, que le
P. Massillon est au P. Bourdaloue, ce que Racine est à
Corneille ». Ce rapprochement n'est pas seulement fortuit ;
il rend compte aussi des intentions de l'auteur : « Massillon,
dit Voltaire en y insistant, s'étudia a être aussi élégant en
prose que Racine l'était en vers. » (4) Voilà pourquoi le
(i) Ibid. II, pp. 396-397. Cet archaïsme est sans que je le die.
(2) « Tout le monde unanimement, écrit Louis Racine à René
Chevaye le 17 janvier 1745, vante le Petit Carême du P. Massillon
qui vient de paroître. Les autres sermons du même prédicateur
suivront de près. Je ne sais s'ils seront aussi bien reçus que ces
petits sermons faits pour le roi enfant. Il y a en effet de très
belles choses et les premiers surtout sont admirables. » (Recueil
Dugast-Matifeux, p. 42).
(3) « En lisant ces discobrs dont l'éloquence mâQe et douce
frappe l'esprit et touche le cœur, la raison goûte un plaisir spiri-
tuel (la religion à part) auquel il me semble que les sens parti-
cipent. C'est partout un raisonnement juste et méthodique, sans
affectation ; des pensées vives et délicates, des expressions
choisies, sublimes, harmonieuses et toujours naturelles ; des
images revêtues d'un colori frapant, un style clair, net et cepen-
dant plein et nombreux. Nulle antithèse, nulle phrase recherchée ;
point de figures bizarres ; une extrême pureté de langage sans
exactitude puérile ; une élégance continuelle et en général une
fécondité intarissable et une abondance d'idées brillantes et
magnifiques, qui semblent le langage naturel de l'orateur. » Jug-.
ouvr. nouv.,\, pp. 267-268.
(4) Lettre au duc de La Vallièrc, 1761 (O. XLI, p. 278).
LES AUTEURS COMMENTÉS l85
Petit-Carême devient une de ses lectures favorites (i). îl
l'a toujours sur sa table à côté d'Athalie, car, fait observer
d'Alembert auquel nous devons ce renseignement, « Massil-
lon est pour lui le modèle des prosateurs comme Racine
est celui des poètes » (2).
D'où vient alors que nous ne possédions aucun commen-
taire sur les œuvres de Massillon, alors que nous en avons
un grand nombre sur Racine ? On le voit, la critique au
dix-huitième siècle est très loin d'avoir méconnu les mérites
des grands prosateurs du dix-septième. Il s'agit donc ici de
préférences dictées aux commentateurs par des considéra-
tions étrangères à ces mérites. Sans doute, un tel parti-pris
pourrait à la rigueur s'expliquer par des raisons d'oppor-
tunité. Ayant en vue l'instruction de la grande masse des
Français et des étrangers, les commentateurs n'ont négligé
aucun moyen de rendre leur enseignement aussi attrayant que
possible. Or, de l'avis même de l'abbé d'Olivet, a une excel-
lente poésie se fait lire et relire plus volontiers qu'une prose
également bonne en son genre » (3). Dans le même ordre
de préoccupations, il est évident que des ouvrages de pur
agrément, des ouvrages faits pour plaire, tels que des comé-
dies, des tragédies, des fables ou des satires, s'adressent à un
public moins spécial que les ouvrages des grands moralistes
ou des grands prédicateurs. Mais ce sont là des raisons secon-
daires. Soyons sûrs que les commentateurs en ont d'autres,
plus importantes, et correspondant à des vues systématiques
sur la langue qu'ils veulent enseigner.
N'oublions-nous pas, en effet, qu'en la personne de deux
d'entre eux qui sont à la tète du mouvement. Voltaire et
(i) Lettre à d'Argenlal, 7 juillet 1769 (O. XLVI, p. 369).
(2) Eloge de Massillon (Histoire des membres de l'Académie,
I, p. 30).
(3) Remarques de grammaire sur Racine, 1738, p. 6.
l86 LES AUTEURS COMMENTÉS
l'abbé d'Olivet, nous avons affaire à des champions de la
versification française, autrement dit, à des adversaires
déterminés du paradoxe de La Motte. L'année même où ont
paru les Discours sur la tragédie (i73o). Voltaire leur a
répondu dans ses préfaces d'Œc^ipe et de i?rM^tts. D'Olivet se
lance un peu plus tard dans la mêlée avec sa Prosodie fran-
çoise (1736), puis avec ses Remarques de grammaire sur
Racine accompagnées d'une Lettre critique au Président
Bouhier sur l'utilité de la versification.
Aux yeux de ces deux hommes, la langue versifiée l'em-
porte nécessairement en perfection sur celle qui ne l'est pas ;
pour tout dire, c'est la langue par excellence à laquelle rien
ne saurait être comparé, pas même la « prose poétique » du
Télémaque, « genre bâtard », dit Voltaire qui n'a jamais pu
le souffrir en raison même des arguments qu'il fournissait
à La Motte. Cette supériorité incontestable, a quoi doit-on
l'attribuer ?
Il s'en faut bien, comme en témoigne la j)olémique soule-
vée par la publication des Remarques de l'abbé d'Olivet,
qu'au dix-huitième siècle tout le monde soit d'accord sur ce
qui distingue la prose et la poésie. L'auteur du Racine vengé,
l'on s'en souvient, admet que la langue poétique est plus
libre. Il n'est pas seul de son avis : après lui cette liberté de
la langue poétique sera revendiquée encore par Clément
contre Voltaire, par Le Brun contre Fréron(i). Toutefois, chez
les critiques antérieurs à Louis Racine, on ne peut pas dire
que la question soit franchement posée et résolue. Le pre-
mier, l'auteur des Réflexions sur la poésie envisage la liberté
du poète par rapport à la langue comme un droit absolu,
lequel n'est d'ailleurs nullement un privilège de ceux qui
écrivent en vers. Auparavant cette liberté n'est en somme
(i) Voyez ses Remarques sur les hardiesses poétiques du
grand Corneille et sa Wasprie.
LKS AUTEURS COMMENTÉS . 187
qu'une licence, une facilité destinée à compenser l'excessive
contrainte imposée par la versification quantitative et la rime
au poète français. Un Desfontaines, un abbé Granet n'ont pas
l'air de défendre une souveraine, mais plutôt une sorte de
forçat en perpétuelle rupture de bah. (( Il serait bien étrange,
sécrie le premier, qu'il n'y eût que notre langue, où les
vers sont si difficiles, qui n'accordât aucun privilège aux
poètes ! » (i). Pareillement le second, lorsqu'il rend compte
du petit livre de l'abbé d'Olivet : « Pour peu qu'on examine,
écrit-il, et qu'on veuille être sincère, l'on avouera que si
Racine avait écrit en prose, il aurait évité toutes les préten-
dues fautes que lui reproche notre critique. Ce n'est que
comme poète qu'il les a commises ; ainsi le travail de notre
moderne académicien ne saurait être utile à quiconque
cultive Vart d'écrire ; il ne tend réellement qu'à contester à
Racine, et par conséquent aux autres poètes, les licences qu'il
a prises (2). »
Maladroits défenseurs ! Comme on sent bien qu'ils rai-
sonnent encore sous l'impression des théories de La Motte,
de ce La Motte que Desfontaines a pourtant combattu dans
ses feuilles ! (3) L'auteur de Y Œdipe en prose avait éga-
lement mis l'accent sur la contrainte imposée par le vers au
poète français ; il l'avait déclarée non seulement inutile, mais
encore nuisible, car le poète se trouvait entraîné malgré soi à
lui sacrifier la justesse des idées et la correction du style. Or,
que lui avaient répondu les champions du vers, d'Olivet et
Voltaire entre autres? Que cette contrainte, qu'ils ne niaient
pas d'ailleurs (4), n'était pas aussi malfaisante qu'on se
(1) Racine vengé, p. 5.
(2) Réfl. ouvr. litt., V, pp. 33i-332.
(3) Nouvelliste du Parnasse, X'"® lettre (pp. 197 et sq. delà
ade édit.).
(4) Nul n'en a parlé avec autant de force et de persistance
que Voltaire : « 11 est plus aisé de faire cent vers en toute autre
l88 . LES AUTEURS COMMENTÉS
plaisait à l'affirmer. La preuve en était qu'(( il y a moins à
reprendre dans Racine et dans Despréaux que dans nos ouvra-
ges de prose les plus estimés » (i), observation qui, sous
la plume de Fauteur de la Connaissance des beautés, prend
une forme abstraite : (f Les beaux vers en français, dit-il,
sont presque toujours plus corrects que la prose (2). » Le
petit nombre môme des ouvrages parfaits en poésie n'est pas
pour infirmer cette tbèse (3). Il en reste toujours assez pour
qu'on puisse conclure que « la versification, pour un vrai
poète, n'est pas une contrainte aussi grande, ni aussi nuisible
aux beautés essentielles du discours qu'on l'a prétendu
depuis plusieurs années dans certains écrits » (4). A ceux
qui persécutent la rime, on pourra toujours demander s'ils
estiment qu'elle « ait été pernicieuse à Malherbe, au grand
Corneille, à Molière, à Despréaux, à Racine » (5).
Allons plus loin : de tels exemples montrent que non
langue que quatre vers en français », écrit-il à ce propos dans son
Discours sur la tragédie, lySo (O. II, p. 3i3). Cf. ce qu'il dit
encore dans le Dictionnaire philosophique, art. Vers et Poésie
(O.XX,p. 562), dans le Discours aux Welches (O. XXV, p. 241), etc.
(i) D'Olivet, Remarques de grammaire sur Racine, 1738,
p. 7. Ce passage est approuvé par Voltaire dans sa lettre du
i" avril 1766 : « Vous avez bien raison de dire qu'il y a moins de
fautes dans Racine que dans nos meilleurs écrivains en prose. »
(O. Xl^lV, p. 258). Cf. le Dictionnaire philosophique, Siri. Langues,
sect II (O. XIX, p. 56i) : « Les Français n'ont .point d'auteur
plus châtié en prose que Racine et Boileau le sont en vers. »
(2) Connaissance des bautez, 1749» P- 10.
(3) « Nous avons, dit Voltaire dans le Dictionnaire philoso-
phique, art. Vers et Poésie, très peu de poètes qui soient toujours
élégants et toujours corrects. » (O. XX, p. 562).
(4) D'Olivet, Remarques de grammaire sur Racine, i738,
p. 120.
. (5) D'Olivet, Lettre au P^ Rouhier, Ibid., p. i58.
LES AUTEURS COMMENTÉS 189
seulement la contrainte du vers ne nuit pas à la langue,
mais qu'elle est pour elle une cause de perfection. Com-
ment cela? Justement en imposant au poète un labeur plus
considérable, a On travaille les vers avec plus de soin
que la prose », observe l'auteur des Remarques de gram-
maire sur Racine (i); et celui de la Connaissance des
Beautés ne raisonne pas différemment : « La difficulté du
vers, dit-il, produit une grande attention dans l'esprit d'un
bon poète, et de cette attention continue se forme la pureté
du langage ; au lieu que dans la prose, la facilité du langage
entraîne l'écrivain et fait commettre des fautes (a). » Vain-
cre cette difficulté, c'est tout l'art du vers, ou du moins c'en
est la partie essentielle. Obtenue au prix d'un pareil labeur,
la correction entre pour quelque chose dans le charme spé-
cial de la langue poétique. A ce titre, elle ne se recommande
pas seulement pour elle-même : elle est encore une loi du
genre. « C'est à cette contrainte de la rime et à cette sévérité
extrême de notre versification, dit Voltaire, que nous devons
ces excellents ouvrages que nous avons dans notre langue.
Nous voulons que la rime ne coûte jamais rien aux pensées,
(i) Ibid., p. 7. Chose curieuse, Féraud qui, dans ses remar-
ques, s'attache aussi principalement aux poètes, emploie l'argu-
ment inverse. Il le lait, dit-il, « pour deux raisons : la première,
c'est qu'on retient mieux les vers que la prose et que les incor-
rections de style, inévitables dans la poésie, peuvent, à cause de
cela, induire plus facilement en erreur; la seconde, c'est que la
contrainte de la mesure et de la rime, et le droit des inversions
jettent comme nécessairement les poètes dans des fautes gramma-
ticales qui passent trop aisément pour des licences autorisées,
parce qu'elles sont rachetées par de vraies beautés et que l'har-
monie des vers les dérobe facilement à des yeux ou à des oreilles
peu instruites ou peu attentives. » {Dictioinaire critique, I,p. xi).
Féraud est un disciple lointain de La Motte.
(2) Connaissance des bautez, 1749» P- ^i-
igo LES AUTEURS COMMENTES
qu'elle ne soit ni triviale, ni trop recherchée ; nous exigeons
rigoureusement dans un vers la même pureté, la même exac-
titude que dans la prose. Nous ne permettons pas la moindre
licence ; nous demandons qu'un auteur porte sans discontinuer
toutes ces chaînes, et cependant qu'il paraisse toujours libre ;
et nous ne reconnaissons pour poètes que ceux qui ont rempli
toutes ces conditions (i). » La Motte a donc grand tort de
triompher de ce qu'il a pu mettre en prose une scène de
Mithridate en se bornant à supprimer la coupe et la rime.
C'est ne rien comprendre à la poésie : « Il ne songe pas que
le grand mérite des vers est qu'ils soient aussi corrects que
la prose (2). »
Nous sommes loin de la prétendue liberté de la langue
poétique invoquée par Desfontaines, ou plutôt de ses licences.
Voltaire n'en admet pour ainsi dire aucune (3) ; les puristes
les plus orthodoxes font comme lui, ou s'ils accordent qu'il
en existe, ils les réduisent à un très petit nombre, reconnues
comme telles et cataloguées. De différence quelconque entre
la grammaire de la poésie et celle de la prose, il n'y en a pas
autrement :
La langue est une, en prose comme en vers ;
Et la grammaire en tout genre d'écrire
Exerce un droit que rien ne peut prescrire (4)-
L'inversion pourrait à la rigueur être comptée pour une de
(i) Discours sur la tragédie, i^Sio {O. II, p. 3i3).
(2) Préface d'Œdipe, 1780 {O. II, p. 55).
(3) On vient de le voir dans son Discours sur la tragédie.
Cf. la lettre à Thibouville du 8 février 1773 (à propos du vers Je
ne méritais pas le trône où tu m'appelle) : « Il faut une s à
appelle, grâce aux lois sévères de notre poésie qui ne permet
plus la plus légère licence en fait de langue. » (O. XLVIII, p. 3oi).
(4) UÉpître de Clio à M. de B*** au sujet des nouvelles opi-
nions répandues depuis peu contre la poésie, 1731 {Œuvres de
Nivelle de La Chaussée, Paris, 1777, in-i6, p. i56).
LES AUTEURS COMMENTES I9I
ces différences, mais, au témoignage de l'abbé d'Olivet,
l'usage en est de plus en plus abandonné par les poètes, de
sorte qu'on peut prévoir le moment où « nous ne conserve-
rons entre la prose et le vers aucune différence qui soit pure-
ment grammaticale » (i). C'est proprement la thèse dont
l'auteur des Remarques sur Racine s'autorise pour chercher
des modèles parmi les poètes plutôt que parmi les prosateurs,
« car notre langue ne ressemble pas à quelques autres où la
poésie et la prose font, pour ainsi dire, deux langages diffé-
rents h (2). Il faut croire que l'abbé Desfontaines ne l'a pas
combattue avec de bonnes armes, puisqu'un indépendant
comme l'abbé Goujet trouve qu'il a trop « insisté sur la
différence du langage poétique d'avec celui de la prose ». Elle
lui semble « un peu chimérique pour ce qui concerne les
règles de la grammaire que les poètes comme les auteurs qui
écrivent en prose, doivent également observer avec exacti-
tude » (3). Au reste, il est évident que le paradoxe du
Racine oengé en est bien un sous la forme que l'auteur lui
donne, même aux yeux des personnes qui font mine de
l'approuver. Avant de soutenir que « la vivacité de la poésie
lui fait souvent risquer, non seulement des images et des
figures plus hardies, mais même un ordre de mots que la
prose n'ose se permettre », Louis Racine prend ses précau-
tions : « La poésie et la prose, dit-il, parlent la même langue
et sont soumises à la même syntaxe. » (4) A plus forte raison,
un grammairien de l'espèce de d'Açarq se croit-il le droit de
{\) Remarques de grammaire sur Racine, i^SS, p. 77. « L'in-
version, dit d'Alembert dans ses Réflexions sur la poésie, est
rarement permise ; elle nous déplait pour peu qu'elle soit extra-
ordinaire ou forcée» (O. IV, p. 295).
(2) Remarques de grammaire sur Racine, i^SS, p. 6.
(3) bibliothèque françoise, \, p. 204.
(4) De la poésie naturelle ou de la langue poétique, dans les
Mém. de VAcad. des Inscr. et B.-L., XV, p. 193.
193 LES AUTEURS COMMENTES
professer que « ce qui éloigne le style du versificateur fran-
çais de celui du prosateur, ce ne sont à proprement parler
que la rime, la mesure, quelques inversions, quelques méta-
phores et cinq ou six termes consacrés » (i). Ces cinq ou six
termes, Voltaire les enseigne par correspondance à son élève,
le prince royal de Prusse (2). A prendre sa pensée en gros,
les paroles de d'Açarq pourraient être en effet de lui. Elles
pourraient être aussi de d'Alembert, si l'on en juge par les
Réflexions sur poésie de cet orateur académique : « Chez
nous, dit-il, la grammaire des poètes est aussi rigoureuse
que celle des prosateurs (3). » Fondez sur ce principe une
méthode de critique et vous aurez le fameux procédé qui
consiste à réduire les vers en prose pour s'assurer de leur
perfection, procédé qu'inaugure Boileau en l'appliquant aux
métaphores (4), approuvé et utilisé par quelques-uns des plus
notables parmi les puristes (5), et auquel Voltaire a donné
une consécration retentissante (6).
(i) Observations sur Boileau, 1770, p. loi.
(2) Lettre du 20 décembre 1737 : « Les mots uniquement
réservés pour la poésie, j'entends la poésie noble, sont en petit
nombre ; par exemple, on ne dira pas en prose coursiers pour
chevaux, diadème pour couronne, empire de France pour
royaume de France, char pour carrosse, forfaits pour crimes,
exploits pour actions, Vempyrée pour le ciel, les airs pour l'air,
fastes pour registre, naguère pour depuis peu, etc. » (O. XXXIV,
p. 36o). Cf. les listes de « mots propres à la poé&ie » données par
Buffier, Restant et de Wailly dans leurs traités de versification
française.
(3) Œuvres, IV, p. 295.
(4) Voyez dans les Réflexions critiques sur Longin, le n* XI.
(5) Voyez d'Olivet, Remarques de grammaire sur Racine,
1738, p. i4, d'Alembert, Histoire des membres de V Académie, III,
pp. 39-43, Féraud, Dictionnaire critique, I, p. xi, etc.
(6) Dès 1739 (25 février), if le recommande dans une lettre à
Helvétius (O. XXXV, p. 187). U le préconise ensuite dans le
LES AUTEURS COMMENTÉS 19?
Ainsi, pas de distinction grammaticale entre la prose et
la poésie, voilà ce qui autorise nos commentateurs à choisir
leurs modèles parmi les poètes. Une contrainte et par consé-
quent une correction plus grandes, voilà pourquoi ils les
préfèrent aux prosateurs, A cette raison s'ajoute un « choix
des termes », comme dit Voltaire (i), plus rigoureux, une
pureté plus achevée en vertu de laquelle un poète ne se sert
pas de tous les mots de la prose, tandis qu'un prosateur ne
peut mieux faire que de se servir des mots du poète. En
ce sens, on pourra dire que « les ouvrages de prose dans
lesquels on a le mieux imité le style de Racine, sont ce que
nous avons de meilleur dans notre langue » (a). Mais du
principe que ce qui est bon en vers, ne saurait être mauvais
en prose, on ne conclura pas à la réciproque : elle ne serait
pas exacte (3). A toutes les règles de la prose, la poésie en
Dictionnaire philosophique, art. Vers et poésie (O. XX, p. 662),
l'utilise dans le Commentaire sur Corneille, notamment dans les
remarques sur Pof/yeucte. I, 1, et Sertorins, I, i (O. XXXI, p. S^S
et XXXII, p. 182), le défend contre Clément dans le Sentiment
d'un académicien de Lyon (O. XXIX, pp. 317 et sq.) et lui reste
fidèle jusque dans les derniers temps de sa vie, comme en témoigne
sa lettre du 22 mars 1776 au comte de Tressan (O. XLIX, p. 202).
(i) « Les vers faibles ne sont pas ceux qui pèchent contre les
règles, mais contre le génie ; qui, dans leur mécanisme, sont sans
variété, sans choix des termes, sans heureuses inversions et qui,
dans la poésie, conservent trop la simplicité de la prose. » Dic-
tionnaire philosophique, art. Faible (O. XIX, p. 73).
(2) Voltaire, Lettre à l'Académie française en tête d'Irène
(O. VII, p. 329) (conclusion d'un article où il le dit en particulier
de Massillon et de Fénelon).
(3) D'Alembert l'entend d'une façon spéciale qu'il attribue
gratuitement à Voltaire : « Quand M. de Voltaire, dit-il, et
d'autres après lui, ont dit qu'il n'y a de beau en vers que ce qui
seroit beau en prose, ils ont voulu dire seulement que toute pensée,
toute image, belle en vers, le seroit aussi sans être riinée ; mais
F. — 13.
194 LES AUTEURS COMMENTÉS
ajoute d'autres qui lui sont propres et qui font d'elle non
pas une langue différente, mais une langue plus châtiée, un
choix, une élile. C'est proprement ce fait d'une sélection
qui la désigne aux préférences des commentateurs.
La même préoccupation reparaît ailleurs dans leur choix,
par exemple dans leur sollicitude pour les genres nobles, la
poésie lyrique, la tragédie, la grande comédie, la poésie
didactique. Pour un î)eu, ils adopteraient la hiérarchie des
écrivains du siècle de Louis XIV qui doivent servir de
modèles, établie par Thomas. Ils placeraient en première
ligne, sinon « Pascal, La Bruyère et Bossuet pour la prose »,
du moins « Corneille et Racine pour les vers » ; ensuite vien-
draient successivement Boileau, puis Molière et La Fontaine
qui, (( par les genres mêmes qu'ils embrassèrent, furent
presque toujours relégués dans la langue commune (i). »
Une autre de leurs préférences, c'est celle qu'ils mani-
festent pour les genres dramatiques (2). La moitié au moins
des commentaires que nous connaissons sont consacrés, tout
ou partie, à des pièces de théâtre. Proportion éloquente
si l'on considère combien les lyriques sont au contraire peu
favorisés : à peine un ou deux commentaires nouveaux
au dix-huitième siècle. On dira que les représentants du
genre ne sont pas nombreux ; c'est vrai : ils se réduisent à
ils n'ont pas prétendu que de bons vers fissent toujours de bonne
prose. » (Histoire des membres de l'Académie, III, p. 43). Que
signifie alors cet éloge décerné par Voltaire à Racine : « Voyez
avec quelle clarté, quelle simplicité, notre Racine s'exprime tou-
jours. Chacun croit en le lisant qu'il dirait en prose tout ce que
Racine a dit en vers. » Lettre à M"« M*** (Menon), 90 juin 1766
(O. XXXIX, p. 60).
(1) De la langue poétique (O. IV, pp. 265 266).
(2) Gondillac aussi « choisit les poètes dramatiques », lors-
qu'il fait « lire et relire les meilleurs écrivains » à son élève (Cours
Hétude, I, Discours préliminaire, p. 3o).
LES AUTEURS COMMENTÉS igS
deux, Malherbe et J.-B. Rousseau. Mais les modèles n'abon-
dent pas non plus dans les genres dramatiques. Avant
Voltaire, on ne cite guère que Corneille, Racine et Molière.
Pourtant les commentateurs ont porté leur principal effort
sur ces trois écrivains. En fait de poésie lyrique, c'est la
poésie lyrique dramatique de Quinault qui les attire. Ces
diverses constatations ont toutes leur importance du moment
qu'on cherche à fixer le caractère exact de la langue ensei-
gnée par les commentateurs.
m
Il reste que les raisons générales dont nous venons de
parler, ne sont pas seules à rendre compte de leur choix.
Peut-être même ne serait-il pas impossible de les ramener
toutes à des questions de sympathie non pour tel ou tel
principe, mais pour la personne et l'œuvre de tel ou tel
écrivain. A ce point de vue, Racine n'aurait pas été préféré
parce qu'il s'est distingué dans le genre tragique et la poésie,
mais le genre tragique et la poésie auraient été préférés
parce qu'ils comptent Racine au nombre de leurs repré-
sentants. Quoi qu'il en soit, il est bien évident qu'après
avoir placé la poésie au-dessus de la prose, et tel genre
au-dessus de tel autre, les commentateurs ne pouvaient pro-
poser inditléremment pour modèles tous ceux qui avaient
écrit dans ce genre et en vers. Cela est si vrai qu'en dépit
de leurs préférences systématiques, ils n'ont point exclu de
leur œuvre certains écrivains qui s'étaient signalés dans des
genres réputés inférieurs. Ils ont commenté surtout des
poètes et surtout des poètes dramatiques, mais ils n'ont
pas commenté que ceux-là. Le mérite personnel d'un écri-
vain entre pour une part considérable dans les raisons qui
dictent leur choix. Rien n'est plus propre à nous éclairer
196 LES AUTEURS COMMENTÉS
sur ces raisons que la critique littéraire du temps et notam-
ment ces discussions sur la préséance des grands écrivains
qui furent une de ses occupations favorites et dans les-
quelles Grimm voyait, peut-être à tort, « une marque de la
frivolité des esprits » (i).
Parmi les poètes qui furent florissants avant que le goût eût ,
achevé de s'affermir, c'est-à-dire avant le règne de Louis XIV,
Malherbe occupe une place privilégiée. Il vit sur les éloges de
Boileau et sur la renommée des services qu'il a rendus à la
langue française (2). On lui sait gré d'avoir, selon l'expres-
sion de Voltaire, « un peu réparé le tort de Ronsard » (3).
Toutefois, comme poète, il ne soulève plus qu'un enthou-
siasme assez factice (4). Certes, il a prouva qu'il avait de
l'oreille et une certaine habileté dans le maniement des mots,
ce qui lui vaut la considération des gens du métier, d'un
Le Brun par exemple, ou d'un A. Chénier ; mais son œuvre
n'en est pas moins surannée. Selon l'abbé Batteux, « pour
trouver Malherbe ce qu'il est, il faut avoir la force de digérer
quelques vieux mots, et d'aller à l'idée plutôt que de s'ar-
rêter à l'expression » (5). Le moins que puissent faire ses
(i) Correspondance littéraire, i'"" août 1764 (Vl, p. 43).
(2) Voyez en particulier le Discours sur les obligations que
la langue et la poésie françoises ont à Malherbe inséré par Saint-
Marc dans son édition des Poésies de Malherbe, 1757, et l'article
dithyrambique de l'Année littéraire, 1767, VII, pp. i45 et sq.
(3) Dictionnaire philosophique, art Français (O. XIX, p. i84).
(4) Fénelon lui a reproché la multitude de ses vers faibles
{Jugement sur un poète de son temps dans les Œuvres, i843, III,
p. 459 et Lettre à l'Académie, § 5) ; Vahncour effacerait volon-
tiers les trois quarts de son œuvre (De Brogiie, Les portefeuilles
du Président Bouhier, Paris, 1896, in-8", p. 55). Clément relève
avec raison qu'il ne figure pas dans le Temple du Goût {Seconde
lettre à Voltaire, La Haye, 1773, pp. 61 et 74).
(5) Cours de Belles- Lettres, 1748, II, p. 88.
LES AUTEURS COMMENTES I97
éditeurs, même ceux qui, comme Meusnier de Querlon,
estiment qu'il a doit être incontestablement mis à la tête de
nos poètes classiques » (i), c'est d'expliquer ses archaïsmes.
La situation de cet auteur est ingénieusement résumée par
Thomas : a On sait, dit-il, que le véritable fondateur de notre
langue poétique en France fut Malherbe. Le genre lyrique
qu'il embrassa, pouvait, dans un siècle plus heureux, donner
à cette langue un grand caractère; mais il eut moins de
génie que de verve et plutôt de la noblesse que de la force :
d'ailleurs le mauvais goût de son siècle l'entourait de toute
part et perça trop souvent dans ses ouvrages. Il forma plutôt
le mécanisme de la langue qu'il n'en forma le génie ; il
ouvrit la carrière, y fit quelques pas, mais il ne la parcourut
point (2). ))
Malherbe mérite qu'on ait pour lui certains égarcf^ : il est
de la lignée des puristes, l'ancêlre de la race. Corneille ne
peut s'attendre à être l'objet de pareils ménagements. Les
critiques de Voltaire ne sont pas les pires avanies qu'il ait
eu à subir au dix-huitième siècle. L'auteur du Dictionnaire
philosophique daigne encore faire quelques distinctions entre
les diverses parties de son œuvre : « Corneille, dit-il, pécha
trop souvent contre la langue, quoiqu'il écrivît dans le
temps même qu'elle se perfectionnait. Son malheur était
d'avoir été élevé en province et d'y composer même ses
meilleures pièces. On trouve trop souvent chez lui des
impropriétés, des solécismes, des barbarismes et de l'obs-
curité ; mais aussi, dans ses beaux morceaux, il est sou-
vent aussi pur que sublime. Celui qui commenta Corneille
avec tant d'impartialité . . . , a remarqué qu'il n'y a pas une
(i) Poésies de Malherbe rangées par ordre chronologique,
avec la vie de l'auteur et de courtes notes. N"® édit., Paris, Bar-
bou, 1764, in-S", avertissement, p. v.
(2) De la langue poétique {O. IV, pp. 3o9-3io).
igS LES AUTEURS COMMENTÉS
seule faute de langage dans la grande scène de Cinna et
d'Emilie où Cinna rend compte de son entrevue avec les
conjurés ; et à peine en trouve-t-il une ou deux dans cette
autre scène immortelle où Auguste délibère s'il se démettra
de l'empire (i). » Beaucoup des contemporains de Voltaire
n'ont pas mis autant de mesure dans leurs appréciations
du talent de 'Corneille. « Souvent embarrassés et défi-
gurés par des termes bas et triviaux », dit l'abbé Des-
fontaines en parlant des vers cornéliens qu'il oppose à ceux
de Racine (2), Vauvenargues, contre qui Voltaire est même
obligé de prendre la défense de l'auteur de Cinna, condamne
sans rémission chez Corneille « ses antithèses affectées, ses
négligences basses, ses licences continuelles, son obscurité,
son emphase et enfin ces phrases synonymes où la même
pensée "est plus remaniée que la division d'un sermon » (3).
Enfin, si quelqu'un s'est montré sévère pour cet auteur, c'est
Grimm, qui se serait fait lapider, disait-il, s'il avait publié
tout le mal qu'il pensait du grand Corneille (4).
(i) Dictionnaire philosophique, art. Langue, sect. Il (O. XIX,
p. 56i). Cf. Ibid., art Vers et poésie : « Les beaux morceaux de
Corneille sont toujours bien écrits, à quelques petites fautes
près. » (O. XX, p. 562); et déjà les Lettres philosophiques
n" XXIV : « Une chose assez singulière, c'est que Corneille, qui
écrivit avec assez de pureté et beaucoup de noblesse les pre-
mières de ses bonnes tragédies. . ., écrivit toutes les autres très
incorrectement. . . » (O. XXII, p. 187),
(2) Obs.écr. mod., IV (1736), p. 2o3.
(3) Réflexions critiques sur quelques poètes, V (O. I, p. 246).
La correspondance de Voltaire et de Vauvenargues au sujet de
Corneille est de l'année l'j^'i.
(4) Selon Grimm,« tout homme éclairé dira qu'il y a de grandes
beautés dans Corneille, mais il dira aussi qu'elles sont cachées et
éparses dans un fumier immense ». Correspondance littéraire,
i5 mai 1764 (V, p. 5oi).
LES AUTEURS COMMENTES I99
Corneille a pour excuse d'être venu trop tôt dans une
société qui n'avait pas encore le goût formé. Quand on lit
Médée, par exemple, « il y a de la justice à lui tenir compte
du sublime quon y trouve quelquefois et à n'accuser que
son siècle de ce style comique, négligé et vicieux qui des-
honorait la scène tragique.. C'était le malheureux style
d'une nation qui ne savait pas encore parler « (i). Molière
est apparu plus tard ; ses défauts par conséquent, et il en a
de graves, ne sont imputables qu'à lui. On ne les lui a
pas pardonnes : depuis La Bruyère, en passant par Bayle
et Fénelon, la série est longue de ceux qui l'ont accusé
d'avoir mal écrit (2). Toutefois sa langue ne manque pas
non plus d'apologistes. J.-B. Rousseau, tout en reconnaissant
qu'elle est pleine de taches, insiste sur les qualités drama-
tiques du style de Molière (v convenable au théâtre comique
qui a son langage propre qu'il est nécessaire d'apprendre
avant de le condamner » (3). Louis Racine se place au
même point de vue pour juger ce style : « Molière, dit-il, au
sel attique joignit aussi, comme Aristophane, les grâces
naturelles du style. Sa versification est la seule qui convienne
à la comédie, et sa prose même a un agrément que peu de
personnes remarquent. M. de Cambrai n'a pas fait assez
d'attention au genre dans lequel Molière écrivit quand il a
condamné sa versification et sa prose (4). » Palissot, l'un
des dévols du maître, ne trouve toujours pas de meilleur
(i) Commentaire sur Corneille, remarques sur Médée, I, i (O.
XXXI, p. i86). C'est précisément le terrain sur lequel Clément se
place pour défendre Corneille contre Voltaire (Sixième lettre, La
Haye, 1774» in-S", p. 201).
(2) Sur ces jugements devenus classiques voyez notamment
l'étude de M. Bruneiière sur La lang'ue de Molière (Études
critiques, 7"ie série, Paris, ioo3, pp. 85 etsq.).
(3) Lettre à M. de Chauvelin, 25 juillet 1731 (O. IV, p. 212).
(4) Traité sur la poésie dramatique, chap. V (O. VI, p. ^16).
200 LES AUTEURS COMMENTES
moyen de justifier l'incorrection du style de Molière que
d'énumérer ses autres qualités (i). Mais d'Alembert va plus
loin et découvre que ce style est plein de gallicismes ; aucun
auteur n'est a si riche en tours de phrases propres à la
langue française ; il est même, pour le dire en passant,
beaucoup plus correct dans sa diction qu'on ne pense
communément » (2). Grimm enfin proclame qu'(( un bon
commentaire sur Molière serait un ouvrage précieux.
D'abord, il n'est point d'écrivain qui eût pu fournir autant de
remarques utiles sur la langue ; personne ne l'a jamais maniée
avec autant de hardiesse et de facilité que lui ; personne n'a
jamais dit en vers des choses plus difficiles à dire, et jamais
personne ne les a dites si naturellement. Nous n'avons
aucun auteur qui ait employé plus de gallicismes, plus de
tons et de dialectes différents » (3).
On voit jusqu'à quel point le dix-huitième siècle est capa-
ble de comprendre et d'apprécier le style de Molière. Les vrais
puristes manifestent en général moins d'enthousiasme et aussi
moins de clairvoyance ; ainsi Vauvenargues lorsqu'il confirme
l'arrêt de Fénelon en l'aggravant, si possible : il v trouve
dans Molière tant de négligences et d'expressions bizarres et
impropres, qu'il y a peu de poètes, si j'ose le dire, moins
corrects et moins purs que lui » (4). Lhabitude est prise
même par la presse de relever des barbarismes et des néolo-
(i) Mémoires, édit. de i8o3, II, p. 186.
(2) Sur l'harmonie des langues et sur la latinité des moder-
nes (O. IV, p. 22). Ailleurs encore il signale dans Molière une
qualité « dont on ne parle pas assez et dont on ne lui tient pas
assez compte, c'est d'être celui de nos écrivains où l'on trouve
le plus la vraie langue française, les tours et les manières de
parler qui lui sont propres. » Dialogue entre la poésie et la philo-
sophie (O. IV, p. 379).
(3) Correspondance littéraire , août 1773 (X, p. 268).
(4) Réflexions critiques sur quelques poètes, IV (O. I, p. 238).
LES AUTEURS COMMENTES 20I
gismes (!) dans les œuvres de Molière (i). Voltaire sur ce
point ne le cède à personne, quoiqu'ici encore il se donne la
peine de faire un départ entre les différentes pièces du
•poète : « Le Misanthrope, les Femmes savantes, le Tar-
tuffe, dit-il, sont écrits comme les satires de Boileau » (2).
Il n'en proclame pas moins d'autre part que <( non seulement
il se trouve dans les ouvrages de cet admirable auteur des
vices de constructions, mais aussi plusieurs mots impropres
et surannés ». A son avis, « trois des plus grands auteurs du
siècle de Louis XIV, Molière, La Fontaine et Corneille, ne
doivent être lus qu'avec précaution par rapport au lan-
gage » (3).
On le voit, La Fontaine est également compris dans la liste
de ces demi-réprouvés. Un « grand nombre de fautes contre
la langue et contre la correction du style », voilà ce qui, aux
yeux de Voltaire, excuse Boileau de n'avoir pas compté ce
poète pai'mi ceux qui faisaient honneur à son siècle (4). Il
note que dans ses fables La Fontaine a a bien voulu quelque-
fois descendre au style burlesque » (5) et que dans ses contes
il a souvent corrompu sa langue. Aussi met-il les jeunes
gens en garde contre un entraînement qui leur ferait (( con-
fondre avec son beau naturel le familier, le bas, le négligé,
le trivial, défauts dans lesquels il tombe trop souvent » (6).
(i) Voyez le Pùur et Contre, XIV, p. 147, Voltaire, Connais-
sance des bautez, I749> PP- ^28 et sq., eîc.
(2) Catalogue des écrivains du siècle de Louis XIV, art.
Molière {O. XIV, p. 106).
(3) Petits sommaires des pièces de Molière, préface de
V Étourdi, 1739 (O. XXIIl, p. 98).
(4) Dictionnaire philosophique, art. Fable (O. XIX, p. 62).
(5) Jbid., art. Bouffon (O. XVIll, p. 29).
(6) Catalogue des écrivains français du Siècle de Louis XIV,
art. La Fontaine (O. XIV, p. 83).
202 LES AUTEURS COMMENTES
D'autres que Voltaire, d'ailleurs, estiment que (( ce serait
rendre service aux Belles-Lettres que de noter dans les
Fables de La Fontaine celles où l'on trouve des ternies
qui ne sont plus d'usage, des phrases obscures, une morale
et une application peu justes » (i).
Il est visible cependant que dans le cas particulier, la cri-
tique est partagée entre son penchant naturel à la sévérité et
l'irrésistible séduction que les Contes et surtout les Fables
exercent sur leurs lecteurs. Jusque dans les morceaux que
La Fontaine a le plus négligés, d'Olivet reconnaît un grand
maître et avec tous les gens de goût, il le regarde « comme l'un
de nos cinq ou six poètes pour qui le temps aura du respect
et dans les ouvrages desquels on cherchera les débris de
notre langue, si jamais elle vient à périr » (a). Inversement
Vauvenargues, api'ès avoir payé son tribut de louanges « aux
grâces d'un homme si sage », admet qu'a on peut trouver
dans ses écrits plus de style que d'invention et plus de négli-
gence que d'exactitude » (3). Mais pour d'Alembert, « La
Fontaine a donné à la langue un tour naïf et original » (4) et
La Harpe passant condamnation sur les contes, affirme
hautement, à propos de fables, que l'auteur « y respecte la
langue que Molière ne respectait pas assez » (5).
Jusqu'ici la critique se montre en somme assez embar-
rassée dans ses jugements sur les poètes classiques ; elle
hésite et se contredit souvent, soucieuse de maintenir à la
fois l'empire des règles et les droits du génie. Que le génie
ne se manifeste plus en dehors des règles, mais qu'au con-
(i) Observations sur la littérature à Monsieur*** (Sabatier
de Castres), Amsterdam et Paris, I774> in-8% p. i53.
(2) Histoire de l'Académie, II, p. 807.
(3) Réflexions critiques sur quelques poètes, I (O. I, p. 234).
(4) Dialogue entre la poésie et la philosophie (O. IV, p. 3^9).
(5) Éloge de La Fontaine, l'j'j^ (O. IV, p. 218).
LES AUTEURS COMMENTÉS 2o3
traire un écrivain réussisse à établir entre ces deux pouvoirs
un accord parfait, et la critique va se montrer aussi affirma-
tive qu'unanime à son sujet. Cette attitude fort rare, elle
l'a prise en présence de deux auteurs au moins, Racine et
Boileau qui, aux yeux des puristes, réalisent le mieux l'idéal
de la perfection dans la régularité (i). Ceux qui tiennent à
établir en tout un parallèle entre le siècle de Louis X.IV et
le siècle d'Auguste, les comparent volontiers à Virgile et
Horace (2). Ce sont les classiques par excellence. Il faut
entendre par là, dit V Encyclopédie, a les auteurs qui ont
écrit tout à la fois élégamment et correctement, tels que
Despréaux, Racine, etc. »
Même lorsque dans le clan des philosophes, on se mit à
dénigrer les idées et l'inspiration de Boileau, il est une qualité
qui ne lui fut jamais refusée, celle de versificateur accompli ;
aux yeux de la critique, cette épithète comportait encore une
très grande part de louange. On sait comment Helvétius,
dont les sentiments s'étaient trop librement affichés dans sa
correspondance avec Voltaire, s'attira cette réponse : « Je
vous prêcherai éternellement cet art d'écrire que Despréaux
a si bien connu et si bien enseigné, ce respect pour la langue,
cette liaison, cette suite d'idées, cet air aisé avec lequel il
conduit son lecteur, ce naturel qui est le fruit de l'art et
cette apparence de facilité qu'on ne doit qu'au travail. Un
mot mis hors de sa place gâte la plus belle pensée. Les idées
de Boileau, je l'avoue, ne sont jamais grandes, mais elle ne
sont jamais défigurées; enfin pour être au-dessus de lui, il
(i) Dès 1782 (14 avril). Voltaire écrit à Brossette : « Je
regarde ces deux grands hommes comme les seuls qui aient eu
un pinceau correct, qui aient toujours employé des couleurs vives
et copié fidèlement la nature. » (O. XXXllI, p. 253).
(2) Voltaire, préface d'Œdipe, ly'io (O. II, p. 55), d'Alem-
berl, Histoire des membres de l'Académie, 11, p. 187.
204 LES AUTEURS COMMENTÉS
faut commencer par écrire aussi nettement et aussi correcte-
ment que lui (i). » Soit qu'à son tour il s'attaque à la répu-
tation de Boileau :
Boileau correct auteur de quelques bons écrits (2),
soit qu'au contraire il célèbre le génie de cet écrivain qui,
{( en ne manquant jamais à la pureté de la langue,
. . . sait d'une voix légère,
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère (i),
Voltaire, et avec lui les détracteurs comme les admirateurs
de Boileau, en reviennent toujours à cette caractéristique de
son talent : la correction. C'est elle qui, selon d'Alembert,
« le rend singulièrement propre à servir d'étude aux jeunes
élèves en poésie » (4). Thomas s'étend longuement sur les
avantages que la langue française doit à Boileau, « la cor-
rection, la pureté, la justesse et cet esprit de mesure qui sait
à propos être économe des beautés mêmes». Son mérite est
d'avoir été « législateur dans notre langue poétique ; et en
cette qualité, ses préceptes et ses exemples furent d'accord,
ce qui lui donnait une double autorité ». Quant au caractère
de cette législation, on peut dire qu'elle « approcha, dans la
poésie, de celle de Lycurgue : il retrancha avec sévérité tous
les germes des vices et des défauts, et rendit peut-être son
peuple un peu plus pauvre de peur qu'il n'abusât de ses
richesses ». Finalement, « il se trouve, par une circonstance
assez singulière, que le génie ou l'esprit de Boileau eut beau-
coup d'analogie avec le caractère et le génie de notre langue,
(i) Lettre du 20 juin i%\ (O. XXXVl, p. 71).
(2) EpUre à Boileau (O. X, p. 397).
(3) Dictionnaire philosophique, art. Art poétique (O. XVII,
P- 429)-
(4) Histoire des membres de l'Académie, 1, pp. ^"J-^S.
LES AUTEURS COMMENTES 2o5
plus favorable à l'exactitude qu'à la hardiesse, et à la méthode
qu'aux grands mouvements » (i).
L'opinion unanime sur le compte de IBoileau, à certaines
restrictions près qui n'intéressent pas la langue, l'est encore
davantage si possible lorsqu'il s'agit de Racine, l'auteur qui
atteint le plus haut degré de la perfection à la fois élégante
et correcte. Même au temps où Corneille lui disputait encore
sérieusement la palme, les adversaires, sinon les détracteurs
de l'astre nouveau, n'avaient pu s'empêcher de lui recon-
naître cet avantage. « Racine, dit Saint-Évremond, trouve
son mérite en des sentiments plus naturels, en des pensées
plus nettes, dans une diction plus pure et plus facile (a). ))
C'était un juste hommage rendu à celui qui avait tout fait
pour le mériter soit en pratiquant les écrits des puristes, soit
en quêtant leurs avis. A plus forte raison, lorsque sa royauté
fut pour ainsi dire incontestée, ce mérite de l'aisance et de
la correction fut-il de ceux que l'on signala en première ligne.
Sur ce point, grammairiens et gens de lettres confondent
leurs éloges. Nous savons, sans que d'Alembert ait besoin de
nous en avertir, que d'Olivet critiquant Racine le regarde
néanmoins comme « le modèle le plus parfait de la pureté
grammaticale, comme un écrivain digne d'être étudié et
médité par tous ceux qui veulent s'instruire à fond dans notre
langue n (3). « Qui créa jamais une langue ou plus magnifi-
(i) De la lariffue poétique (O. IV, pp. 3i8-'3i9).
(u) Jugement sur quelques auteurs français {Œuvres mêlées,
1714, V, p. 56), Cf. De Gallières, Éloge de quelques poètes fran-
çois dans le Recueil de plusieurs pièces d'éloquence .., J.-B. Gei-
gnard, 1711, in-i2, p. 328 :
Racine, par des traits nouveaux,
Du public partagea l'estime [avec Corneille] ;
Dans ses industrieux tableaux.
Il est plus correct, moins sublime.
(3) Histoire des membres de V Académie, VI, p. 204.
2o6 LES AUTEURS COMMENTÉS
que, ou plus simple, ou plus variée, ou plus noble, ou plus
harmonieuse et plus touchante? » s'écrie Yauvenargues dans
un élan d'enthousiasme (i). Quand Voltaire dit des vers de
Bérénice qu'ils sont bons, ce mot comprend tout dans son
esprit, « sentiment, vérité, décence, naturel, pureté de
diction, noblesse, force, harmonie, élégance, idées profondes,
idées fines, surtout idées claires, images touchantes, images
terribles, et toujours placées à propos. Otez ce mérite à la.
divine tragédie d'Athalie, il ne lui restera rien » (a). Nul plus
que l'auteur de Zaïre n'a été a touché de cette élégance c(;n-
tinue, de cette pureté de langage, de cette vérité dans les
caractères qui ne se trouvent que chez Racine » (3) ; lui
arrive-t-il de commenter Pierre, il n'en est que plus idolâtre
de Jean, car « s'il y a quelque chose sur la terre qui approche
de la perfection, c'est Jean » (4). Lorsque d'Alembert désigne
Racine comme « le modèle de tous les auteurs tragiques »,
il songe à sa « correction sévère, qui ne fait rien perdre à
la versification de son aimable facilité » (5). Il en arrive
même à penser que « c'est plutôt l'art de la versification
que celui du théâtre qu'il faut apprendre chez Racine » (6).
Sort singulier de ces écrivains chez qui la perfection de la
forme finissait par effacer les mérites du fond ! Aussi quand
La Harpe entreprend d'écrire V Eloge de Racine, ne peut-il
(i) Réflexions sur quelques poètes, VI {O. I, 249).
(2) Fragment d'un discours sur Don Pèdre (O VII, pp. 256-257).
(3) Dictionnaire philosophique, art. Anciens et modernes
(0. XVII, p. 235)
(4) Lettre au comte d'Argental, 24 mars 1^63 (O, XLII,
p. 436). Cf. la lettre du 28 février 1^63 à l'abbé de Voisenon : « Je
vous confie qu'en commentant Corneille, je deviens idolâtre de
Racine. «(0. XLII, p. 406).
(5) Histoire des membres de l'Académie, I, p. 483.
(6) Lettre à Voltaire, 11 décembre 1769 (Œuvres de Voltaire,
XLVI, p. 5i4).
LES AUTEURS COMMENTES 20^
se dispenser de s'étendre longuement sur sa diction : « On
n'y peut rien déplacer, dit-il, rien ajouter, rien retrancher ;
c'est un toat qui semble éternel. Ses inexactitudes même, et
il y en a bien peu, sont presque toujours, lorsqu'on les con-
sidère de près, des sacrifices faits par le bon goût. Rien ne
serait si difficile que de refaire un vers de Racine. Nul n'a
enrichi notre langue d'un plus grand nombre de tournures*,
nul n'est hardi avec plus de bonheur et de prudence, ni
métaphorique avec plus de grâce et de justesse. Nul n'a
manié avec plus d'empire un idiome souvent rebelle, ni avec
plus de dextérité un instrument toujours difficile (i). »
Il nous faut redescendre un peu de ces hauteurs pour trou-
ver, en finissant, le seul écrivain capable, au point de vue qui
nous occupe, de rivaliser avec Racine et Despréaux : c'est
Quinault, la victime de Boileau, que le dix-huitième siècle
s'est donné pour tâche de réhabiliter. Il ne le doit à rien
plus qu'aux mérites qui lui ont fait trouver grâce devant les
puristes. « L'inimitable Quinault », dit Voltaire en parlant
de lui, « l'un de ceux qui s'exprimèrent avec le plus de pureté
comme avec le plus de grâce » (2). Qu'importe à sa
mémoire l'hostilité de son impitoyable détracteur ? On
reconnaît maintenant qu'(( il écrit aussi correctement que
Boileau » (3); on le regarde « comme le second de nos
poètes pour l'élégance, pour la naïveté, la vérité et la préci-
sion » (4). S'il faut en croire d'Alembert, la Mère coquette
est écrite « sinon avec autant de verve, du moins avec plus
de pureté et de correction que les pièces de Molière ; car
(i) Éloge de Racine, 1772 (O. IV, p. i33).
(2) Lellre à d'Olivet, 5 janvier 1767 (O. XLV, p. i4).
(3) Commentaire sur Corneille, remarques sur Andromède
(0. XXXII, p. 73).
(4) Lettre à M"" du DelTant, 2O novembre 1775 (0. XLIX,
p. 427).
208 LES AUTEURS COMMENTÉS
c'est encore là un mérite de Quinault : aucun poète, sans
exception, n'est plus correct que lui ; et des remarques
grammaticales sur ses opéras se réduiraient à très peu de
pages et peut-être à quelques lignes. S'il n'emploie que rare-
ment le mot énergique et pittoresque, du moins il ne met
jamais le mot impropre » (i). Les grammairiens de profession
abondent dans le même sens. Domergue ira jusqu'à s'étonner
que (( dans Quinault, poète lyrique, assujetti au double joug
de l'art poétique et du chant musical, il se trouve moins de
fautes de langue que dans Boileau et dans Racine » (2).
Mais, comme le fait observer judicieusement le successeur
de Domergue à l'Académie, les mérites qui valent à Quinault
l'approbation des grammairiens, sont plutôt d'ordre négatif.
Il lui manque le style ; c'est l'homme qui a « désossé la
langue », selon une expression pittoresque recueillie par
Thomas (3). Indépendamment du genre où il s'est signalé,
c'est ce qui empêche de le ranger parmi les étoiles de toute
première grandeur. On dira de lui « avec justice que c'est un
poète charmant ; mais personne ne dira que c'est un grand
poète, comme on le dira de Despréaux, de Corneille, de
Racine, de Rousseau, de Voltaire » (4).
Avec Quinault nous touchons au terme de notre revue :
(i) Histoire des membres de V Académie, III, p. 93. Cf. le
Dialogue entre la poésie et la philosophie : « Quinault, méprisé par
Despréaux si injustement, est non seulement le plus naturel et le
plus tendre de nos poètes, mais le plus pur et le plus correct de
tous, mérite dont on ne lui sait pas assez gré et qu'on n'a peut-
être pas assez remarqué en lui. » (0. IV, p. 379).
(2) Saint-Ange, Discours de réception à l'Institut (en y
prenant la place de Domergue), 5 septembre i8io (Recueil des
discours..., Paris, Didot, 1847, ''^■4''. P- 37i).
(3) De la langue poétique (0. IV, p. 266).
(4) D'Alembert, Histoire des membres de l'Académie, IV,
p. 447.
LES AUTEURS COMMENTES 209
nous sommes désormais complètement fixés sur les raisons
du choix des commentateurs. On a pu constater que le cercle
de leurs préférences se resserre pour ainsi dire méthodique-
ment avec celui de la critique, d'abord autour des poètes,
puis autour des genres nobles, autour des genres dramati-
ques, enfin autour de Racine et de Boileau, seuls classiques
ayant atteint la perfection ou à peu près. Il ne serait pas
impossible de le montrer se rétrécissant encore davantage
autour des œuvres capitales de ces deux poètes, autour
à'Athalie par exemple, qui finirait par appai^aître comme le
sommet de l'art en France à cette époque. D'autre part,
notre examen ne serait pas complet si, en terminant, nous
n'ajoutions à la liste des auteurs classiques mentionnés plus
haut, ceux des écrivains du dix-huitième siècle qui ont
presqu 'aussitôt mérité ce titre.
En effet, comme nous l'avons fait observer dans le cha-
pitre précédent, à condition d'avoir exactement marché stir
les traces de leurs devanciers, les grands écrivains d'une
époque plus récente sont appelés comme les autres à fournir
des modèles. Il est vrai que leur contingent n'est jamais
très considérable. Un moment La Motte a failli en faire
partie ; mais sa gloire est de courte durée et peu s'en faut
qu'il ne lui survive. L'abbé Desfontaines lui rend, en guise
d'oraison funèbre,un singulier témoignage : « Il a régné pen-
dant quelque temps, dit-il, sur le Parnasse et, pour me
servir d'une de ses expressions, il semblait avoir donné le
ton à son siècle ; il était même à craindre que ses ouvrages
ne fussent regardés comme des modèles (i). » Ainsi peut-
on lire quelques années plus tard dans la Connaissance des
Beautés : (( La Motte avait donné d'abord de grandes espé-
rances par les premières odes qu'il composa ; mais bientôt
après il tomba dans le mauvais goût et il devint un des plus
(1) Nouvelliste du Parnasse, III (7 janvier ijSa), p. 358.
F. — 14.
2IO LES AUTEURS COMMENTES
mauvais auteurs » (i). Personne n'a été tenté de réformer
cet arrêt.
La vogue de Crébillon a duré beaucoup plus longtemps ;
mais elle se maintint surtout grâce à la complicité des enne-
mis de Voltaire. C'est une « réputation de combat » (2) : on
se sert de Rhadamiste pour frapper sur Zaïre. Un suprême
effort des amis de Crébillon lui vaut, en lySô, l'honneur d'être
imprimé luxueusement par ordre du roi ; mais après sa mort
le charme est rompu pour toujours. A force de dénoncer
l'incorrection de la langue de son rival, Voltaire finit par en
arracher l'aveu aux partisans les plus obstinés de celui qu'on
a longtemps appelé le père de la tragédie française (3).
La réputation de J.-B. Rousseau eut un peu plus de con-
sistance. Même ceux qui, à l'exemple de Voltaire, se per-
mettent de lui trouver quelques défauts, ne le font pas sans
ménagement. La qualité qu'on lui concède le plus généra-
lement et qui seule suffirait à lui garantir l'autorité d'un
classique, c'est la perfection de la forme (4). En 1772, on se
dispute encore sérieusement pour savoir s'il mérite l'épithète
(i) Connaissance des bautez, l'j^g, p. 47-
(2) D'Alembert, Histoire des membres de V Académ,ie, I,
pp. 459 et sq. Même opinion exprimée par Grimva, Correspondance
littéraire, i" juillet 1704 (II, p. 363) et i" juillet 1762 (V, p. 119),
et par Palissot, Mémoires, édit. de i8o3, p. 225.
("3) « Je conviendrai cependant qu'il est incorrect dans son
style et quelquefois dur à force d'être nerveux. » Année littéraire,
1762, VII, p 134.
(4) « L'harmonie et l'heureux choix des mots est son mérite
principal », dit encore d'AIembert qui ne l'aime guère pourtant
{Histoire des membres de l'Académie, III, p. 39). Cf. Vauvenar-
gues, Réflexions critiques sur quelques poètes, VIII (0. I, p. 255)
et Pahssot, Mémoires, édit. de i8o3, II, p. 33i. On sait qu'aux
yeux de Voltaire, le crime impardonnable do Rousseau, c'est
d'avoir mélangé les styles.
LES AUTEURS COMMENTES 211
de « grand », le « grand Rousseau » comme on a pris l'habi-
tude de l'appeler (i). Aucun nom ne se rencontre plus fré-
quemment en compagnie de ceux qui représentent l'aréopage
de la langue. Jusqu'à la fin du siècle, il conserve des admi-
rateurs très chauds ; son éloge est mis au concours par les
académies de province (2). Mais il lui faut attendre les pre-
mières années du dix-neuvième siècle pour être honoré
d'un commentaire, celui de Le Brun.
Sur ce point, la gloire de Voltaire a été satisfaite beaucoup
plus tôt. Au fond, de tous les écrivains du dix-huitième siècle,
l'auteur de la Henriade est le seul classique, houspillé, cri-
tiqué, dénigré sans doute, mais somme toute incontesté.
Celui qui, dès ses débuts dans la tragédie, se pose en rival
de Corneille, n'a d'ailleurs jamais cessé d'agir comme s'il
méritait le même titre que lui. Son attitude caractérisée par
un ouvrage tel que la Connaissance des beautés où ses œu-
vres sont opposées à chaque instant aux chefs-d'œuvre des
grands maîtres, a fourni des armes à ses adversaires : dans
la plupart des jugements de Voltaire, il est certain qu'on
sent l'arrière-pensée de son propre talent mis en parallèle
avec celui des autres écrivains. Par cette façon d'agir,
comme aussi par la qualité et la diversité de son œuvre, il
a réussi trqs vite à se classer parmi les auteurs classiques. Sa
Henriade surtout lui a valu d'emblée cet honneur. Elle passa
« sans contestation, dit Vauvenargues, pour le plus grand
ouvrage de ce siècle et le seul poème, en ce genre, de notre
(1) Le point de départ de cette discussion est un article de
La Harpe dans le Mercure d'avril 1772, I, pp. loi et sq., qui lui
attire de vertes ripostes, les arlicies de V Année littéraire 1772,
III, pp. 2J et 187 (et aussi 1780, V, p. 272) et la brochure de l'abbé
de Gourcy intitulée Rousseau vengé, Londres et Paris, 1772, in-8°.
(2) Par exemple l'Académie d'Amiens, en 1779. Cf. l'Année
littéraire de 1779, I, p. 289.
212 LES AUTEURS COMMENTES
nation » (i). Aussitôt après la mort de Voltaire, les grandes
éditions de ses œuvres accompagnées de notes critiques,
celle de Kehl ou (Telle de Palissot, commencent à surgir.
De son vivant même, l'auteur est commenté par son ennemi
La Beaumelle, bien que le résultat de ce travail ne soit qu'à
demi flatteur pour son amour-propre, et par son disciple
La Harpe qui se mettait ainsi directement à son école. En
outre, il a pu lire les observations de d'Açarq sur Zaïre et
sur Mérope et les notes de Formey sur quelques passages de
la Henriade et de Y Essai sur l'histoire universelle. C'était
là plus qu'une vaine satisfaction : la consécration d'un pou-
voir durable dans la république des lettres.
(i) Vauvenargues, Réflexions critiques sur quelques poètes,
IX (0. I, p. 263).
CHAPITRE VI
LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES
Réimpressions des classiques français au dix-huitième siècle. —
Commentaires historiques et commentaires critiques. — Les
Sentiments de l'Académie sur le Cid. — Grammaire, Poétique et
Rhétorique. — Critique littéraire et critique grammaticale.
Conclusion.
De quelle faveur les écrivains classiques du règne de
Louis XIV ont été l'objet au dix-huitième siècle, on peut s'en
rendre compte par l'immense débit de leurs oeuvres en
librairie. Plus que jamais ils font gémir la presse. Desfon-
taines calculait que, de 1716 à i^SS, les seuls libraires de
Hollande et de Genève avaient écoulé plus de vingt mille
Boileau (i). Sur quoi se fonde cette statistique ? Il est assez
difficile de le savoir, mais elle n'a rien d'invraisemblable, si
l'on prend la peine de se reporter aux listes des éditions
cataloguées des classiques français entrées dans le commerce
au dix-huitième siècle. Il en est de tout genre et de tout
format, depuis les plus grossières, à la portée dès petites
bourses, jusqu'aux tirages d'amateurs imprimés sur papier
de luxe et illustrés par les maîtres de la gravure, depuis
l'in-quarto destiné à trôner majestueusement sur les rayons
d'une bibliothèque jusqu'à l'exemplaire minuscule qu'on
(i) Obs. écr. mod., II (i736), p. 345.
2l4 LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES
glisse dans sa poche pour se distraire à la première minute
de loisir.
La plupart des éditions se bornent à reproduire exac-
tement les précédentes. Mais il en est d'autres où l'on s'est
efforcé d'établir un texte meilleur, c'est-à-dire aussi rap-
proché que possible de l'original, et où l'on a même poussé
le scrupule jusqu'à reproduire ses variantes. Desfontaines
a franchement manifesté son mépris pour ces '( brouil-
lons )) d'auteurs, comme il les appelle, auxquels on pré-
tendait intéresser le public (i). Au contraire, d'Olivet les
recommande à l'attention de ceux qui cherchent à perfec-
tionner leur style : « Un jeune homme, dit-il, qui veut se
former à écrire, fera plus de profit dans cet examen que
dans un amas de préceptes sur le style. La seconde façon
d'un auteur est la critique de la première ; cherchons donc
en nous-mêmes la raison des changements qu'il a faits ; et
quand nous la trouvons, comme il n'est pas bien difficile
pour l'ordinaire d'y réussir, figurons-nous que c'est l'auteur
qui nous parle, qui nous montre que cette expression est
faible, que ce tour est lâche, que pour bien faire il fallait s'y
prendre de telle autre manière. Par ce moyen, nous nous
donnons en quelque sorte pour précepteurs un Corneille, un
Racine, un Despréaux ; car leurs ouvrages sont pleins de
changements (2). » Quoi qu'il en soit de cette question des
variantes, assez controversée si l'on en juge encore par
(i) Obs. écr.mod., XXXIV (1743) p. l'J. Cf. Nouvelliste du Par-
nasse, I (1731), p. 275 : « Mais ce que je ne puis approuver, c'est
qu'on mette au bas des pages tous les changenicns que Corneille
a faits dans ses vers. Quoi, parce qu'il sera échapé à un poète
quelques vers foibles qu'il aura ensuite corrigés, taudra-t-il qu'un
éditeur les copie? Quand on a le mieux, on ne se soucie pas du
moins. Il me semble que nous ne devons point envier ces minu-
ties aux commentateurs latins. »
(2) Histoire de l Académie, II, p. i56.
LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES 2x5
.le Discours préliminaire de Louis Racine (i), un nom au
moins, au dix-huitième siècle, reste lié à cette opération
délicate de l'établissement des textes, telle que l'époque en
a fourni quelques bons spécimens : c'est celui du censeur
royal Jolly, l'éditeur de Molière, de Racine, des deux Cor-
neille et des deux Montfleury, auquel l'abbé Granet rend un
juste hommage dans ses feuilles (2).
Mais le zèle des éditeurs ne s'arrête pas là : en plus de
de leurs éditions critiques, on leur doit des éditions de clas-
siques français accompagnées de commentaires. Ces com-
mentaires ne se ressemblent pas tous : il s'en faut de beau-
coup. Selon les éléments qui entrent dans leur composition
ou simplement la proportion dans laquelle ces éléments se
trouvent combinés, ils peuvent revêtir des aspects très
variés. Il importe d'autant plus de le remarquer que chaque
espèce de commentaire correspond à une vue spéciale du
rôle des commentateurs.
L'idée d'entourer les chefs-d'œuvre de la jeune littéra-
ture française de la môme sollicitude que les ouvrages de
l'antiquité classique, devait naturellement venir à l'esprit
de ceux qui vivaient en contact permanent avec les écrivains
de la Grèce et de Rome, tels que la critique des humanistes
(i)Art. Diverses leçons : « .. Un tel article n'est utile que
dans les éditions des auteurs de l'antiquité, pour faire connoître
la diversité des manuscrits. Cependant, comme Bernard a mit cet
article dans son édition, la vôtre paroîira moins complète s'il ne
s'y trouve pas ; il satisfait du moins la curiosité de ceux qui
veulent examiner les raisons qu'un auteur a eues de changer ou
de retrancher. » (O. V, p. 265).
(a) lié/l. ouvr. litt., X (1739), pp. 69-70.
2l6 LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES
s'était efforcée de les restituer. On avait contracté au service
des uns des habitudes dont on ne jugea pas à propos de se
départir avec les autres, aussitôt que la langue française
commença à être illustrée. Au seizième siècle déjà, un Marc-
Antoine Muret, un Rémy Belleau, un Jean Besly, un
Nicolas Richelet, un Claude Garnier, un Pierre de Marcassus,
un Jean Martin (i), n'avaient pas imaginé de meilleur
moyen d'honorer Ronsard que de le commenter, tout comme
ils l'avaient vu faire pour Homère et Virgile. Pareillement,
au dix-septième siècle, l'érudit Chevreau voulant prouver à
l'érudit Le Fèvre « que son admiration ne devait pas être
toute réservée à l'antiquité», passe Malherbe au même crible
que ses rivaux des littératures grecque et latine ; et l'érudit
Ménage appliquant une méthode semblable au même auteur,
donne, à trois ans de distance, des notes sur Diogène Laerce,
In Diogenem Laertium observationes et einendationes, et
des Observations sur les poésies de M. de Malherbe. Pour
que nul ne se méprenne sur la signification de son entre-
prise, il énumère dans sa dédicace tous les grammairiens
qui, dès l'antiquité et jusqu'aux temps modernes, ont « com-
menté, expliqué, illustré ou restitué les princes des poètes
grecs, latins et italiens ». x^nneau par anneau, il reconstitue
ainsi la chaîne d'une longue tradition à laquelle Valincour
ne manque pas de rattacher à son tour son grand projet :
(( Le public ne jugera pas indigne de l'Académie un travail
qui a fait autrefois celui d'Aristote, de Denys d'Halica masse,
de Démétrius Phaléreus, d'Hermogène, de Quintilien et de
Longin ; et peut-être que par là nous mériterons un jour de
la postérité la même reconnaissance que nous conservons
(i) Le travail de ce dernier commentateur, le premier de tous
par la date, a été reproduit récemment par M. Paul Launionier
dans la Rei'ue d'histoire littéraire de la France (X, pp. 268-273)
d'après l'édition princeps des Odes de Ronsard.
LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES Ht']
aujourd'hui pour ces grands hommes qui nous ont si utile-
ment instruits sur les beautés et les défauts des plus fameux
ouvrages de leur temps. »
Laissons de côté, pour le moment, cette définition du
rôle du commentateur et ne nous attachons qu'à la parenté
qu'on cherche à établir entre les commentateurs des auteurs
anciens et ceux des auteurs modernes. Nous nous expliquons
de cette manière la physionomie spéciale de toute une série
de commentaires d'écrivains français. On y applique aux
chefs-d'œuvre les plus récents les procédés d'à explication »
dont on s'est déjà servi pour « interpréter » les textes grecs
et latins. Tel est le cas des commentaires dits « historiques »
qui procèdent par éclaircissements, beaucoup plus qu'ils ne
distribuent le blâme ou l'éloge ; ou plutôt, ces deux objets ne
s'excluent pas, comme on peut s'en rendre compte par les
commentaires de Ménage et de Brossette, mais le second se
subordonne logiquement à l'autre : entraîné par son analyse,
le commentateur ne résiste pas à la fentation d'apprécier la
valeur du texte interprété. Le commentaire historique,
œuvre d'érudition, rassemble au bas des pages d'un texte
tous les détails propres à en faciliter l'intelligence, tels
que renseignements sur l'auteur, sur son œuvre, sur le
milieu où elle a été conçue et exécutée, sur les circons-
tances auxquelles elle fait allusion, variantes, passages
d'autres écrivains empruntés, imités, ou simplement ana-
logues à ceux de l'œuvre commentée, etc., etc. Il n'y a
pas de meilleur spécimen de ce genre de commentaire que
le travail de Brossette sur Boileau dont l'influence est
sensible dans toute l'œuvre des commentateurs, à quelque
catégorie qu'ils appartiennent. Saint-Marc ne se donne pas
la peine de chercher une autre voie, tandis que Louis Racine,
Voltaire même, Luneau de Boisjermain, Bret, La Harpe,
etc., plus particulièrement sollicités par la critique pro-
prement dite dont il sera question tout à l'heure, se croient
2l8 LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES
néanmoins tenus de faire une part à l'érudition dans leurs
entï'eprises, « Je fais imprimer les tragédies de Pierre Cor-
neille avec un commentaire perpétuel, historique et criti-
que », écrit Voltaire fixant ainsi l'une des formules de ce
genre d'ouvrage (i). Bret, dans la préface de son édition de
Molière, se réclame de Brossette autant que de Voltaire (2) ;
par là il donne à entendre qu'il a fait tout à la fois œuvre de
puriste et d'érudit.
Ces deux qualités peuvent se trouver combinées, comme
on le voit par les témoignages qui précèdent, mais il est
nécessaire de les distinguer, ne serait-ce que pour éviter de
mettre au compte de l'entreprise que nous étudions, des
ouvrages qui en fausseraient complètement le sens. Il s'agit
en effet de ne pas confondre avec nos commentaires d'au-
teurs « classiques » les éditions commentées d'auteurs du
seizième siècle qui paraissent en grand nombre à la même
époque. Tandis qu'ils publient leur Malherbe ou leur Boileau,
un Ménage, un Brossette font ou rêvent de faire un sort
semblable à Rabelais et à Mathurin Régnier. C'est l'époque
où La Monnoye annote Bonaventure Desperriers (1711), où
Lenglet du Fresnoy interprète Marot (1731), où Le Duchat
édite de la même façon toute une série de vieux auteurs, dont
Rabelais (1725) et d'Aubigné (1729). Il est clair que leur
point de vue est fort différent de celui que nous avons pris
soin de caractériser en parlant des commentateurs puristes.
Quel que soit leur désir de rendre à ces ancêtres une partie
au moins de leur ancienne gloire, il ne saurait être question
pour eux de les mettre au rang des modèles de la langue et
de discerner par conséquent dans leurs ouvrages ce qui doit
ou ne doit pas servir d'exemple pour bien écrire.
(i) Lettre à M. Gapperonnier, i3 juillet 1761 (O. XLI, p. 867).
(2) « Le commentaire sur Despréaux, celui qu'un homme de
génie n'a pas dédaigné de faire sur le grand Corneille, ont dû
naturellement conduire à l'espérance d'en voir un sur Molière. »
LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES 2I9
Il n'est pas possible non plus de laisser complètement
nos puristes sous le coup de la réprobation que les commen-
tateurs érudits ont encourue pour divers motifs, parmi les-
quels il laut ranger en première ligne leur manque de
mesure. Il arrive aux lettres françaises, saturées d'érudition au
seizième siècle, de prendre leur revanche par la suite, lorsque
débarrassées de la royauté pédante des humanistes, elles
subissent l'influence directe de la Cour, c'est-à-dire des mon-
dains. Alors l'érudition dépouillée de son ancien prestige
peut bien servir au public des plats multiples et copieux :
celui-ci se détourne d'elle, et les écrivains pour lui plaire ne
perdent aucune occasion de toui'ner en ridicule leur ancienne
maîtresse. Malheur aux Baldus, aux Scioppius, aux Lexico-
crassus,aux Scriblerius qui s'avisent d'encombrer la route qui
mèq« au Temple du goût, car ils sentent la férule de Voltaire !
Malheur à ceux qui, à l'instar de Pierre Pithon, l'éditeur du
Pervigilium Veneris, accumulent des centaines de notes pour
expliquer quelques lignes d'un auteur, car le redoutable
pamphlet de Saint-Hyacinthe, le Chef-d' œuvre cV un inconnu,
tant de fois réimprimé, les atteint directement ! (i) Le zèle
excessif de Brossette a trouvé de la sorte son châtiment :
Valincour et l'abbé Renaudot pratiquent de larges coupes
dans la forêt immense de son commentaire et l'exemplaire
de Boileau ainsi émondé tombe entre les mains d'un éditeur
qui le publie muni d'un frontispice satirique (2). On y peut
contempler, au bas du Parnasse, un commentateur qui s'en-
dort sur ses longues notes dont diflerents génies suppriment
les unes et réduisent les autres. Desfontaines n'est pas le
dernier qui applaudisse à cette facétie (3), lui qui, à propos
(i) Cf. l'ouvrage de M. P. Dupont, Houdar de la Motte, Paris,
Hachette, 1898, in-S", p. 1%.
(2) Il s'agit de l'édilion de i^Sô, 2 vol. in-8°, due à l'abbé
Souchay.
(3) Obs. écr. mod., II (i;3ô), p. 347.
220 LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES
du Marot de Lenglet du Fresnoy, se demande ironiquement
(( si la plupart des commentaires qui ont paru depuis quelque
temps sur d'autres auteurs français, n'ont pas plutôt été
publiés pour l'utilité des éditeurs et des libraires que pour
celle des lecteurs » (i). Ces traits accompagnés de beaucoup
d'autres n'ont pas découragé les éditeurs de Boileau : non
contents de rétablir le commentaire de Brossette dans son
intégrité, ils l'ont encore grossi de leurs propres notes ;
mais il se trouve un d'Alembert pour dénoncer au public le
dernier d'entre eux qui a eu « la malheureuse patience . . .
d'enterrer le petit volume de Despréaux sous un fatras de
notes en cinq gros volumes, qu'on poui'rait appeler un
Despréaux variorum » (2).
Pour être sûr que ces reproches n'atteignent pas, même
indirectement, l'œuvre que nous étudions, il suffît d'observer
quels sont ceux qui les font, un Valincour, un Voltaire, un
d'Alembert, c'est-à-dire trois des plus ardents champions des
commentaires puristes. On est bien obligé de croire qu'ils
les distinguent des commentaires historiques et que, s'ils
admettent dans une certaine mesure la nécessité « d'inter-
préter )) les auteurs français, du moins cette opération n'est
pas pour eux la même, ni surtout d'une aussi grande impor-
tance que celle de les « critiquer ». Il leur arrive de combi-
ner les deux formules, mais au fond chacune d'elles corres-
pond à un modèle différent. En appliquant la seconde, ils
songent probablement beaucoup moins aux commentaires
d'écrivains grecs ou latins qu'à certain petit livre dont
l'Académie naissante avait enrichi la critique littéraire en
France.
(i) Nouvelliste du Parnasse, 2"^ édit., I, p. 4i5.
(2) Histoire des membres de l'Académie, 111, p. m.
LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES 221
II
Tout le monde a dans la mémoire le jugement porté par
La Bruyère sur ce petit livre, Les Sentiments de V Académie
française sur la tragi-comédie du Cid. (( Le Cid, lit-on dans
le chapitre Des oui>rages de V esprit, est l'un des plus beaux
poèmes que l'on puisse faire ; et l'une des meilleures critiques
qui aient été faites sur aucun. sujet, est celle du Cid. » L'au-
teur des Caractères traduit en ces ternies non seulement un
sentiment personnel, mais une opinion généralement répan-
due parmi les lettrés du temps et dont Pellisson s'était
déjà fait l'interprète en écrivant son Histoire de l'Aca-
démie (i). Le dix-huitième siècle ne songe pas à contredire
sur ce point le dix-septième. L'abbé Trublet dissertant sur
l'usage de la critique reprend à son compte le mot de
La Bruyère (2). L'abbé Desfontaines qu'on a soupçonné de
ne pas admirer le chef-d'œuvre comme tout le monde, s'em-
presse de répondre à ses calomniateurs qu'il « adopte sans
exception le jugement qu'en a porté M. Pellisson. « (3).
Voltaire également n'a cessé de tenir en haute estime les
Sentiments sur le Cid. Il le témoigne en toute occasion, non
seulement dans le Commentaire sur Corneille (4), où il se
peut qu'il ait voulu flatter le corps auquel son ouvrage est
dédié, mais dès i^Sa, dans sa correspondance où il écrit :
(1) 1, pp. 98-99 : « l'our moi, je ne sais si les plus fameuses
académies d'Italie ont rien produit de meilleur ou d'aussi bon en
pareilles rencontres... »
(2) « Il y a plusieurs tragédies supérieures au Cid et il n'y a
point de meilleure critique que celle du Cid. » Essais sur divers
sujets de littérature et de morale, Paris, i;?68, in-12, I, p. i35.
(3) Obs. écr. mod , XXI (1740)» P- 21.
(4) Cf. Remarques sur le Cid (O. XXXI, p. 206).
222 LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES
(( Il est très certain que l'Académie pourrait servir à fixer
le goût de la nation. 11 n'y a qu'à lire ses Remarques sur
le Cid; la jalousie du cardinal de lliclielieu a produit au
moins ce bon effet (i). » Dans ses Conseils à un Journaliste,
en 1741» il demande : « Quelle vraie critique avons-nous
depuis celle que l'Académie française fit du Cid, et à laquelle
il manque encore autant de choses qu'au Cid même ? (2) » —
variante restrictive en apparence de l'éloge traditionnel, mais
qui ne le contredit pas au fond.
Pendant deux siècles, tous ceux qui se sont mêlés de
critique littéraire ont eu devant les yeux ce modèle à peu
près parfait. L'Académie d'abord, qui semblait avoir donné
toute sa mesure dans cet opuscule et qui ne voulait pas
paraître avoir épuisé ses forces en une seule fois : le rêve de
s'égaler soi-même dans un ouvrage du même genre l'a han-
tée longtemps. De là, déjà au dix-septième siècle, son ébau-
che d'un commentaire de Malherbe. Plus tard, tandis que se
déroulent les péripéties du débat que nous avons retracé
dans notre premier chapitre, la grande ombre du petit chef-
d'œuvre plane sur ses délibérations. L'abbé de Saint Pierre
lui conseille de remplir un périodique de tous les « senti-
ments )) qu'elle pourrait avoir sur les bons auteurs. La cri-
tique du Cid est là pour garantir le succès d'une pareille
tentative : « Qu'importe que le hasard ait fait naître cet
ouvrage, s'écrie notre académicien : il est toujours heureux
que l'on y puisse voir le but du fondateur et ce qu'ont pu
produire au profit du public les premières conférences des
premiers académiciens. Combien les lecteurs ont tiré d'uti-
lité et d'agrément de ce premier petit essai A' observations
et combien l'on en pourrait tirer des ouvrages de même
espèce soit pour bien penser, soit pour bien écrire ce que
(i) Lettre à M. Lefebvre, 1732 (0. XXXIII, p. 296).
(2) Conseils à un journaliste (O. XXII, p. 25i).
LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES 223
l'on a bien petisé (i) ! » Pareillement, lorsque Valincour
expose son projet de classiques annotés, il a grand soin de
rappeler à ses confrères leurs premiers pas dans la carrière :
« Nous avons, dit-il, dans les Remarques de V Académie
sur le Cid et dans ses Observations sur quelques Odes de
Malherbe, un modèle très parfait de cette sorte de travail,
et l'Académie ne manque ni des lumières, ni du courage
nécessaire pour l'imiter et même pour le surpasser (2). »
Les Sentiments sur le Cid apparaissent ici ce qu'ils ont
fini par devenir, le prototype de nos commentaires d'auteurs
classiques. L'ouvrage n'est pas toujours nommé, mais tou-
jours on y pense au moins, comme Voltaire, lorsque dans
sa première lettre à Duclos, il s'enquiert des intentions de
l'Académie et qu'il demande si elle ne propose pas (( un petit
modèle auquel il faudra se conformer » (3). Jusqu'à La Beau-
melle qui, se disposant à commenter Voltaire de la façon
malveillante que l'on sait, annonce que « cette critique appar-
tient de droit à Messieurs de l'Académie française, puisque,
dit-il, j'y ai pris pour modèle celle qu'ils firent du (Jid » (4).
Il est bien certain que ce que l'on a principalement
admiré dans la critique du Cid par l'Académie, c'est sa
mesure. On a su gré à la compagnie naissante d'avoir résisté
aux suggestions de Richelieu et d'avoir apprécié le chef
d'œuvre de Corneille sans la passion que l'ancienne critique
mettait ordinairement dans ses jugements sur les écrivains et
les œuvres. Soit à cause d'une vieille habitude qui remontait
aux époques belliqueuses de l'humanisme, soit en vertu de
son principe même, la notion d'un goût absolu, les arrêts de
(i) Premier discours. . ., édit. de 1717, p 11.
(2) Avis, p, 6.
(3) (Euvres, XLI, p. 264.
(4) Lettre à Messieurs Philibert et Chirol, dans l'Année litté-
raire, 1770, IV, p. 2Ô6.
224 LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES
cette critique prenaient facilement une forme agressive qu'il
a fallu beaucoup de temps et des mœurs plus délicates pour
faire à peu près disparaître. Or, dans ses Sentiments sur le
CiV/, l'Académie semblait avoir évité cet écueil : elle avait opéré
de façon à laisser intacte la valeur de l'œuvre tout en signa-
lant ses taches. C'est ce que Pellisson fait très bien sentir dans
son éloge, lorsqu'il dit : « Je compte en premier lieu pour beau-
coup que, sans sortir des bornes de la justice, ces Messieurs
pussent satisfaire un premier ministre tout puissant en
France et leur protecteur, qui certainement, quelle qu'en fût
la cause, était animé contre le Cid... Que si ensuite vous
examinez ce livre de plus près, vous y trouverez un jugement
fort solide, auquel il est vraisemblable que la postérité s'arrê-
tera ; beaucoup de savoir et beaucoup d'esprit sans aucune
affectation de l'un ni de l'autre ; et depuis le commencement
jusques à la fin une liberté et une modération tout ensemble
qui ne se peuvent assez louer (i). » Voltaire à son tour pren-
dra soin de noter, à propos du même ouvrage, que « jamais
on ne s'est conduit avec plus de noblesse, de politesse et de
prudence et que jamais on n'a jugé avec plus de goût » (2).
Une critique « polie » qui ne blessait pas sa victime, une
critique au ton « sérieux et dogmatique », comme s'exprime
Fréron (3), voilà ce qui tout d'abord a frappé dans les
Sentiments sur le Cid. Mais on y remarqua autre chose
encoi'C : une critique approfondie ou, si l'on préfère, cons-
ciencieuse se substituant aux appréciations générales et
sommaires d'un ouvrage ; un essai — bien faible encore à
notre point de vue — d'analyser l'œuvre dont on veut dire
du bien ou du mal, de la comprendre par conséquent et d'en
donner une idée aussi exacte que possible ; et pour cela l'on
(i) Histoire de l'Académie, 1, p. 99.
(2) Remarques sur le Cid (O. XXXI, pp. 206-207).
(3) Lettres sur quelques écrits de ce tems, III (ijôo), p. i55.
LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES 225
suit une certaine voie, on adopte un plan, une méthode : on
commence par examiner le fond, la « conduite )) de la pièce,
les idées, les caractères, de quelle manière sont appliquées
les règles aristotéliciennes ; on passe ensuite à l'étude de la
langue et de la versification en faisant attention à chaque
vers, à chaque mot, de manière à motiver le sentiment
général par le plus grand nombre possible de sentiments
particuliers. Jusqu'au dix -neuvième siècle, les procédés de
la critique littéraire vraiment digne de ce titre, n'ont guère
changé. Dans le Zjrcée de La Harpe, des observations détail-
lées sur le style accompagnent encore l'analyse de chacune
des pièces de Voltaire. Mais nulle part ce plan n'est suivi
avec autant d'exactitude que dans les commentaires : la cri-
tique y mène de front un double enseignement, littéraire et
grammatical, dont les divers éléments se répartissent en
trois catégories parfaitement distinctes qui résument tout
l'art d'écrii'e, la Grammaire, la Poétique et la Rhétorique.
Tels sont, on s'en souvient, les termes mêmes employés
soit par l'abbé de Saint-Pierre pour faire valoir les avan-
tages de son journal d'observations (i), soit par Valincour
pour caractériser son projet destiné à tenir lieu des trois
ouvrages prévus par l'article 26 des statuts académiques (2).
L'Académie s'en sert à son tour lorsqu'elle décide d'entre-
prendre la critique à'Athalie, « parce que... l'examen de
cette pièce peut fournir beaucoup de réflexions curieuses et
(i) On y examinera, dit-il, « tout ce qui peut faire règle... tant
par rapport au dictionnaire et à la grammaire, que par rapport à
la poétique et à la rhétorique. » Premier discours..., édit. de 1717,
p. 12.
(2) « D'ailleurs rien ne sçauroit eslre plus uliie pour exécuter
■le dessein que l'Académie a tousjours eu de donner au Public
une Rhétorique et une Poétique : l'article 26 de nos Statuts porte
en termes exprès que ces ouvrages seront composez sur les obser-
vations de l'Académie. . . » Avis, p. 6.
F. — 15.
226 LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES
de remarques très utiles pour la langue, pour la rhéto-
rique et pour la poétique » (i). Dans la correspondance
de Voltaire, ils reviennent à tout instant, à la façon d'un
refrain, pendant que le châtelain de Ferney prépare son
grand ouvrage sur Corneille : a Ce sera, dit-il, une gram-
maire et une poétique au bas des pages de Corneille (2). »
Ainsi fixée dans son double ou triple objet — suivant les
cas — , la formule des commentaires embrasse la totalité du
programme de l'Académie tel qu'il est arrêté dès i635. C'en
est pour ainsi dire le couronnement, non que les commen-
taires soient mentionnés dans ce programme ; mais, par
d'autres moyens que ceux auxquels on avait primitivement
songé, ils en réalisent les principales dispositions.
11 existe néanmoins des commentaires critiques où l'une,
plus souvent même deux des trois branches qu'on vient de
mentionner, se trouvent négligées. Cela ne veut pas dire
que l'éditeur renonce à grouper les trois enseignements
de la grammaire, de la poétique et de la rhétorique, mais
il entend cette combinaison d'une manière particulière :
pour la rhétorique ou la poétique, il s'en remet à l'action
directe exercée par les chefs-d'œuvre, sans se poser en inter-
médiaire entre eux et leurs lecteurs, et il se réserve seulçment
d'intervenir pour la langue. C'est notamment ce qui carac-
térise le projet de Boileau ; en bornant le rôle du commen-
(i) Registres, II, p. 80. Cf. Ibid., II, p. 76 : « On a dit qu'il
vaudroit mieux entreprendre l'examen des meilleurs auteurs de
nostre langue pour en marquer les beautés et les défauts, que tout
ce qu'il y a de plus considérable dans la grammaire, dans la
rhétorique et dans la poétique entreroit dans ce travail qui rem-
pliroit en quelque sorte nos premiers engagements. »
(2) Lettre à d'Argental, 3 octobre 1761 (O. XLI, p. 466). Cf.
les lettres au même, 26 juin et 3i août; à Helvétius, 22 juillet; à
d'Alembert, i5 septembre ; à Cideville, 23 septembres ; à Daclos,
26 octobre et 25 décembre 1761, etc.
LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES aa^
tateur à l'étude de la grammaire, il ne néglige pas la pro-
pagation des bons principes de littérature : il le prouve par
son choix des classiques grecs et latins dont l'imitation figure
au nombre des principes essentiels de sa critique ; mais il
estime superflu de les annoter à ce point de vue. Il lui suflit
de prendre soin que leurs traductions françaises soient
« exemptes de fautes quant au style ». En cela consiste pour
lui toute la fonction du commentateur au besoin transformé
en (( correcteur )). L'Académie, sm'tout dans ses commen-
taires de la seconde moitié du siècle, l'abbé d'Olivet dans
ses Remarques de grammaire sur Racine et quelques autres
encore, comprennent leur rôle à peu près de la même façon
que Boileau, si bien que nous nous trouvons en présence
d'un certain nombre de travaux qui, au lieu de deux ou
trois espèces de notes, n'en fournissent qu'une seule, mais
essentielle : le commentaire grammaticaL
Sans doute, les commentaires apparaissent comme un
des monuments de la critique littéraire en général au dix-
huitième siècle; à beaucoup d'égards même, cette critique
n'a rien produit de plus intéressant à cette époque. Pour-
tant il ne faut pas perdre du vue qu'une telle œuvre relève
en premier lieu de la critique grammaticale. C'est la langue
qui sollicite tout d'abord l'attention des commentateurs
(( puristes » et qui reste leur préoccupation constante. Pour
n'être pas réellement secondaire, la question littéraire n'inter-
vient que subséquemment. A l'origine, comme on l'a vu, le
projet des commentaires entre en compétition avec celui
d'une grammaire dont il est destiné à tenir lieu; et sans
doute, il finit par l'emporter en particulier grâce au fait qu'il
cumule plusieurs objets ; mais l'objet principal, celui que
le commentateur n'imagine pas de pouvoir négliger, c'est
la langue. Il continue à en être de môme par la suite.
« Souvenez-vous, écrit Voltaire aux académiciens en leur
envoyant ses notes sur l'auteur de Cinna, souvenez-vous
que les étrangers doivent apprendre la langue française
.228 LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES
dans ce livre. Quand j'aurai oublié une faute de langage, ne
l'oubliez pas : c'est là l'objet principal. On apprend notre
langue à Moscou, à Copenhague, à Bude et à Lisbonne. On
n'y fera point de tragédies françaises ; mais il est essen-
tiel qu'on n'y prenne point des solécismes pour des beau-
tés (i). » Au reste, Voltaire ne se lasse pas de faire res-
sortir l'importance grammaticale de son commentaire :
(( C'est, dit-il, un moyen sûr de fixer la langue et d'éclaircir
tous les doutes des étrangers » (2) ; et ailleurs : « Cet ouvi-age,
encouragé par l'Académie française, pourra être de quelque
usage aux étrangers qui daignent apprendre notre langue
par les règles et aux légers Français qui l'apprennent par
routine (3). » De même, pour Bret, « il faut que notre jeu-
nesse, et surtout les étrangers, sachent ce que nous appelons
une faute de langue même chez nos grands écrivains (4). »
De fait, les commentaires où la langue n'occupe pas une
place d'honneur, sont rares ; du moins l'intervention j)lus ou
moins fréquente de la grammaire achève-t-elle d'en déter-
miner la physionomie en indiquant jusqu'à quel point l'au-
teur se rattache au mouvement qui nous occupe. Il est certain,
par exemple, que le commentaire de Brossette avec ses
quelques remarques sur la langue et le style perdues au
milieu d'une foule d'autres, n'a qu'une parenté lointaine
avec ceux de Louis Racine et de Voltaire qui repoussent
l'histoire au second plan, ou celui de l'abbé d'Olivet qui
l'élimine complètement aussi bien que la littérature.
(i) Lettre à d'Alembert, i5 septembre 1761 (O. XLI, p. 444)-
(2) Lettre à Jean Schouvalow, 19 septembre 1761 (O. XLI,
p. 45o).
(3) Lettre au marquis Albergati Capacelli, 8 juillet 1761 (O.
XLI, p. 359). Cf. les lettres du i3 juillet à Gapperonnier, du
12 juillet à Duclos, du 5 août à M°" d'Epinai, du 34 août à Sénac
de Meilhan, etc.
(4) Discours préliminaire à son édition des Œuvres de Molière,
p. 5.
LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES 229
m
La forme des commentaires pourrait encore donner lieu
à d'autres observations : un certain nombre furent publiés
indépendamment des textes commentés ; quelques-uns sont
restés à l'état de manuscrits. Mais comme ces aspects par-
ticuliers dépendent de circonstances fortuites, nous ne
voulons pas y insister autrement que pour faire ressortir
l'extrême diversité d'une œuvre qui dérive pourtant d'une
conception unique. Notre examen général de l'entreprise des
commentaires est terminé : après avoir montré l'origine et
l'esprit de cette entreprise, nous avons promené nos regards
sur l'ensemble de ses résultats, tels qu'ils apparaissent lors-
qu'on les considère du dehors. Il resterait à analyser
d'une manière détaillée chacun des commentaires, si l'on
voulait en extraire les renseignements utiles pour la con-
naissance de l'histoire organique de la langue. D'ores et déjà,
l'inspection à laquelle nous venons de procéder, permet de
discerner ceux d'entre eux qui méritent plus particulière-
ment d'être consultés à ce point de vue, et ceux dont la cau-
tion, pour des raisons diverses, n'apparaît pas suffisante. On
se rend compte, par exemple, que les observations d'un fou
comme d'Açarq ou d'un compilateur comme Saint-Marc ne
doivent pas être prises en sérieuse considération. Les notes
rapides de Voltaire sur Corneille n'ont probablement pas
non plus la même valeur que le commentaire longuement
médité et remanié de l'abbé d'Olivet, ce qui ne veut pas dire
qu'il faille les négliger tout à fait. A cet égard, les commen-
taires dont l'enseignement est le plus pi-écicux par les
lumières qu'il peut fournir sur l'état de la langue, ont été
composés par l'Académie. Ce qui les signale en première
ligne à notre attention, c'est d'abord la conscience dont ils
23o LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES
témoignent en général, c'est ensuite et surtout l'autorité de
la haute assemblée dont ils émanent. Plus que de toute
autre œuvre du même genre par conséquent, leur dépouille-
ment s'impose, et nous comptons bien satisfaire prochaine-
ment à ce besoin dans la mesure de nos forces.
Auparavant nous pouvons déjà tirer quelques conclusions
des recherches auxquelles nous venons de nous livrer. Après
avoir observé l'espèce de transformation subie par le pro-
gramme primitif des puristes, tel qu'ils se l'étaient officielle-
ment tracé au dix-septième siècle, après avoir étudié l'œuvre
à laquelle cette transformation a donné naissance, nous
avons le devoir en terminant d'en marquer le sens et d'en
fixer la portée au point de vue de l'histoire générale du
purisme.
Différents projets d'ouvrages plus ou moins systémati-
ques, grammaires, dictionnaires, recueils d'observations, etc.,
où doivent être consignés les résultats d'une vaste enquête
sur la langue française, voilà ce qu'on découvre au com-
mencement de cette histoire, et à la fin, nous nous trouvons
en présence des commentaires d'auteurs classiques. Ces deux
catégories d'ouvrages correspondent évidemment à des états
d'esprit différents.
Les puristes, avons-nous dit au début de ce travail, se
sont donné tout d'abord pour tâche d'épurer la langue fran-
çaise, de la débarrasser de tout bagage inutile ou encombrant,
d'y introduire plus d'ordre et de régularité, en un mot
d'aider à son perfectionnement sans entraver sa marche.
Plus tard, ils renoncent à poursuivre cet objet qui nécessite
un travail de longue haleine et devant lequel se dressent
plus d'obstacle qu'ils n'avaient supposé, pour se consacrer à
une œuvre d'une utilité plus immédiate et que les circons-
tances rendent nécessaire. Les transformations trop rapides
à leur gré de la langue française parvenue à son plus haut
LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES 23l
point de perfection d'où elle commence à redescendre,
sollicitent presqu'uniquement leur attention, au point qu'ils
n'ont plus d'autre idée que d'enrayer, si possible, cette déca-
dence : besoins nouveaux qui réclament l'emploi de nouveaux
instruments. Les chefs-d'œuvre de l'art classique érigés en
modèles dont il est défendu de s'écarter, leur servent à cons-
truire la digue indispensable pour contenir l'irrésistible
torrent. Dans ce travail, les commentaires jouent le rôle du
mortier qui sert à lier les parties et à les consolider. Désor-
mais tous leurs efforts sont voués à cette entreprise ; elle
leur est imposée par l'obligation d'une action pratique,
énergique et aussi rapide que possible. D'organisateur qu'il
avait été primitivement, le purisme se fait ainsi conservateur.
Il donne en même temps dans tous les excès propres aux
régimes réactionnaires : il a tellement peur que la langue ne
lui échappe, qu'il la maintient entre des limites toujours
plus étroites, sans se douter des révolutions qu'il prépare
de cette manière, car il faudra bien qu'un jour, poussés à
bout par cette contrainte estcessive, les écrivains s'insur-
gent. Cette tentative tyrannique est un des grands faits qui
dominent l'histoire de la langue littéraire au dix-huitième
siècle. Elle explique l'antagonisme croissant entre le purisme
et l'esprit philosophique énjancipateur qui met aux prises
non seulement les hommes entre eux, mais encore un même
homme avec lui-même, comme Voltaire , d'Alembert ou
Marmontel permettent de le constater.
L'entreprise des commentaires est le principal témoin de
cette lutte du côté réactionnaire. Si elle se continue au dix-
neuvième siècle, c'est que précisément la lutte n'est pas
encore terminée à la fin du dix-huitième, mais qu'elle se
prolonge au-delà, tout comme la rivalité des classiques et des
romantiques avec laquelle elle finit par se confondre. Vau-
gelas s'achève en Voltaire, cela est certain; mais ce qui
ne l'est pas moins après ce que nous venons de voir, c'est
232 ' LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES
que cette incarnation nouvelle ne va pas sans un changement
notable de physionomie. Il reste que les « commentateurs »
n'ont probablement pas aussi bien réussi dans leur tentative
que les « organisateurs » .
On peut en entrevoir les raisons. L'œuvre des commen-
tateurs s'organise lentement et leur effort se disperse sur un
long espace de temps. Il n'y aurait à cela que moitié mal si,
d'accord sur le principe, c'est-à-dire la nécessité d'endiguer
la langue, ils s'étaient également concertés sur l'exécution,
de manière à communiquer à l'ensemble des résultats une
apparence d'unité ou de conformité. Plus que dans la période
précédente de l'histoire du purisme, une organisation du
travail s'imposait. Voltaire l'a senti, a fait quelques efforts
dans ce sens et finalement n'a que très peu réussi, parce que
son pouvoir avait des bornes. L'Académie avait là une tâche
toute tracée, mais elle s'est crue au-dessous d'elle, ou peut-
être, avec une sagesse dont elle a donné d'autres preuves,
s'est-elle méfiée de sa propre puissance. Dira-t-on qu'elle ait
eu complètement tort ? Quoi qu'il en soit, il en est résulté
qu'elle s'est tenue sur une extrême réserve, au point qu'elle
a renoncé à publier ses propres commentaires. Les consé-
quences de cette abstention ont dépassé le cercle étroit de la
compagnie, puisqu'il est permis de supposer que toute l'œuvre
des commentateurs s'en est ressentie, chaque grammairien
l'entendant à sa manière qui n'était pas tout à fait la même
que celle des autres. De là les disproportions de l'ensemble,
non seulement à cause de la forme donnée aux œuvres, mais
aussi par la répartition très inégale des commentaires entre
les principaux écrivains classiques. Nous avons vu que ces
inégalités s'expliquaient par certaines préférences, mais elle
n'en ont pas moins nui à l'eflicacité d'une œuvre où il ne
fallait pas que les commentaires eussent l'air de se super-
poser les uns aux autres, ni surtout de se contredire, et où
il importait que tous les classiques français eussent une
LA COMPOSITION DES COMMKNTAIRES 233-
place équivalente. C'est là, l'on n'en peut douter, une des
principales causes de la faiblesse des commentateurs. Assu-
rément, rien ne les empêchait de se répéter, mais au moins
l'auraient-il dû faire méthodiquement, et la méthode est ce
qui leur a le plus manqué.
Ils travaillent sous une impression, la même à peu près
pour tous, mais dont les effets peuvent être très divers. Ils
s'érigent en juges de la langue, mais trop souvent sans autre
référence que leur sentiment personnel, leur propre manière
d'interpréter la grammaire et l'usage. Ce n'est pas le meilleur
moyen de faire aboutir un enseignement aussi dogmatique.
A défaut d'un contrôle supérieur sans lequel il ne devait
inspirer qu'une demi confiance, cet enseignement aurait dû
se fonder sur une doctrine fermement arrêtée ; or nous avons
vu qu'au contraire de leurs prédécesseurs du dix-septième
siècle, les grammairiens du dix-huitième avaient oscillé entre
divers principes qui ne pouvaient manquer de les solliciter
contradictoirement. La faiblesse de leur stratégie n'est com-
parable qu'à la vanité de leur entreprise, celle d'arrêter une
langue, fût-ce une langue littéraire, en un point donné de son
évolution, de l'immobiliser dans ses formes acquises, sans
imaginer qu'à un certain moment ces formes pourront être
remplacées par d'autres pour le plus grand bien de la langue
et de la littérature.
Nous n'entendons pas par là qu'il faille abandonner une
langue à toutes ses impulsions, ni surtout aux caprices de
ceux qui la gouvernent momentanément : pareille indiffé-
rence ne sied qu'au linguiste chez qui c'est une attitude
strictement scientifique : la langue passe sous ses yeux, il
l'observe dans son mouvement spontané, le seul qui l'inté-
resse, et s'étonne qu'on puisse chercher à lui faire violence
ou simplement à la soustraire aux influences pernicieuses.
Tout autre est le point de vue de l'homme de goût, de celui
qui, préoccupé de la beauté littéraire d'une langue, estime
234 ^^ COMPOSITION DES COMMENTAIRES
qu'elle n'a pas de meilleur soutien qu'une tradition glo-
rieuse. Certes le passé ne doit point asservir un idiome,
mais il l'enrichit de toutes les expériences acquises parmi
lesquelles il est légitime de choisir celles qui ont donné les
meilleurs résultats. Partout où l'on sent vivre la langue d'une
vie intense et magnifique, partout où l'arbre déploie une
frondaison luxuriante, on recueille la sève nourricière des
œuvres durables. A ce titre la langue des chefs-d'œuvre du
dix-septième siècle, non pas d'un ou deux chefs-d'œuvre,
mais de tous, n'a pas cessé de mériter notre vénération.
L'écrivain d'aujourd'hui, dont la démarche est rendue hési-
tante par tant d'influences contradictoires, y cherche d'ins-
tinct un terrain solide ; elle l'assure contre le mirage séduc-
teurs des sables mouvants. Voilà ce qu'on peut encore retenir
de l'enseignement des puristes. Il est fâcheux qu'ils l'aient
compromis par leurs exagérations ; il l'est bien davantage
qu'ils l'aient en quelque sorte faussé par l'intervention abu-
sive d'autres principes.
Cet enseignement est en effet à double face, comme nous
avons essayé de le faire sentir. C'est même une question de
savoir jusqu'à quel point les puristes ont été leurs propres
dupes, s'ils ont vraiment cru qu'ils établissaient le règne des
écrivains du grand siècle en les soumettant au joug de leur
grammaire. Il est probable qu'ils ont été parfaitement sin-
cères en agissant ainsi ; mais leur méthode n'en a pas moins
abouti à la déformation violente du principe qu'ils préten-
daient consacrer. Nous avons montré qu'à un moment donné
même, elle en était tout simplement la négation, lorsque,
choisissant leurs exemples dans les auteurs, les grammai-
riens les prenaient indifféremment de droite et de gauche.
Les commentateurs, eux, ne vont pas tout à fait aussi loin ;
il en résulte qu'à un certain point de vue, leur œuvre appa-
raît comme une réaction salutaire contre les exagérations
d'autres grammairiens. Au moins, elle met l'accent sur les
LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES 235
seuls écrivains vraiment dignes de servir de modèles, au lieu
que ces grammairiens, en substituant complètement leur
pouvoir à celui des chefs-d'œuvre, finissaient par traiter tous
les auteurs, bons ou médiocres, sur le même pied. Une sorte
d'étape intermédiaire dans ce déplacement d'autorité, tel
est, par conséquent, un nouvel aspect, non le moins atta-
chant, de l'œuvre des commentateurs. Avec plusieurs autres,
il justifie le temps et la peine que nous venons de consacrer
à la faire revivre.
APPENDICES
APPENDICE I
CORRESPONDANCE GRAMMATICALE DE L ACADEMIE FRANÇAISE
AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE.
L'académie pense que la première des deux phrases, Il
VLjy a qu'à la Comédie françoise que l'on parle bien, est la
moins mauvaise des deux ; mais qu'elles ne valent rien ni
lune, ni l'autre et qu il faut dire ce nest quà la Comédie
françoise que l'on parle bien ; ou, Il n'y a que la Comédie
françoise où l'on parle bien.
Quant à l'assertion que ces phrases énoncent, il s'en faut
bien qu'elle soit incontestable.
à l'Académie le 27 janvier 178'i.
d'Alembert,
secr. perpétuel.
Billet autographe sans adresse conservé aux archives de
l'Académie française.
B
Lettre à M. d'Alembert, secrétaire de V Académie fran-
çoise, sur deux questions grammaticales.
Nous avons, Monsieur, plusieurs bons ouvrages sur noire
a4o APPENDICES
langue, et nous n'avons pas un corps complet de principes
généraux et particuliers, qui soit marqué au sceau de la
certitude. L'Académie françoise, dont la destination est de
travailler à la perfection du langage, peut seule, dans cette
matière, dissiper les doutes et fixer l'opinon ; personne ne
lui en conteste l'autorité. Elle a composé un dictionnaire ;
il est à désirer qu'elle s'occupe maintenant à faire un code
de loix grammaticales pour la correction, la pureté, l'élé-
gance du style. S'il existoit, on ne se laisseroit point entraî-
ner par les mauvais exemples des bons auteurs, l'étude de
notre langue seroit moins dilïicile, et l'on ne seroit pas rebuté
des contradictions dans lesquelles nos grammairiens tombent
assez souvent. Je me bornerai, Monsieur, à en citer une ou
deux.
Vaugelas, Régnier-Desmarais, Lancelot et Arnaud disent
que le participe précédé de son régime absolu ne doit pas se
décliner lorsqu'il est suivi d'un nominatif ; ils le l'ont égale-
ment indéclinable quand il est suivi d'un adjectif qui se
rapporte au régime ; par exemple : La réputation qu'a eu
Voltaire, ne diminuera pas dans les siècles à venir. Il est
des philosophes que la bienfaisance autant que les écrits
on ^ rendu dignes des plus grands éloges. Quelques mem-
bres de l'Académie françoise ont mis cette opinion en pra-
tique. Girard, d'Olivet, Duclos, M. Wailly pensent différem-
ment. Selon Restant, on peut embrasser l'un et l'autre avis.
Dans ce choc des esprits, dans ce flux et ce reflux de
systèmes contraires, peut-on, Monsieur, porter un jugement
qui ait une base plus solide que celle des probabilités ; et
les probabilités, quelque fortes qu'elles soient, sont-elles
capables d'opérer l'évidence ? Que la loi soit écrite ; alors
tout raisonnement, tout calcul incertain cessera, il n'y aura
plus matière aux conjectures ; l'usage, qui est le juge et la
règle du langage, sera déterminé, et l'on ne s'agitera pas
vainement à la poursuite d'une lumière qu'on ne peut attein-
APPENDICES 241
dre que par un concours unanime. D'ailleurs le participe est
une des matières les plus embarrassantes, les plus com-
pliquées de notre langue, et demande principalement des
règles qui le mettent à l'abri de l'opinion arbitraire.
Cette loi, ces règles, Monsieur, le corps littéraire qui a si
dignement déposé sa plume entre vos mains, devroitles créer.
L'esprit de justesse et de clarté qui caractérise vos ouvrages,
assureroit à la grammaire de l'Académie une approbation
universelle. Ce travail ne sçauroit être regardé comme minu-
tieux que par des ignorans. Les meilleures pensées perdent
la plus grande partie de leur prix, lorsque les expressions et
les tournures dont elles sont revêtues, choquent les principes.
César fit un traité sur l'analogie des mots. (( Il n'est pas
méprisable, dit Cicéron, d'enseigner ce qu'il est beau de
connoître. » Ce grand homme, après avoir accablé les Sylla,
les Verres, les Catilina, sous le poids de son éloquence, et
vengé ses amis des accusations odieuses qu'on leur imputoit,
ne crut pas compromettre sa gloire en traçant les règles de
l'art oratoire. Son livre intitulé V Orateur, chef d' œuvre de
raison et de goût, couronna sa vieillesse.
Je suis, etc.
De Tresséol (i).
A Paris, le 1 2 déeembre iy^8.
La réponse de M. d'Alembert à la lettre précédente porte
en substance que, dans les deux exemples cités, le parti-
cipe doit se décliner ; qu'il sçait bien que tout le monde n'est
pas de cet avis, surtout pour le cas où le participe est suivi
de l'adjectif, mais qu'il n'en voit point de solides raisons, et
que les bons auteurs, comme Racine, y sont opposés ; que
cette question des participes a d'autres difficultés beaucoup
(i) Probablement Roubaud de Tresséol (i;74o-i788),le frère de
l'auteur des Nouveaux synonymes françois.
P. — ic.
242 APPENDICES
plus grandes, et que l'Académie s'en est occupée longtems
et s'en occupe quelquefois encore, la besogne en valant la
peine, comme l'observe très bien M. de Tresséol.
Journal encyclopédique, 1779, I, pp. 326-328.
Monsieur,
L'académie françoise, à qui j'ai fait part de votre lettre,
pour vous procurer une décision plus sûre, n'est point dans
l'usage de rendre publiques, par la voie des journaux, ses
réponses aux questions qu'on lui propose ; mais elle me
charge de vous faire parvenir directement sa décision sur la
difficulté qui fait l'objet de votre lettre.
Elle pense que dans la phrase proposée, et dans toutes
celles du même genre, l'usage, en cela conforme à la syntaxe,
autorise généralement l'imparfait au second membre, dans le
cas même où la chose dont il s'agit, n'est pas contingente ;
mais qu'il y a cependant des cas où il est permis, et peut-être
mieux d'employer le présent, surtout quand la chose dont il
s'agit, est une vérité incontestable, nécessaire et généralement
reconnue, par exemple une pi'oposition de géométrie, etc.,
ou quand le premier membre de la phrase exprime une
assertion absolue, comme f ai prouvé, j'ai démontré, quoique
la proposition ne soit pas même alors à l'abri de toute diffi-
culté.
En conséquence de ce principe, l'académie croit, Mon-
sieur, que la phrase proposée dans votre lettre ne portant
ni le caractère d'une assertion absolue, ni celui d'une vérité
incontestable, on doit mettre l'imparfait au second membre.
Permettez-moi, Monsieur, de joindre à cette réponse de
l'académie, les remercîments que je vous dois pour tout ce
que votre lettre contient d'obligeant et de flateur sur mon
APPENDICES 243
compte, et les justes éloges que mérite cette même lettre par
la manière aussi nette que précise dont la question est pro-
posée. C'est pour cette raison que l'académie a cru devoir y
répondre plus en détail qu'elle ne fait ordinairement aux
questions qu'on lui propose.
J'ai l'honneur d'être, etc.
d'Alembert.
Cette lettre insérée dans le Journal de la langue française de
Domergue, à la date du i" octobre 1784 (1, pp. 747^^)» ^st intro-
duite de la manière suivante par « un abonné au Journal de la
langue française » :
« Notre ancien lieutenant-général de police, M. de Royer,
publia, il y a quelque temps, un mémoire extrait du grand dic-
tionnaire de jurisprudence auquel il travaille. Ce mémoire ren-
ferme une phrase qui donna lieu à une dispute grammaticale assez
vive.... y'ai cru que le caractère essentiel d'un livre classique
de jurisprudence est de rendre la Jurisprudence plus aimable et
moins rebutante.Fa.iii-il dire, dans celle dernière phrase, le présent
est ou l'imparfait étoit ? Telle fut la questlion. Un homme de lettre
distingué, M. de Landine, écrivit à M. d'Alembert pour le prier
de la résoudre : voici quelle fut la réponse du secrétaire de l'aca-
démie. » (Suit la lettre) .
APPENDICE II
QUELQUES OUVRAGES GRAMMATICAUX
DÉDIÉS OU PRÉSENTÉS A l'ACADÉMIE FRANÇAISE
AU DIX-HUITIÈME SIECLE.
N. B. Le signe * indique que l'auteur est un académicien.
Ouvrages dédiés
* Régnier-Desmarais. — Traité de la grammaire fran-
çaise, Paris, 1705, in-4°.
L'abbé Desfontaines. — Racine vengé ou examen des
rembarques grammaticales de M. l'abbé d'Oliçet sur les
œuvres de Racine, Avignon, 1739, in-12.
La dédicace de cet ouvrage parut à bon droit suspecte à l'Aca-
démie qui la repoussa. Cf. les Registres, 19 janvier 1739.
L'abbé Annibale Antonini. — Principes de la grammaire
française pratique et raisonnée, Paris, 1763, in-12.
Anonyme. — Nouvelle grammaire française pratique et
raisonnée, avec un traité de la prononciation et de Vortho-
graphe et un précis des règles de la versification française,
Paris, Duchesne, 1761.
Cet ouvrage inconnu à Barbier et à Stengel, est signalé dans
le Journal encyclopédique de l'année 1761, I, 2'"e partie, p. 146.
APPENDICES 245
* Voltaire. — Théâtre de Pierre Corneille avec des com-
mentaires, s. 1., 1764, 12 vol. in-8°.
* L'abbé d'Olivet. — Remarques sur la langue françoise,
Paris, 1767, in-i2.
Beauzée. — Grammaire générale ou exposition raisonnée
des éléments nécessaires du langage pour servir de fonde-
ment à l'étude de toutes les langues, Paris, 1767, 2 vol. in-8°.
Sébastien Cherrier. — Grammaire françoise.
Cet ouvrage communiqué en manuscrit à l'Académie qui en
accepta la dédicace {Registres, 2 août 1773), ne figure pas dans
la liste assez étendue des écrits de S. Cherrier. 11 ne paraît pas
avoir été publié.
Fauleau. — Essai sur les mots figurés.
Cet ouvrage dont l'Académie accepta la dédicace {Registres,
29 novembre 1784), a échappé à toutes nos recherches. 11 a dû
cependant être pubhé, comme en témoigne la note suivante qu'on
lit dans la Métaphysique de Id langue françoise du même auteur,
Paris, 1786, in-8° : a Le Privilège du Roi se trouve à la suite du
Traité des mots figurés. »
L'abbé Roubaud. — Nouveaux synonjymes françois,
Paris, 1785, 4 vol. in-8".
Cet ouvrage obtint le prix d'utilité en 1786 {Registres, 3 et
25 août 1786).
B
Ouvrages présentés
* L'abbé de Dangeau. — Réflexions sur la granmaire
fransoise, Paris, 1717, in-8' {Registres, 16 décembre 1717,
5 octobre 1720).
D'Artis. — Alphabet naturel et méthodique pour appren-
24^ APPENDICES
dre avec Jacilité la lecture et Vortographe de langue fran-
çoise (Registres, 8 novembre lyaS).
Cet ouvrage qui n'est mentionné dans aucune bibliographie,
a peut-être été présenté à l'état manuscrit.
Pierre Restaut. — Principes généraux et raisonnes de la
grammaire française, Paris, i^Sa (2""= édit,), in-ii {Re gistres ,
28 juillet i;;32.)
Présentés par Restaut en personne.
Du Mas. — La Bibliothèque des enfans ou les premiers
élémens des lettres..., Paris, i^33, 4 vol. in-4° (Registres,
10 mai 1734).
* L'abbé d'Olivet. — Traité de la prosodie française,
Paris, 1736, in-i2 (Registres, 22 octobre 1^36).
Un fragment de cet ouvrage avait été lu par l'auteur dans la
séance du 26 juin 1786. Cf. Registres, II, p. SgS et d'Olivet, lettre
au P' Bouhier, 28 août 1^36 (Histoire de V Académie, II, p. 435).
* L'abbé d'Olivet. — Remarques de grammaire sur
Racine, Paris, 1738, in-12 (Registres, i" avril 1738).
L'abbé Desfontaines. — Racine vengé... (Registres, 19
janvier 1739).
Voir aux Ouvrages dédiés.
* L'abbé Girard. — Les vrais principes de la langue fran-
çaise, Paris, 1747, 2 vol. in-S° (Registres, 16 février 1747)-
* L'abbé d'Olivet. — Remarques sur la langue françoise...
(Registres, 20 août 1767).
Voir aux Ouvrages dédiés. C'est cet ouvrage que les Registres
entendent probablement par la « nouvèle édilion de ses Essais de
grammaire ».
L'abbé Girard. — Sjynonjymes français, Paris, 1740
(3e édit.), in-12 (Registres, 5 décembre i744)'
APPENDICES a47
Beauzée. — Grammaire générale. . (Registres, 22 août
1767).
Voir aux Ouvrages dédiés.
* L'abbé de Radonvilliers. — De la manière d'apprendre
les langues, Paris, 1768, in-S° (Registres, 17 février 1768).
* L'abbé Girard et Beauzée. — Sj^nojvymes français. . .
Paris, 1769, 2 vol. in-8'' (Registres, 11 janvier 1773).
L'Académie espagnole.— Diccionario de la lengua castel-
lana. Madrid, 1770, 6 vol. in-f»
Id. — Gramatica de la lengua castellana, Madrid, 1771,
in-i2.
Id. — Ortografia delà lengua castellana, Madrid, in-12
(Registres, 24 avril 1773).
L'envoi de ces trois ouvrages avait été annoncé dès l'année
précédente. Cf. Registres, 2 juillet, 6 aovlt, i-^ août 1772.
De Sanseuil. — An analysis of the french orthogra-
phe . ., Londres, 1772, in-4° ou in-S".
Id. — Bachygraphy of the french verbs, Londres, 1772,
in-4'' on in-8<' (Registres, 3 juin 1773).
Bret. — Œuvres de Molière, aoec des remarques gram-
maticales..., Paris, 1773, 6 vol. in-80 ('i?e^îs^r<?.s, 8 juillet 1773).
Séb. Cherrier. - Grammaire française .. . (Registres,
2 août 1773).
Voir aux Ouvrages dédiés.
Daniel Lescallier. — Vocabulaire des termes de marine
anglais et français, Londres, 1777, in-4° (Registres, 3o
janvie*r 1777).
Ant. Court de Gcbelin. — Le Monde primitif analysé et
comparé avec le monde moderne, Paris, 1773-1784, 9 vol.
in-4° (Registres, 1778-1781).
Le tome V {Dictionnaire étymologique de langue française) a
24^ APPENDICES
été présenté le 19 mars 1778, le tome VI, le 23 décembre 1779, le
tome VII, le !*■■ mai 1780, les premières feuilles du tome IX, le
23 décembre 1780, les tomes VIII, I, II (Grammaire universelle),
III (Histoire naturelle de la parole) et IV, le 2 juillet 1781. L'ou-
vrage entier fut couronné du prix Valbelle en 1780 {Registres, \l\,
p. 466).
De Gourault. — Nouvelle méthode pour apprendre à
lire (^Registres, 23 juin 1780).
Nous n'avons pas pu identifier cet ouvrage.
Ant. Court de Gébelin. — Dictionnaire étymologique et
raisonné des racines latines, Paris, 1780, in-80 (Registres,
23 décembre 1780).
De Wailly. — Principes généraux et particuliers de la
langue françoise, Paris, 1780, (9'"'' édit.), in-12 (Registres,
3o novembre 1780).
De Wailly fut récompensé du prix Valbelle en 1787 (Registres j
25 août 1787).
Id. — L'orthographe des dames..., Paris, 1782, in-12
(Registres, 2 décembre 1782).
De Piis. — L'harmonie imitative de la langue française,
poème en quatre chants, Paris, 1786, in-12 (Registres,
12 novembre 1786).
L'abbé Roubaud. — Nouveaux symnymes françois , . .
(Registres, 26 février 1786).
Voir aux Ouvrages dédiés.
[Tournon], — Les promenades de Clarisse et du marquis
de Valzé, ou nouvelle méthode pour apprendre les principes
de la langue et de V orthographe françaises, à l'usage des
«frtmes, Paris, 1784-1787, 2 vol. in-12 (^e^/s^/vs, 3 juillet 1786).
L'abbé Gaultier. — Leçons de grammaire , . . , Paris, 1787,
in-8° (Registres, 3i janvier 1788).
APPENDICE m
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
SUR LES COMMENTAIRES GRAMMATICAUX d'aUTEURS CLASSIQUES
RÉDIGÉS AU DIX-HUITIÈME SIECLE.
I . — Fables choisies mises en vers par Monsieur de la
Fontaine, avec la vie d'Esope. Nouvelle édition augmentée
de petites nottes pour en faciliter l'intelligence. A Paris,
quay des Augustins, chez Michel David, à la Providence.
M.DCG.XV. Avec privilège du Rojr.
In-S» de 5o6 pp.
Cette publication n'offre pas d'autre intérêt que d'être le pre-
mier spécimen de classique français annoté à l'usage de la jeu-
nesse. Les petites nottes expliquant les archaïsmes, les principales
expressions techniques, mythologiques, etc., sont insignifiantes.
On en peut dire autant du commentaire de Coste (Paris, 174^1
pet. in- 12) si souvent reimprimé et des remarques du P. JouvanCy
vraiscroblement contemporaines des petites notes (le P. Jou-
vancy est mort en 1719), mais publiées seulement en 1807 (Fables
de La Fontaine avec des notes sur la mythologie^ l'histoire et la
littérature, par le Père Jouvency. A Liège, chez Fr. Lemarié,
imprim. -libraire, proche l'Hôtel-de- Ville, N" 81, i8oy. 2 t. en
un volume in-12 de 376-38 ppO-
II. — Œuvres de M^ Boileau-Despréaux, avec des éclair-
cissemens historiques donnez par lui-même. A Genève, chez
Fabriet Barillot. M.DCC.XVI.
25o APPENDICES
2 vol. în-4'' de xxvni-5o6et 427 pp. (sans la Table).
Le commentaire de Brossette, monument élevé par un ami à
la gloire du maître, est divisé en trois parties. La première, inti-
tulée Changemens, donne les variantes du texte ; la seconde, sous
la rubrique Remarques, contient les « éclaircissemens histo-
riques » mêlés d'observations critiques sur le style et la langue ;
la troisième, les Imitations, mentionne les passages d'auteurs
anciens imités par Boileau.
III. — Remarques de l'Académie françoise sur le Quinte-
Curce de Vaugelas, commencées en 1723.
Manuscrit in-4°, déposé aux archives de l'Académie française.
« Après ce titre qui se trouve sur le feuillet de garde (v°), vient
la note suivante : « Les premiers feuillets, tant du premier tome
« que du second, ont été égarez. » Les archives de l'Académie ne
possèdent plus que ce second volume paginé i4 269 et terminé, au
verso delà page 269, par le mot /in. » Cette description due à
l'éditeur des Registres (II, p. io4, n. 1) a besoin d'être à la fois
rectifiée et complétée. M. Marty-Laveaux n'a pas vu que le
manuscrit est divisé en deux parties paginées i4-i36 et 1-270. Il
ne manque par conséquent à l'ouvrage que les treize premières
pages du tome premier. Le tome second est complet, précédé du
titre suivant : Remarques de l'Académie sur le Quinte-Curce de
M. de Vaugelas, tome second. M. Marty-Laveaux a dû être induit
en erreur par les renvois au texte de Vaugelas qui figurent en
marge du manuscrit. Le premier indique la page 281 qui, dans
l'édition du Quinte-Curce utilisée par l'Académie, correspond à
peu près au premier quart du livre III. Les 280 premières pages
du volume sont occupées par les Suppléments de Freinshcim,
traduction Du Ryer, dont l'Académie ne s'est pas occupée, et par
le commencement de la traduction du livre 111 dont la critique
s'est perdue avec les treize pages du manuscrit qui manquent.
Le manuscrit, d'une belle écriture de copiste, présente en
quelques endroits des corrections ou des surcharges dues à une
(ou plusieurs ?) mains étrangères qu'il n'est pas possible d'iden-
tifier ; on peut croire toutefois que ces rectifications sont à peu
près contemporaines du manuscrit.
APPENDICES a5l
Quant à la date de 1723 donnée avec le titre, elle n'est précisé-
ment pas de la même écriture que le manuscrit ; elle a contre
elle le témoignage formel des Registres qui placent la composi-
tion du commentaire entre le i3 juillet i^iget le 26 septembre 1720.
Plus tard, l'Académie décida de ne pas le publier avant d'avoir
terminé la revision du Dictionnaire. En attendant, « afin que la
coppie de ces Remarques ne s'égare point», elle ordonna qu'elle
o seroit mise dans sa cassette et pour n'en être point tirée sans
son ordre » (Registres, 11 octobre 1728).
IV. — Examen à'Athalie par l'Académie française (i).
Cet ouvrage a paru tout d'abord dans l'édition des Œuvres
complètes de Jean Racine avec le commentaire de M. de La-
harpe, 1807, in-80, V, pp. 245-264, sous le titre de Sentimens
de l'Académie française sur Athalie (par analogie avec les Sen-
timents de l'Académie française sur le Cid). a Ce fut vers 1730,
disent Ips éditeurs, que l'Académie française décida de faire à la
tragédie d' Athalie l'honneur que cette compagnie avait fait autre-
fois au premier chef-d'œuvre de Corneille. » Rappelant ensuite
que dans ses Remarques de gramm.aire sur Racine, l'abbé d'Oli-
vel s'est dispensé d'examiner Athalie en alléguant la prochaine
publication de l'Examen académique, ils ajoutent : « Malgré cette
annonce, les Sentimens de l'Académie sont restés ensevelis dans
ses carions, et c'est nous qui en faisons jouir le public pour la
première fois, en imprimant la copie qui nous a été remise et que
nous tenons d'une main très sûre. » Quelle est cette main ? Nous
ne le saurions probablement pas encore sans le marquis de La
Rochefoucauld-Liancourt qui put, on ne sait comment, contempler
le précieux manuscrit et qui en donne une description dans ses
Études littéraires et morales de Racine, Paris, i855, I, pp. 142
et sq. A la suite des renseignements fournis par les éditeurs de
1807 sur la date de l'Examen, il écrit : « Mais ce travail ne tut pas
encore publié à cette époque et i)eut-être ne le serait-il pas même
aujourd'hui, si La Harpe n'avait pas eu l'idée de commenter
Racine, il sentit que la publication du travail de l'Académie joint
(i) Titre de l'édition La Rochefoucauld-Liancourt.
252 APPENDICES
à son édition lui donnerait plus de prix, etd'Alembert, alors secré-
taire, lui livra le manuscrit. Toutefois, ils firent à l'examen de
l'Académie un grand nombre de changements sans les lui sou-
mettre et sans prendre son avis. » Suit le détail des articles
supprimés et des corrections faites par d'Alembert (pp. 147-159) ;
il n'est pas tout à fait identique dans la seconde édition des Études
littéraires, celle de i856. Tels quels, les renseignements du
marquis de La Rochefoucauld-Liancourt sont inestimables, mais
on aimerait les sentir fondés sur une critique plus exigcnte et qui
mît moins de coquetterie à dissimuler ces sources.
Sur l'époque où l'Examen fut rédigé, voici ce qu'on peut dire
de plus que les éditeurs de 1807. On lit dans les Registres à la
date du 28 septembre 1720: « Aujourd'huy, M. le SeC" a remis à
la Compagnie les remarques qu'elle avoit faites sur VAthalie de
M. Racine, afin qu'elle les revoye et qu'elle y change ce qu'elle
jugera à propos pour la perfection de son ouvrage. » En septem-
bre 1720, par conséquent, l'Académie n'avait pas encore mis la
dernière main à son ouvrage, mais au moins l'avail-elle commencé.
D'un autre côté, à deux reprises différentes, dans ses Remarques
de grammaire sur Racine, 1788 (p. 68) et dans sa correspon-
dance avec le P* Bouhier, 16 mai 17^8 (Histoire de V Académie,
II, p. 44ï)j l'abbé d'Olivet laisse entendre qu'il a pris part à la
confection de VExamen et que La Motte en est un des principaux
auteurs. L'abbé d'Olivet n'est entré à l'Académie qu'en 1728 (le
25 novembre) et La Motte est mort en 1731. De ces divers rensei-
gnements, il résulte donc que VExamen a quelque peu traîné en
longueur, au rebours de ce qui paraît s'être passé pour les
Remarques sur le Quinte-Curce. Décidé le i3 juillet 1719, peut-
être n'a-t-il été considéré comme achevé qu'aux environs de 1780,
ainsi que les éditeurs de 1807 l'ont écrit,
V. — Remarques de grammaire sur Racine, par M. l'abbé
d'Olivet. A Paris, chez Gandouin, quai des Augiistins, à la
descente du Pont-Neuf, à la belle Image. M, D(^C. XXXVIII.
In- 12 de i65 pp.
Les Remarques de gramm.aire sur Racine ont été réimprimées
dans un nouvel ordre et avec des changements importants par
APPENDICES
253
Tabbé d'Olivet lui-môrae dans ses Remarques sur la langue fran-
çoise, 1767, pp. 251-389. Les changements consistent pour une
part à peu près égale en parties ajoutées et en parties retran-
chées. Vingt-deux remarques anciennes ont disparu, quinze nou-
velles ont été introduites; d'autres ont été profondément modifiées.
VI. — Racine vengé, ou examen des remarques gramma-
ticales de M. l'abbé d'Olivet sur les Œuvres de Racine.
A Avignon. M.DGG.XXXIX.
In-i2 de i52 pp.
C'est plutôt un contre-commentaire qu'un commentaire propre-
ment dit, dont il a d'ailleurs la forme. Comme les Remarques de
l'abbé d'OUvet, le Racine vengé de l'abbé Desfbntaines a été
réimprimé dans l'édition des Œuvres de Jean Racine, Amster-
dam, J.-F. Bernard, 1743-
VII. — Œuvres de M. Boileau-Despréaux. Nouvelle édi-
tion, avec des éclaircissemens historiques donnés par lui-
même et rédigés par M. Brossette; augmentée de plusieurs
pièces, tant de l'auteur qu'aïant rapport à ses ouvrages ; avec
des remarques et des dissertations critiques. Par M. de Saint-
Marc. A Paris, chez David, à la Plume d'Or, Durand, au
Griffon, rue S. Jacques. M.DGG.XLVII. Avec approbation
et privilège du roi.
5 vol. in-8°.
L'éditeur de 1735, l'abbé Souchay, se fondant sur l'autorité de
l'abbé Renaudot et de Valincour, avait supprimé la plus grande
partie du commenlaire de Brossette. Saint-Marc se propose de le
rétablir en entier dans son édition « parce que le public a paru le
souhaiter ». Mais il le corrige et l'augmente considérablement.
VIII. — Remarques sur les tragédies de Jean Racine,
suivies d'un traité sur la poésie dramatique ancienne et
moderne, par Louis Racine. A Amsterdam, chez Marc-
;i54 APPENDICES
Michel Rejy, 1762. Et à Paris, chez Desaint et Saillant^
libraires, rue Saint-Jean de Beauçais.
3 vol. in- 12 de 544? 4^0 et 4i5 pp.
Avant cet ouvrage, avaient été publiées par l'auteur (au tome
III de l'édition des Œuvres de Jean Racine, Amsterdam, J.-F.
Bernard, 1743, in-12) des Réflexions sur trois pièces de Racine, par
M. Racine le fils (Cf. les Mémoires de Trévoux, décembre I743,
p. 3o45). Les Remarques de Louis Racine, divisées en trois parties,
comprennent pour chaque pièce un Examen général de la pièce,
des Notes sur la langue et des Remarques littéraires.
IX. — Le Siècle de Louis XIV, par M^ de Voltaire. Nou-
velle édition augmentée d'un très grand nombre de remar-
ques par M. de la B*** (La Beaumelle). -Se vend à Metz, chez
Bouchard le jeune, marchand-libraire au Cloître (ou Franc-
fort, çeuçe Koch et Eslinger), M.DCG.LIII.
3 vol. in-8° de xxiv-288, 368 et 336 pp.
Sur ce commentaire qui n'épargne pas la langue de Voltaire,
voyez la Bibliographie de Bengesco^ n° 1188 (I, p. 348). Le
manuscrit de la Bibliothèque Nationale, Nouv. acq. fr. 10234,
fol. 100-108, renferme les Remarques (autographes) de M. de
La Beaumelle sur le 1 «'' tome de V Histoire du siècle de Louis XI F,
édition en 3 volumes.
X. — Poésies de Malherbe, rangées par ordre chronolo-
gique, avec un Discours sur les obligations que la langue et
la poésie françoise ont à Malherbe, et quelques remarques
historiques et critiques. A Paris, de l'imprimerie de Joseph
Barbou. M.DGG.LVII.
Ih-8° de 8-XXX-492 pp.
Cette édition est l'œuvre de Saint-Marc. Le Discours mentionné
par le titre et qui occupe les pages 335 à 4i4» renferme de nom-
breux extraits du commentaire alors inédit de Malherbe sur
Desportes. Ensuite (pp. 4i5-492) vient une « Table raisonnée des
poésies de Malherbe, où l'on rend comte de l'ordre qu'on leur a
APPENDICES 255
doné dans celte édition, et des corrections qu'il avoit faites en
différens tems à quelques unes des principales ; où l'on rassem-
ble ce qu'il peut avoir eu dessein d'imiter chés les Anciens ou
chés les Modernes ; et l'on entre dans quelques détails historiques
et critiques. »
XI . — Théâtre de Pierre Corneille, avec des commen-
taires, etc. etc. etc. M.DGG.LXIV.
12 vol. in-8°.
Sur cette publication de Voltaire, voyez la Bibliographie de
G. Bengesco, II, pp. i3i-i43.
XII . — Examen grammatical des œuvres de Boileau par
l'Académie française.
Publié sans indication d'origine par le marquis de La Roche-
foucauld-Liancourt dans ses Etudes littéraires et morales de
Racine, deuxième édition (il ne figure pas dans la p/emière),
i856, II, pp. i8:i-222. On apprend seulement par une note de
l'éditeur (p. 214, note 3) que les examens des troisième et qua-
trième chants de l'Art poétique et celui de Lutrin sont de d'Alem-
bcrt. A un autre endroit, on lit encore (p. 218, note i) : « Cet
examen du poème du Lutrin a été fait, il est vrai, par l'Académie.
Il a été délibéré dans ses assemblées ; mais elles étaient peu
nombreuses. D'Alembert a rédigé les décisions. » Il résulte enfin
des explications succinctes du marquis de La Rochetoucauld-
Liancourt que le manuscrit — dont il a eu connaissance on ne
sait comment — n'éiait pas tout entier de la même main. La note
des Registres, à la date du i4 décembre 1765, portant mention
d'une dépense de « i3 £ pour un Dictionaire des rimes et les
Œuvres de Boileau », peut- elle servir à fixer approximativement
l'époque où l'Académie s'est décidée à entreprendre ce commen-
taire ? Nous remonterions ainsi jusqu'au secrétariat de Duclos.
Rien n'empêche de supposer que d'Alembert a revu ou terminé
l'ouvrage commencé sous son prédécesseur, comme il l'a l'ait pour
V Examen d'Athalie confié à La Harpe.
256 APPENDICES
Xin. — Examen grammatical des œuvres de La Fontaine
par l'Académie française.
Manuscrit disparu après avoir été entre les mains de Mar-
montel. Cf. ses Leçons (Tun père à ses enfants sur la langue
française, i'^ leçon (O. XVI, pp. 3-4).
XIV. — Examen grammatical des œuvres de Quinault
par l'Académie française.
Manuscrit disparu.
XV. — Examen grammatical des œuvres de La Bruyère
par l'Académie française.
Manuscrit disparu.
XVI. — Remarques de grammaire sur Racine, pour servir
de suite à celles de M. l'abbé d'Olivet, avec des remarques
détachées sur quelques autres écrivains du premier ordre,
par M' Yemrof (Formey), de l'Académie impériale de S.
Pétersbourg. A Berlin, chez Haude et Spener, libraires du
roi et de l'Académie. M.DGC.LXVI.
• ln-12 de XXV-116 pp.
A ses remarques sur toutes les tragédies de Racine, y com-
pris Athalie et la Thébdide que l'abbé d'Olivet avait laissées de
côté, Formey en a joint un certain nombre sur quelques passages
de Voltaire {Henriade, Essai sur l'Histoire universelle), de
Watelet (Art de peindre), de Fontenelle (les Mondes, Histoire
des Oracles), de Vertot (Histoire des chevaliers de S. Jean de
Jérusalem), etc. Le volume se termine par une Addition sur
Boileau, assez importante (pp. qS-iiô).
XVII. — Commentaire sur le théâtre de Voltaire, par
M, de La Harpe, imprimé d'après le manuscrit autographe
de ce célèbre critique, et approprié aux différentes éditions
de ce théâtre, récueilli et publié par*** (L. P. Decroix).
APPENDICES 2S7
A Paris, chez Maradan, libraire, rue des Grands Augustins,
n" g. M.DGCG.XIV.
In-8» de xiii-5ii pp.
Les renseignements en partie contradictoires qu'on possède sur
la genèse de cette publication, proviennent de deux sources prin-
cipales, la Correspondance secrète de Métra et les notes de
VéditevLT (Avertissement et Remarques). La Correspondance litté-
raire de Grimm mentionne aussi en février 1780 (XII, p. 874) le
Commentaire de La Harpe mais comme s'il n'était encore qu'à
l'état de projet. Or Métra certifie son existence dès le i*' septem-
bre 1778 (VI, pp. 416 417) et encore fait-il remonter sa composi-
tion à plusieurs années en arrière. Sur ce point il est d'accord
avec Decroix, puisque celui-ci déclare avoir établi son édition
d'après un manuscrit annoté de la main de Voltaire. 11 est à peu
près certain que ce commentaire fut rédigé par La Harpe pendant
son séjour à Ferney en 1766 et 1767. La dernière des pièces
annotées se trouve être en effet les Scythes qui furent repré-
sentés en mars 1767. On sait que La Harpe a quitté le château de
son protecteur en février 1768. Chabanon (Tableau de quelques
circonstances de ma vie, Paris, 1802, in-8°, pp. i45-i46), le repré-
sente à Ferney critiquant Voltaire, relevant ses vers faibles dans
les pièces où il jouait un rôle, les lui corrigeant parfois, et cela
avec l'approbation du maître. On s'explique dès lors qu'il se soit
cru désigné pour revoir le théâtre entier de Voltaire de la même
façon que celui-ci avait revu le théâtre de Corneille, c'est-à-dire
avec l'intention de l'honorer.
Selon Métra, La Harpe aurait vendu son travail à un libraire
sous réserve qu'il ne serait publié qu'après la mort de Voltaire.
Puis, à la suite du scandale soulevé par sa critique de Zulime
parue dans le Mercure du 5 juillet 1778 (p. 68), il aurait cherché
à rentrer en possession de son manuscrit passé aux mains d'un
second libraire qui s'apprêtait à 1 imprimer. Decroix ne sachant
comment accorder cette anecdote avec sa découverte d'un manus-
crit du commentaire dans les papiers de Voltaire à Ferney, sup-
pose (p. 198 de son édition) que La Harpe n'ayant pas été en état
de racheter le manuscrit, le libraire l'a cédé à Voltaire. Cette
hypothèse conciliatrice ne tient pas debout si l'on considère que,
F. — 17.
258 APPENDICES
selon Métra, les tentatives de La Harpe pour ravoir son travail
sont postérieures à la critique de Zulinie, laquelle est elle-même
postérieure à la mort de Voltaire. Mieux vaut imaginer l'existence
de deux manuscrits dont l'auteur aurait laissé l'un à Voltaire et
dont il aurait gardé l'autre pour le publier à l'occasion. Le second
a suivi la route indiquée par Métra ; Decroix a trouvé le premier
à Ferney, probablement lorsqu'il eut à s'occuper de l'édition des
Œuvres de Voltaire dite « de Kehl ».
L'ouvrage était, paraît-il, rédigé « en marge d'un exemplaire
des œuvres de Voltaire, de l'édition in-8» de Genève, publiée par
MM. Cramer, en 1766 ». Non seulement Voltaire avait mis son
paraphe au bas de chaque remarque du commentateur, mais
encore il avait écrit de sa main, entête de quelques cahiers. Com-
mentaires de M. de la Harpe. Decroix qui, on ne sait trop pour-
quoi, a gardé pour lui seul ce commentaire jusqu'en i8i4, a ras-
semblé en un volume les notes de La Harpe avec les passages du
texte auxquels elles se rapportent. En outre, comme La Harpe
a négligé d'annoter les opéras de Voltaire et deux ou trois de ses
comédies, il leur a constitué, ainsi qu'aux dernières tragédies au
maître, une espèce de commentaire formé d'extraits du Lycée.
La critique du Lycée est, comme on sait, conçue dans un esprit
tout différent de celui qui a présidé à la rédaction du commen-
taire; en outre elle n'accorde à la langue et au style qu'une
attention très réduite.
XVIII. — Œuvres de Jeaii Racine, avec des commen-
taires par M. Luneau de Boisjermain. A Paris, de F impri-
merie de Louis Cellot. M.DCG.LXVIII.
7 vol. in-80.
Sur la foi d'une anecdote rapportée par Fournier dans son
Nouveau dictionnaire portatif de bibliographie, a"* édition, Paris,
1809, in-S", on admet généralement (Cf. notamment Barbier,
Dictionnaire des ouvrages anonymes, Quérard, France littéraire
et Supercheries littéraires, i""' édit.) que ce commentaire est de
Blin de Sainmore qui l'aurait vendu à Luneau de Boisjermain
2400 livres avec le droit de propriété. Cependant une note
ajoutée à la troisième édition des Supercheries de Quérard (II,
APPENDICES 269
col. 990) et signée C. P. D. G,, déclare Tassertion de Fournier
erronée. « Le commentaire sur Racine est du marquis de Ximénès
qui l'a fait corriger par Voltaire, ainsi que l'attesteune lettre écrite
par lui au patriarche de Ferney, à la date du 12 septembre 1766. »
Comme l'auteur de cette note néglige d'indiquer où se trouve la
lettre à laquelle il fait allusion et que nous n'en connaissons pas
autrement le contenu, on peut se demander s'il ne s'y agit pas
plutôt de V Examen impartial des meilleures tragédies de Racine
(voir plus loin). En soi, la paternité de Blin n'est par invraisem-
blable. On sait que l'auteur de la Lettre sur la n"« éd. de Cor-
neille par M. de Voltaire, Amsterdam, 1764, in-8*, était un
admirateur fervent du Commentaire sur Corneille. La correspon-
dance de Voltaire nous apprend en outre : i* que c'est par Blin
que Voltaire a été mis tout d'abord au courant du projet de
l'édition Luneau de Boisgermain (lettre à Damilaville, 27 février
1760) ; 2» que c'est entre les mains de Blin que Voltaire a souscrit
à cette édition (lettre à Blin de Sainmore, 9 septembre 1766). Il
est vrai que dans le premier cas, Blin a fort bien pu transmettre
simplement l'avis des journaux qui ont publié le prospectus de
l'édition dans les premières semaines de 1765 (Cf. l'Année litté-
raire, II, p. 117 et le Journal encyclopédique du i5 février), et que,
d'autre part Vollaire a constamment ignoré le nom du nouveau
commentateur (lettre à d'Olivet, i""" avril 1766) jusqu'au jour où
a paru l'édition signée Luneau de Boisjermain; encore, à ce
moment-là, ne soupçonne-t-il que Fréron d'avoir eu part à cet
ouvrage (lettre à d'Argental, 19 février 1768). 11 est singulier
que dans l'état de leurs relations, Blin ne l'eût pas mieux
renseigné, surtout si sa collaboration est aussi étendue qu'on
le prétend. Ce mystère n'est donc point complètement éclairci.
Peut-être la préface de Luneau remet-elle les choses au point. Il
reconnaît en effet qu'il a profité des conseils et travaux de
plusieurs personnes parmi lesquelles il désigne : i" a deux
personnes d«^jà connues dans la République des lettres par les
ert'orls qu'elles ont fait pour s'y distinguer » (p. m) ; elles lui ont
fourni, dit-il, des préfaces et des examens et en outre des remar-
ques dans le genre de celles do Louis Racine. « J'ai beaucoup
profité des premières dans les huit premières pièces de Racine et
260 APPENDICES
je n'ai fait aucun usage des autres » (p. vi); — 2° « deux jeunes
professeurs au collège de Dijon qui ont concouru plusieurs fois
aux prix de l'Académie françoise. Les notes qu'ils m'ont envoyées
sur les dix dernières pièces de ce poète ne sont pas en grand
nombre; mais elles sont remplies de justesse et écrites dans un
style vif et serré » (p. vi). 11 les a insérées dans son ouvrage.
Luneau reconnaît enfin avoir utilisé, dans une plus ou moins large
mesure, les Remarques de l'abbé d'Olivet, celles de Louis Racine
et le Racine vengé de Desfontaines. Son commentaire est, de son
propre aveu, le fruit de la collaboration de plusieurs personnes
parmi lesquelles rien n'empêche de faire figurer Blin de Sain-
more.
L'ouvrage, dont la disposition est pour ainsi dire calquée sur
celle du Commentaire sur Corneille, fut imprimé à part sous le
titre de Commentaire sur les Œuvres de Jean Racine, par
M. Luneau de Boisjermain, Paris, Panckoucke, 1768, 3 vol. in- 12.
XIX. — L'examen impartial des meilleures tragédies de
Racine [Paris, Merlin, 1768].
ln-8' de vii-80 pp.
« Il y a vingt ans, dit le marquis de Ximénès dans sa bro-
chure intitulée Mon testament en vers etten prose (Bouillon et
Paris, 1787, in-8*, p. 3, note), que je risquai des remarques sur
deux tragédies de Racine. » Ces deux tragédies sont Andro-
maqae et Britannicus. Les libraires annonçaient que l'ouvrage
imprimé dans le même format que « la nouvelle et magnifique
édition des Œuvres de Racine » (celle de Luneau de Boisjermain)
aurait une suite ; mais l'entreprise en est restée là. Deux modèles
sont présents à l'esprit du marquis de Ximénès, l'abbé d'Olivet,
« grammairien philosophe » dont l'autorité est d'un grand poids, et
Voltaire, commentateur trop indulgent à son gré du théâtre de
P. Corneille. 11 convient d'avoir « souvent employé des tournures
de M. de Voltaire, quelquefois des phrases entières de Louis
Racine, de Desfontaines même et surtout de M. l'abbé d'Olivet »
(p. v).
XX. — Observations sur Boileau, sur Racine, sui' Gré-
APPENDICES 261
billon, sur Monsieur de Voltaire et sur la langue françoise
en général, par M"^ d'Açarq des Académies d'Arras et de la
Rochelle. A la Haye, chez Frédéric Staaman, libraire ; se
trouve à Bruxelles, chez J.-L. de Boubers, imprimeur-
libraire, Marché aux Herbes, et à Paris, chez Valade,
libraire, rue S. Jacques, vis-à-vis la rue de la Parchemi-
nerie. M.DCC.LXX.
In-8* de 240 pp.
c< L'auteur, est-il dit dans Y Avis, ayant fait imprimer en 1764
un très petit nombre de ces observations pour les communiquer
à quelques particuliers, et ne les ayant point exposées en vente,
juge à propos de les donner ici au public avec leur suite. Le tout
ensemble servira de pendant aux Remarques de grammaire sur
Racine par l'abbé d'Olivet, et contribuera à maintenir la pureté
de la diction. » Le volume se compose : 1° de Remarques litté-
raires et grammaticales sur l' o Art poétique » de Boileau (publiées
pour la première fois dans la Balance philosophique de d'Açarq,
Anxpterdam, 1763, in-8*, 3"' partie, pp. Ii5-i5i); 2° Id. sur la
« Bérénice » de Racine; 3" d'une lettre de l'auteur à l'académi-
cien Thomas sur son Éloge de Descartes ; 4° d'un ouvrage intitulé
La langue françoise dans lequel d'Açarq donne tort à l'abbé
Desfontaines contre l'abbé d'Olivet et cherche à prouver qu'au-
cun auteur français n'est exempt de fautes de langage, en
examinant deux pièces de chacun des trois grands poètes tragi-
ques successeurs de Corneille, Athalie et Phèdre de Racine,
Electre et Rhadamiste de Grébillon, Zaïre et Mérope de Voltaire.
XXI. — Œuvres de Molière, avec des remarques gram-
maticales, des avertissemens et des observations sur chaque
pièce, par M. Bret. A Paris, par la Compagnie des libraires
associés. M.DGG.LXXIII.
6 vol. in-S".
« A l'égard de la langue qui, depuis notre auteur, a éprouvé
des révolutions comme des modes, on trouvera dans cette édition
des remarques grammaticales .sur quatorze pièces. [Ces quatorze
262 APPENDICES
pièces sont l'École des Maris, les Fâcheux, l'École des Femmes,
la Critique de VÉcole des Femmes, le Misanthrope, le Sicilien,
le Tartuffe, Amphitryon, V Avare, Georges Dandin, Pourceau-
gnac, le Bourgeois gentilhomme, les Femmes savantes et le
Malade imaginaire.] Elles seront distinguées des observations de
l'éditeur, parce qu'elles ne sont pas son ouvrage. On gêne ici sa
reconnoissance en ne lui permettant pas d'en nommer les auteurs ;
mais si le public reconnoît le législateur à la loi, l'éditeur qui se
tait avec peine, aura-t-il quelque chose à se reprocher ? Ces
remarques seront toujours imprimées à part et avec des guille-
mets. » {Discours préliminaire, p. 5). Le public reconnut en eftet
le législateur, comme en témoigne notamment la Correspondance
de Grimm (X, p. 268) qui profite de l'occasion pour décocher
un trait contre l'Académie : «Assurément, messieurs les Quarante
n'ont jamais mieux prouvé qu'ils avaient de l'esprit comme
quatre. » De son côté, la presse eut vite fait de percer un mystère
aussi transparent : « Ces remarques paroissent être l'ouvrage
d'une compagnie qui ne les destinoit pas à être imprimées »,
lit-on dans le Journal des Beaux- Arts et des Sciences (ci-
devant Journal de Trévoux), octobre 1773, p. i5. Le Journal ency-
clopédique est encore plus indiscret (1773, VI, p. 289. Cf. déjà le
n" du i*"" février, t. I, p. 53o) : « On sçait aujourd'hui que ces
notes sur la langue qu'il [Bret] regarde avec raison comme une
des principales richesses de son édition, sont de l'Académie fran-
çoise et qu'elles lui ont été remises par le secrétaire perpétuel de
ce corps aujourd'hui remplacé par l'illustre M. d'Alembert »
[c'est-à-dire par Duclos, mort en 1772]. Aussi bien le tour de cer-
taines de ces remarques en indiquait-il clairement la provenance.
Quelques-uns ont blâmé, la plupart auraient voulu, plusieurs ont
cru, sont des formules où l'on reconnaissait l'Académie et que
celle-ci emploie également dans son Examen d'Athalie et dans ses
notes sur Boileau.
Indépendamment de ces remarques académique exclusivement
grammaticales et rangées à part à la suite de chaque pièce, le plan
de l'édition de Bret ressemble en tous points à celui du Corneille
de Voltaire.
APPENDICES 203
XXII. — Chefs d'œuvre dramatiques, ou recueil de»
meilleures pièces du théâtre françois, tragique, comique et
lyrique, avec des discours préliminaires sur les trois genres
et des remarques sur la langue et le goût, par M. Marmontel,
historiographe de France, l'un des Quarante de l'Académie
françoise. Dédié à Madame la Dauphine. A Paris, de V im-
primerie de Grange, ruedela Parcheminerie. M.DCG.LXXIII.
Açec approbation et privilège du roi.
In 4* de XI1-LXXH-107 (Sophonisbe), viii-118 (Scévole), xvi-iSa
( Venceslas) pp.
Celte entreprise onéreuse fut suspendue après la publication
du premier volume. Chaque pièce devait être accompagnée de
« remarques critiques, les unes sur la langue, les autres sur le
goût. Celles-ci seront en petit nombre à l'égard des pièces ancien-
nes et qui n'entrent dans ce recueil que pour marquer les progrès
de l'art. » (Prospectus, p. xi). Ces pièces anciennes, la Sopho-
nisbe de Mairet, le Scévole de P. du Ryer et le Venceslas de
Rotrou, sont les seules qui aient paru. Les autres, les pièces
« vraiment dignes de servir de modèles » et dont on devait être
« plus sévère et plus attentif à observer les imperfections », n'ont
jamais été publiées. Les remarques sur les trois tragédies impri-
mées sont placées à la suite de chacune d'elles et portent pres-
qu'exclusivement sur la langue.
XXIII. — Commentaire sur la Henriade par feu M' de la
Beaumelle, revu et corrigé par M. F*** (Fréron). Berlin et
Paris, Le Jajy, ly^S.
In-4° de XVI-700 pp., ou 2 vol. in-8" de xvi-364 et 336 pp. (Cf.
Bengesco, Bibliographie de Voltaire, n° 38^).
Dans sa Lettre à Messieurs Philibert et Chirol, libraires à
Genève, insérée dans V Année littéraire du 4 septembre 1770 (IV,
p. 240), La Beaumelle annonce que n'ayant pas trouvé de meilleur
moyen de se défendre contre les attaques de Voltaire, il donnera
une édition commentée des Œuvres de son ennemi « avec des
notes courtes et utiles dans le goût de l'édition qu'il m'avoit fait
264 APPENDICES
l'honneur de donner chez vous des Mémoires de Madame de
Maintenon ». Pour commencer, la critique de la Henriade va
paraître « incessamment ». Ce sera honorer Voltaire de la même
façon qu'il a honoré Corneille : « Je le traite comme un des
modèles rares dont les fautes peuvent être prises pour des beau-
tés. Je l'élève en quelque sorte à la dignité d'auteur classique. »
La mort ayant empêché La Beaumelle de donner suite à son
projet, ce fut Fréron qui publia sa Henriade commentée, « le
dernier ouvrage qu'il avait entrepris et qu'il a eu le temps d'ache-
ver ; mais il n'a pas eu la satisfaction de le voir imprimé » {Précis
de la vie de M. de la Beaumelle, p. xvi de l'édition in-4* du
Com.mentaire). Ce n'était pourtant, au dire de Beuchot, que la
reproduction exacte; à quelques corrections près, d'une édition
clandestine de la Henriade avec des remarques (de La Beau-
melle) parue à Toulouse en 1769 et dont Voltaire avait obtenu la
saisie. Cette première édition ne semble pas avoir fait beaucoup
parler d'elle, car soit La Beaumelle en 1770, dans sa. Lettre aux
libraires de Genève, soit Fréron en 1775, en publiant le Commen
taire peuvent se dispenser d'y faire la moindre allusion. La
Correspondance de Grimm, en novembre 1770 (IX, p. i58) n'a pas
l'air de se douter que le Commentaire existe autrement qu'à
l'état de projet. Celle de La Harpe, en 1775 (XVI et XVIII, dans
les Œuvres, X, pp. 2o5 et 212), ne connaît que l'édition de
Fréron. Enfin Voltaire n'y fait qu'une allusion rapide dans son
Épître CVUI, Au roi de la Chine, datée de 1771 (O. X, p. 418).
XXIV. — Poésies de François de Malherbe, avec un
commentaire inédit par André Ghénier, précédées d'une
notice sur la vie de Malherbe et d'une lettre sur le commen-
taire. Seule édition complète, publiée par MM. de Latour.
Paris, Charpentier, 1842.
In-i8 de xxxiv-324 pp.
Voici comment Tenant de Latour s'exprime au sujet de ce
commentaire dans sa Lettre à Madame la comtesse de Ranc...
placée en tête du volume : « J'ai à vous entretenir... d'un exem-
plaire des poésies de Malherbe sur lequel se trouvent un grand
APPENDICES 265
nombre de notes de la main d'André Chénier » ; et un peu plus
loin : « Mon volume est de l'édition Barbou, 1776, petit in-8»,
avec une vie de Malherbe et quelques notes par Meunier de
Querlon... Quant au commentaire, il est écrit avec plus de soin
et de netteté qu'aucun des autographes de Chénier que j'ai pu
avoir sous les yeux. Il n'offre pas une seule rature, et j'ai lieu de
croire qu'André Chénier commençait par faire sur un papier à
part les brouillons de ses notes pour les reporter ensuite sur les
marges du livre qu'il commentait. » Dans la notice de son édition
de 1874» Gr. de Chénier rapporte qu'au sortir du collège, André,
voulant tout lire, tout analyser, entreprit de « sacrifier un exem-
plaire de chaque auteur soumis à son examen critique et de
consigner sur les marges, avec sa petite écriture la plus nette, les
annotations qu'il pourrait plus tard consulter au besoin ». Ainsi
les remarques de Chénier « ne sont pas l'œuvre d'un commenta-
teur de profession », mais « d'un écoHer qui s'émancipe ». Cf. la
Bibliographie d'A. Chénier par P. Glachant dans son André
Chénier critique et critiqué, Paris, 1902, in-12, pp. 239-240.
XXV. — La Fontaine et tous les fabulistes, ou La Fon-
taine comparé avec ses modèles et ses imitateurs. Nouvelle
édition avec des observations critiques, grammaticales,
littéraires et des notes d'histoire naturelle. Par M. N. S.
Guillon. A Paris, chez la V" Nyon, librairie,rue du Jardinet,
n^2. A Milan, à la librairie française de J. L. Nyon. De
l'imprimerie de Stoupe. An XI — i8()3.
2 vol. in-8' de LXxxvn-"36o et 44^ PP-
Cet ouvrage, dédié à Lucien Bonaparte « président de l'Acadé-
mie française », a élé préparé « durant les années 1791 et 1792 ».
(Avant-propos de l'auteur).
XXVL — Œuvres de Voltaire. Nouvelle édition, avec des
notes et des observations critiques, par M. Palissot, Paris,
Stoupe et Servière, 1792 [et sq.).
55 vol. in 8* (Cf. Bengesco, liibliographie de Voltaire, n" 2i83).
Au sujet de cette édition, Palissot écrit dans ses Mémoires
Î266 APPENDICES
(i8o3, II, p. 483) : « L'auteur la commença en 1792, à une époque
où il eut été plus prudent de se laisser oublier, et dans les temps
les plus orag-eux de la Révolution ; elle fut cependant achevée
dans le cours de 1797, grâce au zèle du citoyen Stoupe. » On lit
dans le Prospectus (p. 11) : « Nous avons cédé au vœu du public
qui semblait désirer quelques remarques de goût, principalement
sur les pièces de théâtre et sur la partie la plus classique des
ouvrages de Voltaire. Nous avons tâché de rendre ces notes
utiles, sans oublier qu'elles ne sont faites que pour orner le texte
et non pour le surcharger. »
XXVII. — Œuvres complettes de Jean Racine, avec le
commentaire de M. deLaharpe, et augmentées de plusieurs
morceaux Inédits ou peu connus. A Paris, chez H. Agasse,
imprimeur-libraire, rue des Poitemns, n 6'°. 1807.
7 vol. in-8".
« Je dois des excuses au public pour avoir tardé longtemps à
le faire jouir d'un commentaire qu'il attendait avec impatience.
Ce commentaire a été composé en 1795 et 1796, et c'est ce que le
lecteur aura lieu plus d'une fois de reconnaître en voyant par
quel sentiment M. de Laharpe était dominé pendant ce travail.
Feu M. Panckoucke, mon beau-père, avait acquis le manuscrit ;
mais M. de Laharpe se proposait d'être l'éditeur des Œuvres
complettes de Racine,qm devaient être imprimées avec le commen-
taire. . . Son projet ne put être exécuté ; il en fut détourné d'abord
par d'autres ouvrages de circonstance, ensuite par une mauvaise
santé qui occasionna sa mort prématurée, le 11 février i8o3. »
(Avis du Ubraire). Cette édition est établie à peu près sur le
même plan que le Corneille de Voltaire.
XXVII. — Fables choisies de La Fontaine, à l'usage des
enf ans, avec des notes grammaticales, mythologiques, etc.,
par Mongez, membre de l'Institut national. A Paris, chez
Agasse, rue des Poitevins, n° 18. An IV.
In-i2 de ii5 pp.
Ce petit volume était destiné « aux écoles primaires de tous
les cantons de France ». {Avertissement de l'éditeur).
APPENDICES 267
XXIX. — Fables de La Fontaine, avec les notes de Cham-
fort. A Paris, de V imprimerie de Delance. L'an V, 1796.
2 vol. in-8' de 260 et 364 pp.
Cette édition forme les tomes 111 et IV de l'ouvrage intitulé
Les trois fabulistes, Ésope, Phèdre et La Fontaine, par Cham-
fort et Gail. Le commentaire (posthume) de Chamfort occupe les
pp. 220-253 du t. 111, 294-358 du t. IV. 11 a été reproduit dans les
Œuvres complètes de Chamfort, Paris, Chaumerot, 1824, 1,
pp. 77-198.
XXX. — Essais d'un commentaire sur Racine [par Cham-
fort].
Inséré dans les Œuvres complètes de Chamfort, Paris, Chau-
merot, 1824, V, pp. 7-84. Ce sont des notes sur Esther où l'auteur
complète et reclifle les Remarques de l'abbé d'Olivet qui sont,
dit-il, « d'un grammairien profond ».
XXXJ. — Poésies de Boileau-Despréaux, avec des notes
historiques et grammaticales, et un essai sur sa vie et sur ses
écrits. Par M. de Lévizac. A Londres, chez A. Dulau et C",
Soho square. 1800.
2 vol. in-12 deaiaet i^ô-vi pp.
APPENDICE IV
SPECIMENS DES COMMENTAIRES ACADEMIQUES
A. — Quinte- Curce
Remarques de l'Académik
SUR
Le Quinte-Curce
De
M. de Vaugelas
Tome second
Liçre VI
Page 4- ^6 faisoient] Se passaient estoit mieux.
Beaucoup tranquilles] Il valoit mieux dire fort
tranquilles.
Agis, fils d'Archidamas qui] On ne sçait si c'est
Archidamas ou Agis qui a esté tué. Monsieur de
Vaugelas auroit évité cette équivoque en disant
Agis, fils de cet Archidamas qui, etc.
En vain l'on se souviendroit de la liberté contre
une puissance formidable] Que signifie se souvenir
de la liberté contre une puissance ? 11 falloit En
APPENDICES 269
vain Von songeroit a deffendre sa liberté contre une
puissance formidable.
Commencer commodément la guerre] Commo-
dément est une expression impropre. Le latin dit
prendre ses ai>antages pour commencer une
guerre.
Fut mort si hors de saison] On devoit aire fut
mort si fort à contre-temps.
Pag. 5. Il envoya à Agésilaûs son frère] M. D. V. auroit
évité le concours désagréable de ces trois a en
mettant II envoya à son frère Agésilas. Aujour-
d'huy Agésilas est plus en usage ç{\x Agésilaûs.
Et qu'il se jettoit, en le poursuivant] Mauvais
arrangement. Il falloit et qu'en le poursuivant, Use
jettoit de plus en plus.
Et les autres de la Macédoine] Il convenoit de
dire et les autres celuy de la Macédoine.
Un grand nombre de soldats] M. D. V. devoit,
pour rendre la narration plus claire, exprimer une
circonstance qui se trouve dans le latin, c'est que
ces soldats estoient des Grecs qui avoient esté à la
solde de Darius.
*
B. — Athalie
a) Texte de V édition La Harpe {pp. 263-264')
ACTE V, SCÈNE I
Le premier vers de cet acte rime avec l'antépénultième
du précédent. Racine a cru pouvoir en user ainsi, parce que
270 APPENDICES
le chœur lie les deux actes ensemble, et que Salomith qui
termine le quatrième acte, commence le cinquième.
Vers 2. Redoublez au Seiffneur votre ardente prière.
Gomme les mots au Seigneur ne peuvent être régis ici
que par prière, plusieurs ont trouvé l'inversion trop forte .
SCÈNE II
28. Quel conseil, cher Abner, croyez-vous qvCon doit suivre ?
Selon quelques-uns, l'exactitude exigeait qu'on doive ;
mais la plupart on préféré qu'on doit, et pour appuyer leur
avis ont rapporté ces deux exemples : Croj'ez-vous qu'on
doive faire une remarque sur ce vers ? Quelle remarque
croyez-vous qu'on doit faire sur ce vers ? Dans le premier
cas que est conjonction, dans le second il est relatif.
58. Tantôt, à son aspect, je Vai vu s'émouvoir.
Il faut je l'ai vue en parlant d'Athalie : on a condamné
tout d'une voix Je T ai vu.
99. Des prêtres, des enfants lui feraient ils quelqu'ombre?
Quelques-uns ont prétendu qne faire ombre signifie éclip-
ser, effacer, obscurcir, et ne pouvait pas se dire t^ovlv faire
ombrage, qui signifie donner de la jalousie, du soupçon.
106. Ah ! je le prends déjà, Seigneur, sous mon appui.
On ne dit point prendre sous son appui, quoique appui
signifie protection : ces deux termes doivent s'employer avec
des verbes différens.
SCÈNE VI
49. Sacrés vengeurs de vos princes meurtris.
Meurtrir pour tuer a vieilli.
APPENDICES 271
h) Rectifications de l'édition La Rochefoucauld-Liancourt
fa»'" édit., i856, pp. 231-232).
Acte cinquième
Scène première
2, Redoublez au Seigneur votre ardente prière.
On ne dit point redoubler à comme on dit adresser à.
Quelques-uns ont cru que prière serait mieux au pluriel
qu'au singulier (i).
Même scène
37. Et força le Jourdain de rebrousser son cours.
La plupart ont cru qu'on ne pouvait pas dire rebrousser
son cours à l'actif. Quand on dit rebrousser chemin, ces
deux mots sont pris per modum unius, comme ne faisant
ensemble qu'un seul mot pris absolument.
Scène deuxième
10. J'attendais que le temple en cendres consumé.
On ne dit point consumé en cendres, mais réduit en
cendres ou simplement consumé.
11. De flots de sang non encore assouvie.
Après consumé, assouvie : il y a ici deux participes qui,
se rapportant à différents objets, embarrassent le sens. L'un
est pris absolument, et l'autre est le nominatif ou le sujet de
la proposition.
(i) La note de l'Académie porte deux critiques également
vraies; mais d'Alembert l'a rejetée et l'a remplacée par cette
note-ei : « Comme les mots au Seigneur ne peuvent être régis
ici que par prière, plusieurs ont trouvé l'inversion trop forte,
et moi, au contraire, je ne vois là aucune inversion. » (Note de La
R.'L.).
27^ APPENDICES
Même scène
28. Quel conseil, cher Abner, croyez- vous qu'on doit suivre ?
Inexactitude exige qu'on doive, parce que s' agissant d'un
doute, il faut le mode conditionnel (i).
Même scène
44- Crut calmer par ma mort le ciel qui la tourmente.
Quelques-uns ont dit que tourmente ne se pouvait pas
dire pour effrayer, poursuivre.
Même scène
45- Mais que peuvent pour lui vos inutiles soins ?
La plupart ont dit qu'inutile est ici un pléonasme qui est
purement oisif.
Scène troisième
I, Grand Dieu ! voici ton heure. On t'amène ta proie.
On a condamné cette expression : on f amène ta proie
comme peu convenable en parlant à Dieu.
*
(1) L'Académie avait décidé ainsi très impérativement ; d'Alem-
bert a cru qu'elle s'était trompée, et je le crois comme lui. Il a
donc refait la note. « Selon quelques-uns, a-t-il dit, l'exactitude
exigeait qu'on doive ; mais la plupart ont préféré qu'on doit, et
pour appuyer leur avis, ont rapporté ces deux exemples : Croyez-
vous qu'on doive faire une remarque sur ce vers ? Quelle remarque
croyez-vous qu'on doit faire sur ce vers ? Dans le premier cas,
que est conjonction, dans le second il est relatif » (Note de La
R.-L.).
APPENDICES 27*3
G — Boileau
LE LUTRIN (I)
Chant premier (2)
i4o. . , , Benedicat vos.
La rime de vos avec travaux n'a pas paru exacte.
19a. Tes bénédictions, dans le trouble croissant,
Tu pourras les répandre et par vingt et par cent.
Ces deux vers n'ont pas paru dignes du reste. Le premier
n'a pas paru clair, le second a paru négligé.
221. A leur saint assemblage.
Saint a paru impropre à quelques-uns ; d'autres ne Font
trouvé qu'ironique.
225. Un des noms reste encore.
On croit qu'il aurait été nécessaire d'ajouter à tirer, pour
une clarté parfaite.
Chant IP
14. Qu'a suivi l'hy menée.
Il faut suivis, et trois éditions portent suivi.
(i) Édition La Rochefoucauld-Liancourt, i856, pp. 218-220.
(2) Cet examen du poème du Lutrin a été fait, il est vrai, par
l'Académie. Il a été délibéré dans ses assemblées; mais elles
étaient peu nombreuses. D'Alembert a rédigé les décisions. On
voit combien il les a brièvement énoncées ; il n'en a pas même
exposé les motifs, et il n'en a jamais détaillé les discussions.
Cependant on voit aussi que ces remarques apportent souvent
des lumières sur les difficultés de la langue et de la poésie fran-
çaises {Note de La R.-L.).
F. — 18.
2^4 APPENDICES
3o. Je n'Ai point exigé ni serments ni promesses.
Point est de trop.
39. Les solides bienfaits.
Les solides bienfaits a paru impropre.
i56. De ce séjour chéri vient encor me chasser.
Plusieurs ont trouvé le sens de ce vers louche. On ne
sait si ce séjour se rapporte à Citeaux ou à la sainte chapelle,
et le mot vient augmente l'équivoque.
Chant IIP
7. Présentant de loin leur objet.
Quelques-uns ont blâmé leur objet, pour dire Vobjet quils
sont et non Vobjet quils ont en v-ue. Le plus grand nombre
ont cru cette expression permise, surtout en poésie (i).
29. Elle voit le barbier qui. . .
Tient. . . et chacun célébrer.
On a blâmé le concours de ces deux régimes, qui tient et
célébrer, réunis dans le même phrase et sous le même verbe
voit. Quelques-uns cependant ont trouvé de la grâce dans
cette licence.
«
(1) Il eût élé bien facile de mettre leur aspect au lieu de leur
objet (Note de La R.L.).
APPENDICES 2^5
D. — Molière
REMARQUES GRAMMATICALES
SUR LE BOURGEOIS GENTILHOMME (l)
ACTE PREMIER
Scène première
a. Qtji chatouille davantage que. Davantage n'emporte
point de que, il falloit plus que.
b. Pour lui. Lui est une faute, se rapportant à Vintérêt.
Scène II
c. Les manquemens des grands Capitaines, pour Jes
fautes, ne se diroit plus.
Dialogue en musique
d. Vivre dans une même envie. Expression impropre et
peu l'rançoisc.
e. D'entrer sous l'amoureuse loi. Même observation.
ACTE II
Scène première
f. Qu'une personne comme vous ait un concert de musique
chez soi. L'exactitude demanderoit chez elle.
ACTE III
Scène quatrième
g. Par on il se démange. Il faudroit par où il lui
démange.
(i) Œuvres de Molière, ôdil. Brcl, 1773, V, pp. 760-76^.
276 APPENDICKS
Scène V
h. La comédie qu'on fait chez le Roi. Ne se diroit plus
aujourd'hui.
Scène VI
i. Chez quifavois commerce. Même observation.
Scène IX
k. Je ceux faire autant de pas qu'elle au changement.
Le tour a paru vicieux.
Scène X
1. Appaiser des choses. Ne se dire guère.
Scène XVIII
m. Pour cous régaler. Ne se diroit plus aujourd'hui,
n. Vous gagnez mes résolutions. Pour dire cous me faites
faire ce que Je ne ceux pas, a paru impropre.
o. Composer une union. Plusieurs auroient mieux aimé
former.
ACTE IV
Scène cinquième
p. Depuis avoir. Ne se dit plus.
ACTE V
Scène sixième
q. Qui se peut souhaiter. La plupart auroient mieux aimé
qui se puisse.
Vu et admis à soutenance,
le 6 décembre 4904.
Le Doyen de la Faculté des Lettres
de l'Université de Paris.
A. Croiset.
Vu et permis d'imprimer :
Le Vice-Recteur de l'Académie de Paris,
L. LiARD.
TABLE DES MATIERES
Préface ix
BiBiAOGnAPHiE des principaux oavrages cités ou consultés . xi
INTRODUCTION
l'académie fkançaise.
tribunal de la ghammaire au dix-huitième siècle
CHAPITRE I
LA DISCUSSION DU PROGRAMME DU PURISME :
LE DÉBAT SUR LES OCCUPATIONS DE l'aCADÉMIE.
Observations sur les bons auteurs ou traité de grammaire ? — Pro-
jets de l'abbé de Saint-Pierre, Valincour, l'abbé Genest, Fénelon. — Les
opuscules de l'abbé de Dangeau. — Premiers commentaires gramma-
ticaux d'auteurs classiques : remarques sur le Quinte-Curce de
Vaugelas et VAthalie de Racine. — Le programme en dehors de
l'Académie 3i
CHAPITRE II
l'exécution du PROGRAMME : 1° LA GRAMMAIRE FRANÇAISE.
Tentative académique de 1740. — Principes généraux et principes
particuliers; difficultés dans les deux sens. — Influence de la grammaire
latine : les déclinaisons. — Excès et succès des novateurs. — La tradi-
tion grammaticale. — Compilation des règles. — Critique constitutive
et critique préservative : leurs principes. — Sort des principes parti-
culiers : la grammaire dans les dictionnaires 63
2^8 TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE III
l'exécution do programme : 2" les commentaires grammaticaux.
L'enseignement de la langue par les bons auteurs. — Épanouisse-
ment de l'entreprise des commentaires d'auteurs classiques. — L'abbé
d'Olivet, ses détracteurs et ses émules. — Voltaire commentateur de
Corneille ; antécédents et postérité. — Les commentaires de l'Académie.
■ — Résultats d'ensemble pour le dix-huitième siècle 92
CHAPITRE IV
l'esprit du programme : les variations de la doctrine de l'usage.
Tendances conservatrice et rationaliste de la grammaire au dix-
huitième siècle. — Déformation de la formule de Vaugelas. — L'usage
de la langue parlée : la ville et la société bourgeoise. — L'usage de la
langue écrite : les grands écrivains du siècle de Louis XIV. — Critique
de l'usage des bons auteurs : archaïsmes, négligences, hardiesses. —
L'usage grammatical : la tradition, la raison et l'analogie. . . 127
CHAPITRE V
les autbors commentés.
Originaux ou traducteurs?— Les classiques français du XVII"* siècle.
— Le choix des commentateurs : poètes, genres nobles, genres drama-
tiques. — La hiérarchie des talents : de Malherbe à Racine. — Les
classiques du XVIII™* siècle 168
CHAPITRE VI
LA COMPOSITION DES COMMENTAIRES.
Réimpressions des classiques français au dix-huitième siècle. — Com-
mentaires historiques et commentaires critiques. — Les Sentiments
de l'Académie sur le Cid. — Grammaire, poétique et rhétorique. —
Critique littéraire et critique grammaticale 2i3
Conclusion aSo
APPENDICES
APPENDICE I
Correspondance grammaticale de l'Académie française au dix-
huitième siècle 289
TABLE DES MATIERES Ù'jg
APPENDICE II
Quelques ouvrages grammaticaux dédiés ou présentés à l'Académie
française au dix-huitième siècle 244
APPENDICE m
Notes bibliographiques sur les commentaires grammaticaux
d'auteurs classiques rédigés au dix-huitième siècle 249
APPENDICE IV
Spécimens des comnientaires académiques a68
I.K UIGOT FRÈRES, IMI'RIMEUftS.
4
^
PC François, Alexis
2057 La grammaire du piirisme
F7
PLEASE DO NOT REMOVE
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY